Theodora, rêves de boss
Interview

Theodora, rêves de boss

À seulement 21 ans, Theodora a réussi à créer sa propre musique en mélangeant rap, pop, afro, chanson, et beaucoup d’autres genres. Pour la sortie de BAD BOY LOVESTORY, la boss lady raconte son parcours et sa musicalité.

Photographies : Brice Cassagn pour l’Abcdr du Son.

Dans sa musique comme dans sa manière de penser, Theodora semble se baser sur deux piliers : la confiance et la créativité. Une constante qui, à force de travail, semble commencer à payer. Le jour de notre rencontre, BAD BOY LOVESTORY, sa première vraie mixtape, n’est pas encore sortie. Pourtant, un réseau social nommé TikTok commence de son côté à faire exploser un de ses extraits :  « KONGOLESE SOUS BBL ». Petit tube en puissance aux sonorités bouyon, le morceau est monté depuis le moment de cette interview dans le top 10 du réseau social ainsi que dans les tops des plateformes de streaming et – plus improbable – a fini par entrer en diffusion sur Skyrock. Une première victoire pour Theodora qui, en toute indépendance, vient peut être d’agiter les tops de fin d’année avec son 13 titres à la fois fun, coloré, et travaillé. 

Derrière les sonorités rap, pop, afro ou même chanson de BAD BOY LOVESTORY se cache en effet l’exigence inlassable de Theodora et son frère (le producteur Jeez Suave) depuis deux ans. Une alchimie sonore déjà entraperçue sur leurs deux premiers EPs en 2023 qui prend une toute autre ampleur sur ce nouveau format long : encore plus poussée, ambitieuse, et variée, cette mixtape – réalisée avec d’autres compositeurs cette fois-ci – montre finalement que d’une base initialement liée au rap ou au moins à ses méthodes, Theodora peut faire à peu près tout ce qu’elle veut. Une capacité à s’inspirer de tous les genres pour raconter son histoire qu’elle a expliqué à l’Abcdr du Son le temps d’une heure. Entre amour du rap et désirs de repousser les limites sonores de sa musique.


Abcdr du Son : Ta musique mélange énormément de choses en général. Tu as grandi en écoutant différents styles ?

Theodora : J’ai écouté beaucoup de musique depuis que je suis petite parce que je suis passée par beaucoup d’endroits différents. Mes parents ont été réfugiés politiques, on a vécu en Suisse, en Grèce, au Congo, à La Réunion, puis à Bordeaux, Rennes et Saint-Denis. Et ça m’a vraiment impactée musicalement, parce que mon père avait le réflexe d’écouter la musique de chaque pays où on était à chaque fois. Donc il m’a inculqué cette culture d’écouter plein de choses différentes. 

A : Le reste de ta famille écoutait aussi de la musique ?

T : Oui, ma mère était fan de Koffi Olomide, elle m’a fait écouter tous les classiques de la musique congolaise, Mbilia Bel, Fally Ipupa, puis camerounaise, notamment Lady Pons. Et mon frère [le producteur Jeez Suave, ndlr] ça a toujours été le rap. Je suis très proche de lui, c’est mon meilleur ami, et j’écoutais tout ce qu’il écoutait. C’est pour ça que j’ai autant baigné dans ce genre. 

A : Tu te souviens des artistes que vous écoutiez ?

T : Le premier, ça devait être La Fouine quand j’avais six ans en arrivant en France. Il y a ensuite eu XV Barbar, ça m’a permis de faire des ponts et de découvrir PSO Thug, que j’ai beaucoup écouté. Et j’ai enchaîné avec Young Thug, Drake, The Weeknd. Mais mon père écoute aussi du rap. Il aime bien Green Montana par exemple. Ce n’est pas commun pour son âge. [rires] Globalement, j’ai toujours été 50% rap et 50% autres musiques dans ce que j’écoute. J’ai aussi découvert beaucoup de musique en regardant la télévision, ça m’a ouverte à plein de choses. Quand ça a été la mode du rock par exemple, je m’y suis intéressée grâce à ça. Mais la première artiste dont j’ai vraiment été fan, c’était Rihanna.

A : Est-ce que le fait d’avoir vécu dans des pays différents, ça a eu un impact sur ton ouverture musicale ?

T : Carrément. La Réunion par exemple m’a beaucoup marquée musicalement, c’est un des endroits où j’ai le plus senti que c’était quelque chose d’important. Pareil avec la Grèce : ils travaillent beaucoup avec des samples de voix là-bas, et les gens ne doivent pas le voir dans le travail qu’on fait avec mon frère, mais on s’inspire de ça. C’est un pays avec des chanteuses qui ont des vraies voix fortes, qui se font aussi souvent sampler. On a toujours eu envie de faire un morceau inspiré de la musique grecque actuelle, un peu à la Marina Satti. Mais on n’y est pas encore totalement arrivés.  

« Je me suis laissée un an pour essayer de faire quelque chose dans la musique. Et un mois avant les un an, “Le Paradis se trouve dans le 93” a fonctionné. »

A : Qu’est-ce qui fait qu’à un moment tu te lances dans la musique ?

T : J’ai toujours chanté et j’ai toujours dansé, depuis petite. Mon frère faisait des prods de rap avec un collectif et un jour il a une prod’ qu’il aime trop, sauf qu’elle n’est pas rap. Il vient me voir et il me dit : « Tu ne veux pas faire un son ? Franchement je te vois bien dessus. » Et j’ai répondu « Vas-y pourquoi pas. » On l’a fait, il y a eu des super bons retours, et je me suis rendue compte que j’aimais bien faire ça. Donc on a continué avec mon frère, et j’ai fini par réaliser que c’était ça que je voulais faire. 

A : En décembre 2022, tu te fais vraiment connaître avec le morceau “Le Paradis se trouve dans le 93”. Ça a été un déclic important pour toi ?

T : En fait, ça a plus été une confirmation. J’étais en classe prépa ENS à Vannes en Bretagne, ça se passait bien, j’avais des bonnes notes, mais je me faisais un peu chier. Je me disais que j’étais un peu en train de mettre de côté mon rêve de vivre de la musique, alors que j’avais la sensation que c’était possible. On se débrouillait et on faisait des petits festivals en Bretagne avec mon frère, mais je n’avais pas vraiment quelque chose qui me prouvait que ça pouvait devenir sérieux. J’ai finalement décidé de revenir sur ma décision, j’ai quitté ma prépa’ et on est partis tous les deux vivre à Saint-Denis. Je me suis alors laissée un an pour essayer de faire quelque chose dans la musique : si au bout de cette période il ne se passait rien, j’arrêtais. Et un mois avant les un an, « Le Paradis se trouve dans le 93 » a fonctionné. C’était le premier clip qu’on faisait pour de vrai, on s’était donné une chance et ça a pris. C’est vraiment ce morceau qui m’a fait me dire que je pouvais foncer là-dedans.

A : J’ai l’impression que tout est allé très vite après pour toi. Il y a eu un engouement vraiment rapide autour de tes deux premiers EPs.

T : Oui et non, parce que quand je sors mon premier EP [Lili Aux Paradis Artificiels, en mars 2023, ndlr] c’est vrai que ça prend bien et il y a de l’engouement. Quand je sors le deuxième quelques mois plus tard, il y a les émeutes autour du décès de Nahel au même moment. Et en voyant ça, avec mon équipe on prend le parti pris de se dire : « Les gars, il se passe un truc un peu plus important que notre musique. Venez, on en parle vite fait, mais on en fait pas un événement comme on pourrait le faire. » Parce qu’en vrai c’était un sujet qui nous touchait tous et à ce moment-là, on ne voulait pas être du côté de ceux qui font la promotion de leur musique au lieu d’être avec le peuple. Donc au moment de la sortie, le démarrage n’est pas fou. Mais il y avait des choses plus importantes. Quand j’ai travaillé sur BAD BOY LOVE STORY ensuite, j’ai eu un peu peur que les gens m’aient oublié. Mais ce qu’il se passe actuellement avec « KONGOLESE SOUS BBL » m’a rassuré, on est vraiment contents. Je ne m’y attendais pas franchement. On va voir ce qu’il se passe autour du projet.

A : Justement, comment est-ce que BAD BOY LOVESTORY est né ?

T : Au début, je voulais sortir un tome 3 de Lili Aux Paradis Artificiels dans la continuité de mes deux premiers EPs. Et au fur et à mesure de l’enregistrement, j’ai changé d’avis. Les deux premiers EPs montraient beaucoup mon côté émotionnel et intime, mais dans la vie je suis aussi une meuf ghetto, qui parle mal, qui aime les mauvais garçons, et j’avais envie d’avoir un projet qui me ressemble en étant proche de la personne que je suis au quotidien. C’était le but de BAD BOY LOVESTORY. J’avais aussi envie de réapprendre à m’amuser en faisant de la musique, faire quelque chose de moins triste parce que je l’étais moins, sans forcément mettre en avant ma solitude ou ma mélancolie. Et musicalement, je voulais que ça représente ce que je suis en tant qu’enfant de la diaspora. Ce sont d’ailleurs les premiers mots que j’ai mis dans les remerciements de la version CD : je viens un peu de nulle part, je suis née en Suisse, j’ai beaucoup bougé, il n’y a aucun endroit où j’ai vécu plus de 4 ans, donc j’avais besoin de faire un projet qui mélange toutes mes inspirations. J’en parlais récemment avec mon équipe : j’aurais pu appeler ce projet 21 plutôt que BAD BOY LOVE STORY, avec du recul. Parce que c’est la vie d’une meuf en banlieue qui essaye de s’en sortir, et qu’il y a plein de thématiques de meuf de 21 ans dedans. 

A : C’est la première fois que tu fais un format long. C’était quelque chose de nouveau ou de différent pour toi par rapport aux deux premiers EPs ?

T : Oui et c’était le gros pari, garder une identité ou un fil rouge. Au début je voulais que ça soit uniforme, mais au final je trouve que ça montre bien la palette de tout ce que j’aime et de tout ce que je veux faire. J’ai aussi dû m’ouvrir à d’autres compositeurs que mon frère, et ça m’a appris à travailler différemment. C’était un peu dur au début, mais j’ai pu rencontrer du monde. Et au final, ça m’a permis de vraiment savoir quelles étaient les racines de ma musique. J’ai vraiment pu mettre ça au clair dans ma tête avec BAD BOY LOVESTORY.  

« On m’a mis dans la catégorie rappeuse à un moment et j’ai voulu montrer que je savais faire beaucoup d’autres choses. Prouver aux gens que je pouvais faire de la pop, du rock.  »

T : Sur presque tous les morceaux, tu te surnommes Boss Lady. D’où est-ce que ce surnom t’es venu et pourquoi est-ce que tu le revendiques autant ?

T : J’ai toujours dit que j’étais un peu une boss girl pour rigoler et un jour, j’avais une session avec Implaccable, sauf que j’étais grave malade. Et là il me dit : « Comment ça t’es malade ? Depuis quand les meufs qui sont des boss sont malades ? » Je l’ai pris comme un sujet personnel, je suis arrivée au studio, et on a fait le morceau « BOSS LADY ». [rires] Au final, je me suis dit que ça me représentait bien. Et je crois que j’avais aussi besoin de clamer que je ne suis pas juste la meuf sexy que vous voyez ou la meuf avec une perruque rose aux allures de personnage de dessin animé. Il y a eu tellement de travail sur ces nouveaux morceaux que j’avais aussi envie de rappeler ça un morceau sur deux. 

A : Il y a un titre qui est particulièrement surprenant sur la mixtape, c’est « MON CASQUE ». Tu fais carrément du rock dessus.

T : Il a été fait très tôt dans la conception de BAD BOY LOVESTORY et il y a eu ce truc de… [elle réfléchit, ndlr] Je voulais prouver aux gens que je pouvais faire de la pop, du rock, d’autres musicalités, et que c’était trop réducteur de me caser dans la catégorie rappeuse. On me présentait comme ça à ce moment-là, et je voulais montrer que je faisais beaucoup d’autres choses. Aujourd’hui, mon avis a beaucoup changé là-dessus. Mais j’avais besoin d’appuyer là-dessus, en faisant des morceaux pop, rock. En vrai, j’ai plein de morceaux rock sur mon disque dur maintenant. Et j’en écoute aussi pas mal. Je passe par beaucoup de phases musicales durant lesquelles j’écoute des choses différentes. 

A : Tu parlais d’être présentée en tant que rappeuse. C’est toujours la question qui se pose avec toi. Tu es d’accord avec ça aujourd’hui ? 

T : À un moment, on me présentait en tant que rappeuse parce qu’on ne voulait pas me classer comme chanteuse. Et je me disais que c’était injuste pour les vrais rappeurs. Mais finalement je comprends pourquoi certains peuvent me classer là-dedans. Je pense quand même que je suis beaucoup plus hybride qu’une rappeuse dans ma musique. Moi, je définirais ce que je fais comme… de la musique noire. En vrai, tu vas avoir des inspirations R&B, des choses soul, afropop. Si les gens disent que c’est de la nouvelle pop, peut-être que c’est le meilleur terme. 

A : Tu as dit quelque chose d’intéressant en interview chez Konbini, c’est que peu importe les musiques vers lesquelles tu allais, le rap restait présent dans ta manière de faire les choses. Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

T : Je m’en suis rendu compte en étant au studio avec des rappeurs. J’utilise les mêmes techniques d’écriture qu’eux, je suis vraiment un bébé du rap. J’ai écouté beaucoup d’autres musiques et je chante, mais la première musique que j’ai écoutée et que j’écoute le plus dans ma vie, c’est vraiment le rap. Et dans mon processus de création, je suis très rap. Pareil dans mes thématiques et ma manière de les aborder. Je pense que c’est ce qui fait que les gens me classent en tant que rappeuse : parce qu’il n’y a pas tant que ça de chanteuses comme moi qui vont dire « je fume du shit en bas de ma cité » en chantant. 

 A : Oui c’est vrai que sur « FNG » en début de mixtape, tu chantes avec une voix hyper lyrique : « J’ai vesqui les bleus, les baqueux, du shit dans mon tote bag, beurk ».

T : [rires] En vrai, la musique c’est quand même quelque chose qui est très lié à ton environnement, qui reste marqué par l’endroit où tu évolues. Mon environnement est très proche de ce que raconte le rap, donc instinctivement, je fais pareil dans mes chansons. Et je suis vraiment contente de brandir ça comme un étendard : je ne suis pas rappeuse, mais je viens de ce milieu-là, et ce sont ces gens-là qui ont fait que j’existe aujourd’hui. Pas les gens de la pop, qui ne voudront probablement pas de moi. D’ailleurs, si tu regardes les producteurs de ma mixtape, ce sont beaucoup de gens issus du rap qui font autre chose avec moi. Et je suis allée vers eux parce qu’on est sensible aux mêmes musiques, on se comprend. Donc même quand on s’ouvre à d’autres musicalités, on a quand même le même rapport à la musique et à la manière d’en faire. 

« Plus le temps avance, plus les gens écoutent vraiment des choses différentes. Et ça veut dire qu’il va y avoir de plus en plus de place pour des artistes hybrides comme moi.  »

A : Je me disais tout à l’heure que dans ce que tu fais, tu ne samples pas des morceaux mais des genres musicaux. 

T : C’est marrant, je n’avais jamais vu ça comme ça. C’est peut être vrai ! Je pense que c’est aussi un peu le cas finalement. Parce que quand j’ai travaillé le projet je me disais : « Ok, cette musicalité, je la fais comme ça. » C’est vrai que j’utilise ça un peu comme un sample parce que je ne respecte pas non plus totalement les codes de ces musicalités. Le but n’était pas de faire des copier-coller. 

A : C’est facile pour toi de passer d’un genre à l’autre ?

T : Je crois que c’est un peu instinctif. Ça dépend de si j’ai pu vraiment écouter le genre, eu le temps de m’en imprégner ou pas. J’ai quand même écouté pas mal de pop donc il y a pas mal de codes que j’ai intégrés et que j’arrive à ressortir quand je fais ce type de morceaux. Mais ce n’est pas tout le temps le cas. J’ai, par exemple, enregistré par le passé des morceaux rock, et quand je les réécoute, il n’y a pas du tout les codes du rock. Et c’est pour ça qu’un morceau n’est pas bien parfois, il y a des musiques qui ont besoin d’avoir certains de leurs codes identifiés pour que ça fonctionne. C’est pareil avec la voix d’ailleurs : les différentes voix que tu peux faire en tant que personne, c’est tellement vaste que ça me semble logique de la changer en fonction du genre musical que je fais. Quand je pose, je fais énormément de prises. Je peux en faire 120 pour un refrain juste parce que sur les 120, il y en aura 110 qui seront les mêmes, et 10 à la fin avec une nouvelle voix que je n’avais jamais faite auparavant. Et je trouve ça grave cool. Je me laisse le temps de trouver des nouvelles voix en fonction des genres que je fais. 

A : Donc finalement, tu n’as pas peur que les gens aient du mal à te classer ?

T : Non, parce que je trouve que ça va dans le sens de la mondialisation de la musique. Plus le temps avance, plus les gens écoutent vraiment des choses différentes. Et ça veut dire qu’il va y avoir de plus en plus de place pour des artistes comme moi qui sont hybrides, et qui jouent avec plusieurs genres musicaux. C’est fou de le dire comme ça, mais j’aurais adoré avoir une artiste comme moi plus jeune. C’est-à-dire une artiste où j’aurais pu me dire : « Est-ce qu’elle va sortir un morceau rock ? C’est quand qu’elle refait un morceau rap ? » J’ai vraiment senti que les gens étaient grave contents que je passe du tout-au-tout dans ma musique. C’était un peu ma peur au début et en fait ça a été bien reçu. Et ça permet de montrer aux gens que tu es un peu humaine et pas qu’une bimbo sexy, quelqu’un qui est aussi triste ou qui a aussi des problèmes, comme la plupart des gens de 20 ans. Le fait de passer d’une musique à une autre et d’un sujet à un autre, ça fait que les gens t’humanisent aussi au final. 

Merci à l’hôtel La Petite Rosa pour leur accueil.  

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