Le laboratoire de Bricksy & 3G
Interview

Le laboratoire de Bricksy & 3G

Artisans de la plugg sur Soundcloud depuis des années, Bricksy et 3G sont devenus des acteurs majeurs de l’underground français. Entretien avec un duo dynamique de beatmakers aux idées larges.

Photographie à la une : Rawboy2k
Photographies n°2 & 3 : Sophie Hugues

Bientôt dix piges – mine de rien – que Bricksy & 3G peaufinent un art consommé de la mélodie, et arrosent de packs d’instrus toute une section du multivers complexe que l’underground rap international est aujourd’hui devenu. Pluggé à Paris comme à Lyon, Philly ou Montréal, c’est depuis son laboratoire bordelais que le duo cuisine un son toujours légèrement en avance sur la concurrence, toujours l’oreille posée sur le pouls d’Atlanta, de Chicago, de Detroit, et de qui sait où d’autre, là où une nouvelle wave se prépare sans doute déjà. Créativité débordante donc, et hustle à l’américaine pour ces deux producteurs de la Belle Endormie qui, non contents d’apporter leur pierre à l’édifice du renouvellement sonore ultrarapide des musiques hip-hop en France, construisent également à leur échelle un modèle économique et quelque chose comme une image de marque.

Modèle familial avant tout : PNL a laissé sa marque indélébile, et pour celles et ceux qui l’auraient oublié, c’est toujours la mif d’abord. Pour Bricksy et 3G, ce mantra se traduit par une éthique de travail en cercle restreint, et les voix qu’on entend sur leurs productions sont souvent celles de proches, d’amis de longue date que l’on retrouve autour d’une table aussi souvent qu’au studio. Il y a, dans l’énergie que les deux frères d’armes semblent catalyser autour d’eux, quelque chose de profondément enthousiasmant. Parmi les visages qui gravitent autour d’eux, quelques têtes de plus en plus identifiées : La Fève et H Jeune Crack, sans oublier BabySolo33 en représentante de Bordeaux Sud. Parmi les accents qu’on entend sur leur rythmiques, le Français du Québec et l’anglais traînant d’Atlanta. Puis, irrémédiablement, l’argot des tranchées du 33.

Ils ont accordé à l’Abcdr ces presque deux heures de conversation, qui se veulent à la fois l’instantané d’un moment dans la timeline du rap (à Bordeaux, en France et sur le nuage) et l’esquisse d’un plan de route qui, toujours avec les mêmes sur le siège arrière, semble faire l’aller-retour constant entre les bords de la Garonne et l’autre rive de l’Atlantique.


Abcdr du son : Sur quel style de musique avez-vous grandi ? Quelles sont vos premières émotions musicales ?

Bricksy : Moi, j’ai grandi avec beaucoup de rap, du hip-hop, de la soul, du reggae… Du jazz, beaucoup de jazz, du blues. C’est grâce à la culture musicale de mon père que j’ai pu grandir dans cet environnement-là. C’était assez varié, et souvent de bons artistes aussi, donc ça m’a mis de bonnes références.

A  C’est directement le rap qui t’a accroché ?

B : Non, j’écoutais autant IAM que Tiken Jah Fakoly, et même du Neil Young, vraiment de tout.

3G : Moi, c’est un peu pareil, c’est mon père qui m’a transmis un certain héritage musical et culturel. Ce qui est cool aussi entre Bricks et moi, c’est qu’on a baigné dans des musiques différentes. Mon père, c’est beaucoup plus rock, new wave, cold wave, rock psyché, beaucoup de punk… Il participait à une radio pirate quand il était plus jeune, ça s’appelait Radio 100, les locaux étaient rue de la Merci à Bordeaux. Moi, c’est un truc qui m’a beaucoup parlé. Je me souviens que j’ai été matrixé très jeune par Jimi Hendrix, Johnny Thunder… Des personnages ! Ça, c’était chez moi, mais c’est dehors que j’ai découvert le rap. Chez moi, à part à la télé, ça n’existait pas trop.

A : C’est drôle que tu ne te sois pas mis au rock, du coup.

3G : C’est aussi qu’aujourd’hui, ça n’existe plus. Ce qu’on vit, ce qu’on fait aujourd’hui, j’ai toujours vu ça comme ce que vivaient ou faisaient les gens qui faisaient du punk à l’époque du punk. Ce n’est pas le style de musique, c’est l’intention.

A : Vous avez un souvenir de la première prod que vous avez entendue et qui vous a fait vous dire : « je veux faire ce truc » ?

B : Je pense que c’est juste après avoir découvert Chief Keef, et au moment où j’ai découvert tout le mouvement plugg, MexikoDro et tous ces producteurs là, et à l’oreille ça me paraissait hyper complexe, avec des choses qui ne se faisaient pas forcément beaucoup à ce moment là, des accords assez mélancoliques.

3G : Des mélodies avec des variations, tout ça.

B : Des trucs spacieux. Et je me disais : » mais si eux le font alors qu’ils n’ont aucun background musical, aucune formation particulière, je peux le faire aussi. » Ça m’a grave motivé.

3G : Moi, je pensais à des sons. Il y a « Bando » de Migos qui m’a choqué à l’époque, c’était comme si une porte s’ouvrait. Il y a aussi eu les « Cook-up » de Zaytoven. De voir quelqu’un le faire comme ça, ça m’a montré que c’était possible.

B : Je pense que c’est aussi le fait de proposer quelque chose de différent, niveau couleur musicale. « Bando » par exemple, c’est une de mes prods préférées de toute l’histoire de la musique. Quand je l’ai écoutée, comme 3G, j’ai ressenti un truc que je n’avais jamais ressenti auparavant. Tu te dis qu’en fait, ce n’est pas obligé d’être sombre, ça peut être totalement joyeux, loufoque presque.

3G : Ce sont des déclencheurs, mais après, il y avait tout un environnement. Même si on avait des âges différents, je pense qu’on a vécu à peu près de la même manière l’époque 2011-2012.

A : Une autre de vos matrices, c’est Soundcloud. Quel rôle a joué cette plateforme dans votre apprentissage ? Et plus généralement, quels souvenirs gardez vous de cette période ?

3G : Des souvenirs magnifiques !

B : Oui, c’était une belle époque. Grâce à l’existence de cette plateforme, les gens ont pu sortir toute sorte de musique, librement, sans aucune forme de préjugé ou de jugement. Chacun faisait ce qu’il voulait, donc il y avait vraiment de tout, autant de la plugg hyper niche que de l’électro… Tu pouvais tout trouver.

3G : Quand ça a commencé, c’était vraiment la naissance d’une scène, donc c’était hyper actif, il y avait beaucoup de ponts qui se faisaient, ça n’avait rien à voir avec maintenant.

B : On a grave connecté avec des gens grâce à Soundcloud, ça a joué à ce niveau là. On a pu rencontrer des beatmakers, des artistes…

3G : Il y a ce fameux décalage entre la France et les États-Unis, qui à l’époque était encore assez conséquent. Donc ce dont on a été témoins en tant qu’auditeurs, on l’a ensuite vécu en France en direct. Ça, c’était vraiment chouette. Après, c’est comme dans n’importe quel truc, dès lors qu’il n’y a aucune considération d’argent ou de contrat, que personne ne cherche à en vivre, que personne ne cherche à connecter avec un tel par intérêt, ça n’a plus rien à voir.

A : En termes de sonorités, qu’est-ce que ça vous évoque, cette époque là ?

3G : La plugg, principalement. Mais pas la plugg dont tout le monde parle depuis deux ans. Je te parle d’une époque entre 2015 et 2016, les premiers trucs de Diego Money avec MexikoDro, les collaborations entre Kodak Black et Humble Haitian… Il y a certains morceaux de 3 minutes qui nous ont tellement traumatisés, et qui ont été tellement importants dans notre parcours. C’est des eras en fait. Il y a eu tellement d’eras Soundcloud à un moment, ça s’est enchaîné. Avant ça, il y a eu tout le truc Raider Klan, que je me suis pris de fou

B : Moi aussi, à fond, Yung Simmie et tout ça…

A : Ce qui ressort, c’est un sentiment de diversité et de liberté ?

3G : Oui, et puis la réinterprétation de certains codes issus d’une musique qu’on écoutait aussi, celle d’Atlanta, de Memphis de Houston, de plein d’endroits…

« Grâce à Soundcloud, les gens ont pu sortir toute sorte de musique, librement, sans aucune forme de préjugé ou de jugement. »

A : C’est aussi via cette plateforme que vous vous connectez, et que vous commencez à échanger. Quelles sont les influences sur lesquelles vous vous retrouvez ?

B : C’est la plugg, hein. La plugg, et les sons de Chicago, d’Atlanta et tout ça.

3G : Toute la nouvelle wave qui arrivait depuis 2011-2012, on l’a prise un peu de la même manière, et on avait aimé les mêmes choses.

B : Là, on parle beaucoup de la plugg, mais il y a eu une grosse période sur laquelle on s’est pris le son de Chicago et tout ça. On l’a saigné, on a écouté ça à fond.

3G : C’est toujours le cas maintenant, mais à l’époque on était vraiment des fanatiques de ça.

B : Quand la plugg est arrivée, c’était un peu la continuation de ça, avec quelque chose d’un peu plus moderne, plus frais que ce qu’on avait l’habitude d’écouter à l’époque.

3G : C’est aussi arrivé à un moment où la scène de Chicago se calmait, où elle était moins prolifique qu’à l’époque. Ce sont vraiment des ères. Ce qui est cool, c’est qu’on a aimé des choses en commun, Waka Flocka ou Gucci Mane par exemple, mais il y a d’autres choses sur lesquelles on se retrouve des années plus tard, et on se dit « ah, mais toi aussi t’écoutais ça à l’époque ? » Des artistes comme French Montana, Curren$y…

A : Lors de la soirée Gather Up! qui a eu lieu en octobre 2022, vous êtes apparus sur un plateau qui réunissait de nombreux rappeurs influencés par le rap de Detroit, y compris l’un des tauliers de la scène en la personne de BandGang LonnieBands. Vous pouvez revenir sur l’influence de Detroit sur votre musique ?

3G : L’arrivée de Detroit, c’était un peu comme les débuts de la plugg. À l’époque, j’écoutais vite fait des mecs comme Dex Osama, qui s’est fait assassiner assez jeune. J’avais l’œil sur le sous-label que Chief Keef avait ouvert là-bas, sur lequel il avait signé Snap Dogg et Rocaine. Je voyais de loin, mais quand tu découvres ça, au début, c’est difficile d’accès, ce sont des codes très spécifiques. Ensuite, quand on traînait déjà ensemble avec Bricksy, ça a été Shoreline Mafia, un groupe de LA mais dont les sonorités sont assez proches de Detroit, et qui nous a ouvert sur cette musique. Ensuite, les premiers sons qu’on a torchés, c’étaient Drego & Beno, BabyTron, Babyface Ray, on s’est envoyés à ça ! On a découvert une scène qui nous parlait en tous points, autant dans l’utilisation des samples que dans les rythmiques.

B : On a énormément écouté ces artistes, on en écoute encore, c’est donc naturellement qu’on s’est mis à en faire.

A : Vous êtes très influencés par les États-Unis, mais quelles sont vos références côté musique francophone ?

B : Mon père m’a mis dans IAM assez jeune, il m’a vraiment plongé dedans, c’est un groupe que j’ai beaucoup beaucoup écouté. Ensuite, un peu plus tard, je me suis vraiment pris Kaaris, et V.U.E de 13 Block. Je trouvais ça vraiment fou que des mecs arrivent à ramener le son de Chicago en France, et à le faire de manière aussi singulière. Plus récemment, la plus grosse claque que j’ai prise, ç’a été PNL. Leur deux premiers albums sont des classiques. C’est tellement significatif d’un temps, d’une époque, de souvenirs… C’est un groupe qui nous rappelle des périodes, des moments de vie, c’est ça que je trouve fort dans leur musique. J’écoutais aussi pas mal 667 au tout début, Vieilles merdes vol.3, il y avait vraiment des trucs énervés, que ce soit au niveau de la production ou de l’ambiance. Et plus récemment, j’écoute pas mal Gips, dans ce genre là c’est un des mecs les plus talentueux.

3G : Dans ma famille, ça n’écoutait pas énormément de musique française, même s’il y a un artiste pour qui j’ai beaucoup d’affection : Joe Dassin. Je kiffe de fou, c’est un de mes artistes préférés je pense. J’ai aussi entendu des artistes des années 80 comme Bashung ou Barbara, via ma grande sœur. Mais très rapidement, moi, ç’a été le rap, des trucs que je découvrais soit à la télé soit dehors avec mes potes. Mes premiers souvenirs, ce sont 113, Rohff, La Brigade, la Mafia K’1 Fry. Parmi les premiers CDs que j’ai eus, il y avait La cerise sur le ghetto et un album de Manu Key. J’ai aussi eu une grosse période Mister You autour de 2010, Arrête You si tu peuxLa rue pue la prison… J’ai aussi grave écouté Alpha 5.20, « La vie de rêve » de 3ème Oeil… Je n’ai pas écouté tous les classiques du rap français, mais il y a énormément de choses qui m’ont marqué et influencé. Après, il y a eu un creux, une fois que j’ai découvert les scènes d’Atlanta et de Chicago je me suis mis à écouter à 90 % de la musique américaine. J’écoutais un peu Alkpote, Les marches de l’empereur, et je redécouvrais l’Unité 2 Feu. Mais le truc qui m’a vraiment mis une baffe, c’est PNL. Leur tout premier projet, celui avec le coeur en billets [Que La Famille, ndlr], et le suivant, ce sont parmi les plus grosses claques musicales que j’ai prises dans ma vie. Il y a aussi toute la scène de Marseille que je me suis pris ces dernières années, Jul, Naps à l’époque, Khalif Hardcore, puis Sasso et L’Allemand à Lyon, et par extension des mecs du Nord comme Gips, qui est peut-être l’artiste français qu’on écoute le plus avec Bricksy en ce moment.

A : Sur l’album UP !, on sent également certaines influences drill, et même britanniques au sens large, vous pouvez revenir dessus ?

3G : C’était une époque où on écoutait beaucoup de sample drill, sur SoundCloud, à un moment il y a eu une wave, des artistes comme Dee Aura ou Shawny Bin Laden. Mais ça, c’était plus New York. Londres, nous on ne s’est jamais vraiment pris, on écoutait davantage . On a côtoyé des gens qui se le sont pris énervé, donc on l’a subi [Bricksy rigole]. Mais c’est cool tu vois, j’aime bien écouter de la musique que je ne serais pas allé écouter de moi-même. Mais un mec comme Floki, avec qui on est souvent, il s’est buté à ça. Nous nos influences, c’est plus la sample drill. C’est un truc qu’on avait développé avec 8ruki, qui kiffait ce son là. Mais le versant UK, c’est une influence que nous n’avons pas trop.

B : Par contre, sur le côté UK, je voulais mentionner le collectif AF1, qui regroupe des artistes parmi lesquels tu vas trouver Papo2004, avec qui on a fait un morceau. Ce sont des mecs qui sont grave dans ce délire là. Ils sont influencés par la drill, mais ils utilisent des drums hyper différents qui se rapprochent parfois de l’électro ou de la jungle, voire de la dub. J’ai grave écouté ces mecs là.

3G : En revanche, même la grime, des mecs comme Dizzee Rascal, je connais de nom, mais je n’ai jamais écouté. Niveau musique électronique nos références, ce sont plus des mecs comme DJ Paypal, qui est un peu l’ancêtre de la jersey de maintenant.

B : Il y a aussi une scène jersey qui se développe à fond sur SoundCloud, avec une productrice qui s’appelle Lil Snatch. Elle fait des sons jersey, mais c’est une nouvelle passe, avec beaucoup de samples, moins clean que les morceaux mainstream. C’est vraiment underground à fond.

3G : Moi, l’Angleterre, ça m’évoque plus les disques de rock de mon père, pour moi c’était ça l’âge d’or, et ensuite j’ai décroché.

A : Bricksy, dans les premiers projets que tu publiais sur SoundCloud sous le nom de BricksPlugz, on perçoit aussi l’influence des jeux vidéo, c’est quelque chose qui nourrit toujours ta créativité ?

B : Tu penses à un projet que j’avais fait avec SIM Card, qui fait partie d’Odd World, le collectif que l’on vient de créer. On a sorti ce projet, qui était juste instrumental. Il y a des références aux jeux vidéo, c’est vrai, mais on ne se posait pas trop de questions, c’est quelque chose qu’on a fait dans l’instantané. Ce n’était que de la musique brute et spontanée. C’est lui qui l’avait fait la cover, sur laquelle on retrouve des références à Mario. Moi, je suis ausi un gros gros geek des jeux de FromSoftware, BloodborneDark SoulsElden Ring, tout ça. Je me suis pris Dark Souls il y a quatre ou cinq ans et je ne vais pas te mentir, ça m’a un peu rendu fou ! Ça a été une grosse inspi, et il y a plein de sons qui sont sortis, avec Floki et d’autres, où tu peux retrouver des samples de Dark Souls II. Ce sont des sonorités qui s’accompagnent aussi d’un univers visuel, c’est un tout !

A : On a souvent voulu rapprocher votre musique de scènes comme l’hyperpop ou la new wave, ce sont des termes dans lesquels vous vous retrouvez ?

3G : En vrai, l’hyperpop, non… À part sebii à un moment, qui était passé à l’avant-dernière Rêve Party à Paris. C’est un gars qu’on avait bien kiffé, mais sinon, pas plus que ça. Ça n’est même pas quelque chose dont je me sens légitime de parler d’une quelconque manière, parce que ce n’est pas un monde que je connais. Mais ici en France, les gens ont tendance à paniquer et à tout mettre dans le même panier. Pour moi, c’est un énième faux débat. « New wave », ça veut dire ce que ça veut dire. À chaque nouvelle génération, il y a des new waves, ce n’est pas un style musical. En 2010, les sonorités d’A$AP Rocky, c’était la new wave, comme en 1990 la musique d’untel ou d’untel, c’était la new wave. Pour moi, ça n’a juste pas de sens. Nous on est dans le rap, on est hip-hop, c’est notre truc. On n’est pas là à jouer sur les mots, on ne fait pas de l’électro, on ne fait pas du rock. C’est pour ça aussi qu’on s’est détachés de plein de branches de la « new wave ». Autant on est des gens ultra ouverts musicalement, autant il y a des trucs qui ne nous parlent pas. Il y a plein de trucs qui sont maintenant dans le champ du rap et du hip-hop alors que ça n’en est juste pas. Il y a des morceaux hyper électroniques, ou des sons carrément rock, qui se retrouvent dans des playlists rap.

B : Et c’est pas mal de dire que ce n’est pas du rap.

3G : Oui, ce n’est même pas une question de bonne ou de mauvaise musique.

3G : Il y a certains artistes qui sont sur une certaine scène au sein de laquelle ils vont être considérés et respectés, alors que s’ils étaient dans la scène à laquelle ils appartiennent, ce serait une tout autre histoire. Si tu fais un truc hyper électro et que des gens qui sont auditeurs de rap d’habitude écoutent ça, ils vont trouver ça incroyable. Mais si tu te retrouves dans la vraie scène, la musique que tu fais n’est plus si intéressante que ça. Plein de gens en profitent, intentionnellement ou non.

A : C’est aussi aux journalistes de faire ce travail de définition, d’élaborer des catégories plus précises…

3G : Bien d’accord ! C’est un truc qui est vraiment important à nos yeux. Aujourd’hui dans la musique, il n’y a plus personne qui est vraiment journaliste. Il y a des gens qui ont des médias, qui ont créé des choses, qui parlent de musique, mais ce ne sont pas des journalistes. C’est un métier, journaliste ! Là où le bât blesse pour les médias aujourd’hui, c’est que soit tu fais un travail où tu ne commences pas à essayer de catégoriser les choses soit, si c’est ce que tu veux faire, tu fais le travail de documentation qui est nécessaire. Nous, quand on a été appelés pour parler de la plugg, ou pour participer à des vidéos sur ce sujet là, des fois on avait envie de dire au mec : « t’es journaliste, si tu tapes « plugg music » sur Google, y’a des articles de 2016 sur The Fader qui sont hyper détaillés, ça prend dix minutes à lire ! »

B : Le pire, c’est que derrière il y a de vraies répercussions. Ça crée une forme de désinformation auprès du public, parce que les gens écoutent ce que disent certains médias et le prennent comme quelque chose de véridique, de fondé.

3G : Mais après, c’est l’enfer hein ! Avant de faire des prods, j’écrivais un peu sur le site Swamp Diggers, j’avais un autre alias à l’époque. J’ai fait des articles sur Bankroll Fresh, sur Black Kray… J’écrivais sous le pseudo de David Kleinfeld, la balance dans « L’impasse », je me disais qu’être journaliste, c’est un peu comme être une balance ! Et du coup, je me suis rendu compte que c’est un enfer. En faire assez pour avoir de la personnalité dans son écriture sans être gênant, c’est ça le plus dur. Un mec comme Pure Baking Soda, j’ai toujours lu ses textes en me disant, lui il a le truc, il sait faire. Il a eu un énorme rôle dans ma vie, dès qu’il y avait un truc qui me plaisait aux States, je le voyais écrire un article, il m’en disait plus dessus… D’ailleurs, Bricksy a un livre dans lequel il a écrit.

B : Oui, c’est Trap, qui est sorti chez Audimat Éditions. C’était la première fois que je lisais quelque chose comme ça sur le rap, sur papier, dans un format physique. Quelque chose de bien écrit, qui parle de vraies références, avec les bons mots, ce qui n’est pas évident surtout quand tu n’es pas musicien ou artiste.

A : Il y a aussi quelque chose qui est de l’ordre de l’effet de mode…

3G : Totalement, surtout que le « game » des médias et de l’industrie a besoin de ce truc là pour fonctionner.

B : Ce qui fait vendre aujourd’hui, c’est quand tu vas dire « la jersey arrive », « le nouvel artiste new jazz »…

3G : L’autre jour sur Twitter, on voyait « HoodTrap » . C’est trop rapide, ça ne veut plus rien dire ça n’a aucun sens. Il y a des artistes – et c’est véridique hein ! –  il y a des artistes qui vont voir un nouveau style, admettons la new jazz, ils bossent un projet new jazz, et le temps qu’ils le sortent,  c’est déjà plus la mode !

B : Eh oui, maintenant c’est la HoodTrap, t’es à la ramasse (rires)

3G : C’est un de nos mantras avec Bricks : si tu suis quelque chose, tu seras toujours derrière, c’est logique.

A : Pour tenter un autre anglicisme : est-ce que vous vous identifiez dans la notion d’underground ?

B : Plus maintenant, même si c’est quelque chose auquel on sera toujours attaché, on a beaucoup d’amour pour ça.

3G : C’est cyclique, tu ne vas pas avoir des mecs dans leur deuxième partie de vingtaine qui sont dans l’underground, ce sont les petits jeunes qui font leur truc, il faut laisser la place ! Même nous, on aspire à d’autres choses, en vivre par exemple. On n’est pas avides, mais on aime l’argent comme tout le monde. On n’est pas aux Etats-Unis, où le marché est différent et où tu peux être un artiste underground et en vivre très bien toute ta vie.

B : En France, c’est impossible de vivre de sa musique en étant underground.

A : Du coup, hors de ces catégories, si vous deviez définir votre style ?

3G : Unique, hein !

B : Unique et riche. Si tu écoutes notre discographie, il n’y a pas qu’un seul style. Et quand on fait des trucs différents, on le fait parce que ça nous plaît et que ça nous tient à coeur.

3G : Il y a six mois, on a sorti un projet qui s’appelle Third Man Syndrome avec Mako, un autre membre de notre collectif. C’est un gars originaire des Landes, qu’on a rencontré à Bordeaux et avec qui on fait du son depuis un petit moment. Il est beaucoup plus dans les instruments, il a une formation musicale, il travaille avec des supers musiciens. Avec lui, on a fait un projet dans une veine complètement différente, qui n’est pas du tout rap, et qu’on a sorti comme ça. Typiquement, ça nous a pris des dizaines d’heure, et ça ne nous bénéficie en rien. On le fait parce qu’on l’aime, on l’a sorti sans forcément dire que c’était nous, on a créé un profil Spotify à part…

« À chaque nouvelle génération, il y a des new waves, ce n’est pas un style musical. »

A : La premiere fois que vous avez collaboré, c’était via $ouley? 

3G : Bricksy t’en parlera mieux que moi, mais effectivement, c’est $ouley le premier contact que j’ai eu de leur bande. À l’époque, ils avaient une bande…

B : C’était vers 2015-2016, il y avait toute une petite bande qui s’était formée sur Bordeaux, avec mon frère Lil Guwop$ouleyRaaash qui était sur Bordeaux à l’époque, Floki qui rappait sous un autre nom, MH qui est arrivé un peu après… Ces gens-là se rassemblaient, ils allaient à l’Apple Store à Bordeaux, et ils s’enregistraient sur des prods. Déjà à l’époque, c’était des choses hyper éclectiques, des prods de Terio, par exemple.

3G : Terio, c’est un producteur de Soundcloud qui date d’avant la période plugg. Il a produit pour Lil B notamment. C’est ce genre de prods là qui les ont influencés.

B : C’est surtout $ouley qui a ramené ça, c’est un fanatique de musique, il est hyper éclectique et il a une connaissance musicale incroyable. Et du coup, ils se retrouvaient, ils étaient tout jeunes, ils devaient avoir 14 ou 15 ans, et ils s’enregistraient à l’Apple Store, avec des écouteurs. Ensuite, plus tard, j’ai commencé à les enregistrer au studio à Bergonié [un quartier de Bordeaux, le long de la ligne B du tramway, NDLR]. Donc, il y avait cette bande là, et par la suite 3G a contacté $ouley.

3G : Moi, à l’époque, je vivais à Bruxelles et je faisais mes études, je bossais dans un centre d’art contemporain. Je commençais à faire des prods, mais j’étais nul ! Je n’étais même pas sur Ableton, je ne connaissais pas FL Studio. J’avais acheté une boîte à rythmes après avoir vu les vidéos de Zaytoven, je voulais faire pareil que lui ! Je les avais repérés via les réseaux, parce qu’ils faisaient du bruit à l’époque, c’étaient les petits de la ville qui étaient à la pointe. C’est les premiers mecs en France qui faisaient de la plugg !

B : Raaaash et $ouley, principalement. On avait organisé un open mic à Bergonié, au centre de l’Argonne, on avait ramené tellement de monde, et les gens étaient cloués.

3G : Lil Guwop faisait des 1000 écoutes sur Soundcloud à quatorze ans, c’était beaucoup à l’époque. Du coup, j’ai connecté avec $ouley, on a échangé par message, et c’est par ce biais là que j’ai rencontré Bricksy. On a collaboré une première fois à distance, sans s’être rencontrés. Je lui ai envoyé un pattern de drums, le truc que personne ne fait ! Ensuite, on s’est rencontrés à Bègles chez 6PA.

A : Est-ce qu’il y a eu un moment où vous avez décidé de formaliser votre duo, de former une entité ?

3G : On ne se l’est jamais dit, ça s’est fait naturellement. C’est surtout ce que les gens nous ont renvoyé, quand ils ont commencé à nous considérer comme tels. On ne s’est jamais posés en se disant « vas-y, on va faire un duo de beatmakers ». Je pense aussi que c’est pour ça qu’on s’appelle comme ça, et qu’on n’a pas un nom de groupe. Bricksy peut faire des trucs de son côté, moi aussi…

B : On s’est aussi rendu compte de la difficulté de faire le truc en solo, donc on a regroupé nos efforts.

A : Qu’est-ce que ça change d’être en duo ?

B : Tout !

3G : On s’en est rendu compte en côtoyant énormément de beatmakers qui sont un peu comme nous, qui veulent en vivre et évoluer là dedans. Niveau motivation, inspiration, ça nous aide énormément. Là où je m’en rends compte, c’est quand les gens nous demandent « comment vous faites quand vous n’avez pas d’inspiration, ou quand vous n’avez pas envie ? » Nous, c’est des trucs qui ne nous arrivent même pas vraiment. On va avoir des périodes de doute, c’est sûr, mais il suffit qu’on se voie et qu’on fasse du son, et ça avance.

A : Est-ce qu’il y a des aspects sur lesquels l’un d’entre vous va être plus spécialiste que l’autre ?

3G : Globalement, j’ai toujours considéré que Bricks était plus spécialiste que moi en tout ! Même quand on s’est rencontrés, il avait un niveau déjà plus avancé que moi. Parler de niveau en musique, c’est un peu con, mais en terme de maîtrise des logiciels.

B : Il y a eu un moment où je ne me suis consacré qu’à ça, je ne faisais rien d’autre. Les gens allaient à la fac, ou ils taffaient, moi j’étais full là dedans. C’est que du try hard ! En vrai, c’est ça depuis huit ans.

3G : Avant de rencontrer Bricks, ce n’était même pas concevable pour moi de composer quelque chose, je ne faisais que du sample. Je me disais que je n’avais pas fait de musique, que je ne savais pas jouer d’un instrument… Et quand je l’ai vu, ça m’a fait le même effet que ce dont il te parlait tout à l’heure avec les mecs de la plugg qui composaient des mélodies. En écoutant ses prods de l’époque, je me disais, « mais c’est une dinguerie ! Tu fais pas de piano toi ? T’es sûr que tu ne fais pas de piano ? » Et après, c’est en le voyant faire physiquement que j’ai commencé à m’y mettre aussi.

A : Est-ce qu’il y a une qualité artistique qui vous impressionne chez l’autre ?

3G : Moi, il m’impressionne grave sur les mélodies, sur le piano. Notamment sur les prods qu’on aime faire, inspiration Zaytoven et tout ça. Son côté musicien, mais où ce n’est pas de la musique apprise. C’est de la musique ressentie, instinctive, avec des notes qui seraient fausses toutes seules mais qui sonnent bien dans l’ensemble. Ça, ça m’impressionne souvent.

B : Moi, des fois, j’ai l’impression de m’enfermer dans quelque chose de répétitif, de faire un peu tout le temps la même chose. Lui va arriver avec une manière d’aborder le truc et de placer certains éléments rythmiques à laquelle je n’aurais jamais pensé. Moi je me serais dit « non, ça ne va pas rendre bien » et lui, je le vois faire et… c’est énervé, tu vois ! C’est vraiment une question de vision, c’est le fait d’avoir deux cerveaux différents et d’arriver chacun avec nos références qui fait notre force.

A : Question lifestyle : sur Instagram, on vous voit régulièrement en train de cuisiner et de festoyer. Vous voyez une analogie entre le fait de faire la cuisine et la composition musicale ?

B : C’est 3G qui m’a mis là dedans, avant de le rencontrer, je ne me motivais pas autant à cuisiner. Quand je l’ai rencontré, j’allais faire des sessions chez lui, et il faisait toujours des trucs à graille le soir, moi je me disais « ah ouais pas mal », et je refaisais les recettes chez moi.

3G : Comme moi je le voyais faire des prods alors qu’il n’avait pas de formation de musicien ! Il m’a vu faire alors que je n’avais pas de formation en cuisine, il s’y est mis, et depuis on ne fait que manger hyper bien. Et les moments où on fait de la musique sont souvent reliés à des moments où on a très bien mangé, que ce soit quelque chose qu’on a préparé ou qu’on a mangé ailleurs.

A : Vous pensez à un plat particulièrement mémorable ?

B : Le plat le plus mémorable que j’aie mangé, c’est les lasagnes qu’on a faites la dernière fois au séminaire, avec nemo et toute l’équipe. C’était quelque chose qu’on a fait avec nos mains, qu’on a produit, et c’était incroyable, digne des plus grands restaurants italiens.

A : Et une prod qui vous a marqués ?

3G : C’est tellement dur, des prods on a dû en faire 3000. Mais récemment, il y a eu celle du morceau « Tranchées » de Floki, sur It looks fun…, qui m’a marqué de fou.

A : Vous prenez aussi souvent du temps en nature, en campagne. Quel est l’impact de ce genre de moments de vie sur votre processus créatif ?

B : C’est des moments où on est moins concentrés sur le son, et on prend plus le temps de cuisiner justement. On est bien focus là dessus, ça nous prend la majorité de notre temps.

3G : La dernière fois, on était en Dordogne, chez SIMCard dont on parlait tout à l’heure, et on a passé des heures et des heures en cuisine. Mais du coup, quand tu fais de la musique dans ces moments là, tu es encore plus centré.

A : Vous vous produisez beaucoup sur scène, pas seulement pour accompagner des rappeurs mais aussi en votre propre nom. Qu’est-ce que ces moments vous apportent ?

3G : Ça fait partie de notre démarche d’être considérés comme des artistes, au même titre que des rappeurs. On l’a fait pour Tangerine, c’était tellement beau de réussir à faire ça, on a tellement passé un bon moment et les gens avaient l’air si heureux, ça nous a encore plus motivés pour la suite. Tu ressens des trucs de fou, dans la vie de tous les jours tu es rarement en face de 500 personnes en liesse, en train de danser.

A :Se produire en concert à deux, ça permet aussi de créer une image de marque ?

3G : Oui, ça joue là-dedans. Après, on n’a jamais été dans l’aspect marketing de la musique. On a conscience que c’est un truc important, et on respecte plein de gens qui sont dedans, tant qu’ils sont fidèles à leurs principes, mais ça n’a jamais été notre gamberge.

B : Depuis un an ou deux, on y est un petit plus, parce qu’on a signé en distrib, mais depuis le début on ne réfléchissait jamais à ça.

« On va avoir des périodes de doute, c’est sûr, mais il suffit qu’on se voie et qu’on fasse du son, et ça avance. »

A : Ce contrat de distribution avec Jeune À Jamais a-t-il changé quelque chose à votre manière de faire ?

B : Pas du tout.

3G : À part que quand on est à Paris, on est plus à l’aise niveau studios. Mais sinon concrètement, dans notre processus, non.

A : Cette release party à Bordeaux avait aussi une saveur particulière pour toi Bricksy, puisque le concert a eu lieu au Rocher de Palmer, une salle de spectacle dont ton père assure la programmation depuis des années. Comment as-tu vécu cette date-là ?

B : C’était quelque chose de très fort pour moi, j’étais vraiment fier de cette soirée. Qui plus est, la salle était remplie ! Ça me tenait à coeur de faire quelque chose au Rocher de Palmer, mais de le faire par moi-même, sans avoir l’aide de mon père. Tous les contacts que j’ai faits dans la musique, je les ai faits tout seul. Tout ce que je voulais, c’était avoir la salle à disposition, tout le reste on s’en est occupés nous mêmes, que ce soit l’organisation, le financement… C’était une grosse fierté, et je pense que lui aussi était très fier. Il me l’a dit, ça m’a touché de fou. Les gens criaient son nom dans la salle et tout… C’était vraiment une belle soirée, et indirectement, une belle réussite pour lui aussi, je pense.

A : Est-ce que vous avez le live en tête au moment où vous composez ?

B : Franchement non, on ne se dit jamais ça !

3G : Et je pense que c’est un fléau en ce moment, notamment en France, les gens cherchent à faire des trucs pour qu’il y ait des pogos dans la salle. On connaît des artistes qui ont eu ces réfléxions là, « sur mon projet il faut qu’il y ait des sons où ce soit la guerre dans la salle »

A : En parlant de fléau : qu’est-ce que vous pensez des rappeurs qui posent sur leurs pistes vocales en concert ?

3G : Des fois, c’est mieux comme ça que s’ils posaient sans (rires). Je pense qu’il faut aussi arrêter de sacraliser ça, il y a des artistes dont la musique est plus ou moins adaptée au live. Un artiste peut avoir pour démarche de maîtriser de A à Z les rudiments du rap, et d’être hyper fort techniquement, quand un autre va vouloir explorer quelque chose de complètement différent, une ambiance, une atmosphère… Nous, les deux peuvent nous plaire. On a bossé avec Mairo, c’est un mec dont on apprécie la musique, et quand on l’a vu en concert au Rocher, c’était une démonstration de rap ! Pour autant, tu vas avoir des trucs complètement différents, où le mec rappe un mot sur trois.

B : C’est une question de présence, d’énergie. Et les morceaux sont conçus de telle manière que sans les voix, en live, ils sonneraient différemment.

3G : Comme disent les Migos, on préfère être riches que connus ! On est en train de trouver notre modèle économique petit à petit, et notre seul but c’est de continuer à sortir la musique qu’on aime avec les artistes qu’on aime, de grandir tous ensemble, réussir à en vivre confortablement. Les seules frontières qu’on se met, ce sont nos principes et notre identité. C’est pour ça qu’on avance doucement.

B : Ça prend du temps, parce qu’on est hyper attachés à nos principes, on ne va pas faire de concessions pour ça.

3G : Si on avait été d’autres personnes, on serait montés à Paris depuis trois ans, et je ne sais même pas ce qu’on ferait à l’heure actuelle.

B : On ne va pas bosser avec quelqu’un parce qu’il est connu, ou à la mode. Si on n’est pas en accord avec sa musique et sa personne, on ne va pas collaborer.

A : Pour autant, vous travaillez avec énormément de rappeurs, notamment sur des EP entiers, comme vous l’avez fait pour H Jeune Crack ou pour BabySolo33 par exemple. Est-ce qu’il y a une différence entre la manière dont vous composez sur des formats comme ceux-ci et votre façon de faire pour vos projets solo ?

B : On ne fait pas de sur mesure. C’est toujours la même démarche, la même vision.

3G : On arrive avec des packs, ils les écoutent, et ils les acceptent ou non. Après, il y a peut-être un ou deux artistes… Un mec comme Realo par exemple, il a un rapport très minutieux à la manière dont il construit sa musique.

B : Il a une vision bien à lui,  laquelle il veut se tenir.

3G : Et vu que c’est un mec dont on est très proches et qu’on aime beaucoup, c’est l’une des rares fois ou on a pris le temps de faire des morceaux sur plusieurs jours, en voyant avec lui ce qu’il voulait.

A : Est-ce que vous endossez un rôle de direction artistique sur ces formats-là ? Est-ce que vous avez votre mot à dire sur la manière dont les voix vont être posées ?

B : Ça dépend, sur le projet avec H Jeune Crack par exemple, non.

3G : Sur BabySolo, peut-être un peu plus, parce qu’on a eu une manière particulière de construire le projet.

B : C’est elle qui s’est enregistrée, elle a posé sur les prods puis elle m’a envoyé toutes les pistes et j’ai tout mixé sur mon ordi. Du coup là, pour le coup, il y a eu une vraie DA. J’ai recalé ses voix, j’ai revu les morceaux à partir de ce qu’elle m’avait envoyé.

3G : Ça arrive avec pas mal d’artistes, pas tous, mais ça nous arrive de faire des suggestions, de leur dire par exemple de poser plus aigu ou plus grave. On communique ! Cette légitimité, elle grandit peu à peu, mais quand tu commences, tu ne peux pas dire à l’artiste de faire ci ou ça.

B : Et quand on fait des prods, on ne réfléchit pas forcément à qui va poser dessus ou à comment la voix va s’insérer dedans, on fait la musique qu’on aime sans se poser de questions, c’est spontané.

A : Il y a pourtant des EP où l’on ressent une certaine unité dans la DA, comme Les rives du Styx avec Le Chamal par exemple où les prods ont toutes une coloration drill.

B : Ce sont ses choix de prods à lui. À chaque fois, on lui propose pas mal de prods, pour qu’il puisse choisir ce qu’il préfère et qu’on se mette d’accord.

3G : Souvent, les identités musicales se mettent en place assez naturellement, on a de la chance sur ça.

A : Cette fluidité tient peut-être aussi au fait que vous travaillez en famille. Pour toi Bricksy, la question est même à prendre au sens littéral, puisque ton petit frère Lil Guwop fait aussi partie de l’aventure.

B :. C’est quelqu’un que je vois tout le temps, je suis avec lui H24, donc pour faire du son, tout est plus simple. C’est une source de motivation

3G : Là, il sort un projet dans un mois et demi, c’est sa sortie la plus aboutie.

A : Un autre artiste dont vous êtes proches, c’est Yuri Online, qui apparaît presque comme un troisième membre du duo.

B : C’est la famille aussi ! C’est quelqu’un qu’on connaît depuis longtemps.

3G : Il était assez jeune quand on l’a rencontré, quand on a commencé à bosser avec lui il avait quinze ans.

B : On l’a vu évoluer, se construire musicalement.

3G : Je pense qu’on est tous les deux hyper attachés à lui, et hyper fiers de lui. C’est l’un des artistes qui nous a le plus permis de développer notre son, c’était l’un des premiers à poser sur les prods qu’on faisait, à une époque où on ne trouvait pas forcément. C’est aussi l’artiste qui nous a le plus impressionnés. C’est quelqu’un qu’on estime beaucoup, et on trouve qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur !

A : Votre premier projet solo s’intitulait Small Circle, ça illustre bien cette démarche de travailler avec ces proches

3G : Ouais, ça a toujours été une thématique pour nous. Lil Guwop, Floki et Yuri, ce sont des personnes dont on est très proches. Pour Bricksy, Lil Guwop c’est littéralement son petit frère. Yuri pareil, on est des vieux pour lui, donc on a aussi un rapport un peu protecteur avec ces personnes-là, de petit frère à grand frère.

A : Les trois noms que tu as cités ont en commun un ancrage local, au-delà même de la ville de Bordeaux, dans le quartier du 33800.

3G : Ouais, 33800, c’est ici. Floki, Le Chamal qui est un pote d’enfance…. On se connaît depuis plus de vingt ans, on faisait du foot ensemble quand on était petits et on s’est reconnectés grâce à la scène de Chicago. J’étais pote avec lui sur Facebook, et j’ai vu qu’il partageait des trucs de Lil Mister – RIP d’ailleurs. 6PA pareil, c’est un pote d’il y a longtemps, un des premiers gars avec qui j’ai fait de la musique, il joue un rôle important dans ce qu’on fait. Après, on a une attache plus personnelle que locale, on ne va pas forcément se dire qu’il faut qu’on produise tous les artistes de Bordeaux.

A : On est quand même sur l’Abcdr du Son, je me dois donc de poser une question de hip-hoppeur : est-ce que la notion de représenter une localité, c’est quelque chose qui vous parle ?

B : Il n’y a tellement jamais eu de scène à Bordeaux…

3G [il le coupe] : Il ne faut pas dire jamais, il y a quand même eu des trucs.

B : Oui, mais il n’y a jamais eu de gros artistes qui ont explosé, à part Sam’s et Black Kent à l’ancienne.

3G : Ce n’est pas une scène qui est reconnue ou qui existe pour les gens. Moi à Bordeaux, à part les CD pirates de la gare quand j’étais petit…

A : Pourtant, dans ce que font des artistes comme Grems, on retrouve des similitudes avec votre proposition.

3G : C’est marrant que tu dises ça, on écoutait des vieux sons à lui il y a quelques jours.

B : Nous, on a écouté à fond Grems, ça nous a marqués.

3G : Je ne le connais pas personnellement, et de ce que j’ai vu ce n’est pas forcément quelqu’un avec qui j’aurais des accointances mais purement artistiquement, c’est de la bonne musique de fou, il était avant-gardiste, c’est un mec qui rappe et qui écrit très bien.

B : Avec une sélection de prods hyper pointue aussi. Moi, j’ai commencé en faisant du scratch, et mon prof, qui s’appelait DJ Vex, était connecté avec Grems, il avait produit son premier projet. C’est comme ça que j’ai découvert Grems, et même si humainement je ne suis pas sûr qu’on soit sur la même longueur d’ondes, musicalement respect, il est vraiment très très fort. Ça m’avait marqué quand même.

3G : C’est marrant, on a tous les deux une connexion avec cette scène là. Lui c’est son prof de scratch, et moi c’est un bon ami qui s’appelle Yannis, et qui faisait partie de Kroniker, un groupe qui avait bossé avec Grems et Tekilatex à l’époque. D’ailleurs, on a fait une session avec Bricks et mon pote, qui a quarante et quelques années maintenant, du coup on était sur MPC, c’était marrant. Donc, on a quand même chacun des liens avec des personnes plus âgées qui ont bossé avec cette scène là. Mais ce n’est pas forcément la musique qu’on écoute au quotidien.

A : Tu peux revenir sur ta relation avec Yannis et son groupe ?

3G : Il est bien plus âgé que moi, il a la quarantaine passée. On s’est rencontrés via des amis communs. Son nom d’artiste c’est Linyo, il est beatmaker mais à l’ancienne, en mode MPC, vinyle et tout. C’est un gros digger, un mec qui connaît hyper bien la musique. Il faisait partie de Kroniker, mais c’est un groupe que je ne connais pas hyper bien, même s’il m’a déjà fait écouter quelques trucs. Il m’a surtout initié à une manière de produire un peu à l’ancienne, sur MPC, sur analogique, en prenant chaque élément rythmique dans un sample différent, en diggant des vinyles que personne n’a. Encore il y a quelque mois, on est partis chez lui faire une session à l’ancienne, en samplant des vinyles. À l’époque, ce qui a créé un lien avec lui, c’étaient des artistes comme Earl Sweatshirt ou Freddie Gibbs, il était assez hermétique à ce que j’écoutais moi, le son d’Atlanta ou de Chicago. Notamment, il m’a fait découvrir Madlib, que je connaissais sans plus avant de le rencontrer et qui a été grave important pour moi. Il m’a aussi mis dans Captain Murphy, un projet périphérique de Flying Lotus qui est sorti il y a une dizaine d’année, qui m’a ultra-influencé, autant visuellement que musicalement.

A : Votre Small Circle s’élargit de plus en plus, et vous avez notamment le regard tourné vers Paris. Question SNCF : qu’est-ce que ça change, en termes de facilité d’accès à l’industrie musicale, d’avoir Paris à deux heures de train ?

3G : C’est cool, mais c’est les prix qui sont relou. Faire deux heures de plus et payer moins cher, on le ferait ! C’est pratique, mais on s’y est habitués. Par contre la SNCF, il faut qu’ils baissent leurs prix hein, c’est pas possible.

A : Vous parliez de fierté tout à l’heure en évoquant le parcours d’un Floki ou d’un Yuri Online, ressentez-vous quelque chose de similaire vis à vis d’artistes comme Khali ou BabySolo33 ?

3G : BabySolo, c’est notre entourage immédiat, on est hyper proches d’elle, et on est hyper fiers en vrai. Khali pareil, on est pas spécialement proches de lui même si on a un peu bossé ensemble à l’époque, c’est Realo qui nous l’avait présenté il y a quatre ou cinq ans. Il nous l’avait ramené en nous disant « j’ai découvert ce mec, il habite rive droite à Cenon, il est trop trop fort. » C’est ouf de voir le chemin parcouru, et là où ils en sont. Après BabySolo, c’est une personne qu’on apprécie personnellement, c’est une amie. Et Khali, ça fait toujours plaisir de voir réussir quelqu’un dont la démarche est sincère. Après, lui ne revendique pas forcément Bordeaux, mais davantage sa zone à lui, à Palmer. Géographiquement, quand t’es un Bordelais, tu sais que c’est une zone qui est assez éloignée. Mais en tout cas, c’est cool de voir quelqu’un représenter ici !

A : C’est la même chose pour des artistes qui ne sont pas bordelais, comme La Fève ou H Jeune Crack, avec qui vous avez pu travailler ?

3G : Avec qui on travaille toujours, hein. La Fève est sur … but it ain’t, on a fait une session avec Yuri et H Jeune Crack récemment sur Paris… C’est pareil, ce sont des gens dont on apprécie le travail, et c’est d’autant plus cool que leur lumière à eux ruisselle sur des artistes moins connus avec qui on bosse. Ce n’est même pas tant pour nous, la lumière qu’on a grâce à eux va nous permettre de sortir un projet avec telle ou telle personne moins connue, qui va pouvoir profiter de cette exposition.

A : Vous vous entourez également d’autres beatmakers.

B : Exact. On vient de monter le collectif Odd World, qui est composé de sept beatmakers, tous très talentueux. Il y a MH, SIMCard, Mako, nemo, Tay20k, G et moi.

3G : Cette idée nous trottait dans la tête depuis un moment. Comme on a un pied dans l’industrie, autant se fédérer avec les gens qu’on aime et dont on aime le travail.

B : On essaie de reproduire à notre échelle ce que disait 3G tout à l’heure, de faire ruisseler la lumière et que les autres profitent de la visibilité qu’on a.

3G : Par contre là dedans, notre démarche est plus de chercher à faire identifier le collectif, contrairement à ce qu’on fait en tant qu’artistes. On a dû créer un logo, on réfléchit au truc, on a envie que ce collectif là soit identifié.

B : Et qu’il vive ! Que ce ne soit pas un truc qui s’éteigne au bout d’un an.

3G : Et ce qui est cool, c’est qu’il y a une richesse incroyable dans ce collectif. On a Mako, dont je parlais tout à l’heure, qui bosse avec des musiciens incroyables, qui était carrément en tournée en première partie de Bigflo & Oli, des trucs qui n’ont rien à voir avec nous ! À côté de ça, tu vas avoir MH, qui produit en ce moment des sons pour Xaviersobased et des mecs qui sont à la pointe de ce qui se passe aux États-Unis, SIMcard et nemo sont chacun dans un autre délire… C’est hyper riche

B : C’est ça qu’on voulait créer, quelque chose qui rassemble des gens avec un univers différent, mais surtout des personnes qu’on estime et en qui on a confiance.

« On vient de monter le collectif Odd World, qui est composé de sept beatmakers, tous très talentueux. »

A : Vous collaborez de plus en plus régulièrement avec des artistes US, c’est un objectif pour vous d’aller chercher ce genre de connexions ?

3G : On veut le faire parce que c’est la musique qu’on écoute, mais on n’est pas dans la démarche classique du beatmaker qui va harceler de mails, qui va être try hard. On ne veut pas être considérés comme ça par les artistes, on veut qu’ils aient envie de bosser avec nous.

B : On ne veut pas être vus comme tous les autres beatmakers qui envoient des packs à longueur de journée.

3G : Aujourd’hui on a aussi construit quelque chose qui fait que les gens voient qui on est, on ne vient pas de nulle part, si tu vas sur notre Insta tu captes qu’on a fait des trucs. On a placé Marijuana XO, un mec hyper chaud qui est à Milwaukee.

B : On a aussi placé un mec de Detroit qui s’appelle HomeAlone Drock, qui est sur The Hip Hop Lab, le label de BabyTron. Il y a aussi un hollandais, lufassa, qui fait partie d’une petite équipe d’artistes à côté d’Amsterdam.

3G : À Philadelphie, il y a aussi Tovii, qui est proche d’un mec qu’on écoute beaucoup ave Bricksy, OT7 Quanny. Plus récemment, grâce à Bricksy, on a aussi placé Princessa 28, c’est une artiste d’Atlanta qui est dans l’équipe de Popstar Benny. Il y a aussi Durkalini, un mec qui habite pas loin de New York et qui bosse beaucoup avec Surf Gang, le groupe d’EvilGiane. On bosse pas mal avec lui.

A : Il y a un enjeu particulier derrière le fait de s’internationaliser ?

B : Ce n’est pas qu’on a fait le tour en France, mais là on arrive à un point où même si on bosse avec quelques nouveaux artistes, on a une base de gens avec qui on va continuer de travailler et de développer.

A : Le fait de titrer les albums en anglais, ça participe de cette démarche ?

3G : Non, c’est juste naturel. On n’est pas spécialement patriotes, et 80 % de nos influences sont anglophones, pareil pour les films ou les jeux vidéos. Ce n’est pas comme si on se forçait.

A : La cover de Tangerine est inspirée de l’affiche d’un film de Terry Gilliam, Time Bandits. Comment vous est venue l’idée ?

3G : On avait mangé une sauce à l’époque sur Twitter, à cause de ça. La cover est hyper proche de Time Bandits, on a repris l’image originale. C’est comme un sample dans la musique. Mais pour les gens, c’était du plagiat.

B : Pour les gens, il aurait fallu que je cite la référence sous le post, le nom du film de Terry Gilliam, l’année… À un moment t’es grand, tu peux faire un travail de recherche.

3G : Il y a le syndicat des graphistes de France qui s’est attaqué à nous, c’est allé loin. On avait envie de leur dire : « renseignez vous, c’est un truc qui s’est toujours fait. »

B : Ça n’est même pas nouveau, il y a eu des covers iconiques sur le même principe il y a vingt ou trente ans. C’est aussi une forme d’hommage à ce film-là. Et il y a plein de gens qui découvrent même des choses grâce à ça.

3G : L’idée était de nous, mais c’est un gars qui s’appelle Louis ODT qui a réalisé la cover. On ne le connaît pas personnellement, mais il est très chaud.

A : Le travail de l’image en général, c’est un aspect important pour vous ?

3G : On aime bien que l’objet qu’on délivre soit beau. Hier encore, Bricksy me montrait un magazine de cinéma, on a passé dix minutes à regarder les affiches, elles sont trop stylées, ce sont de trop beaux objets.

B : Pour ceux que ça intéresse, ça s’appelle Rockyrama, c’est un super magazine, je recommande.

A : Faire du physique, c’est une ambition qui vous anime ?

B : Il faut voir si c’est faire du physique parce qu’on a une cover qui s’y prête, avec un vrai projet, l’envie de présenter un véritable objet. On ne va pas le faire seulement pour faire de l’argent, ce n’est pas notre démarche.

3G : On travaille sur un projet qui va dans ce sens, et qui va allier la musique avec une autre de nos passions, sur un format qui se rapproche d’un album.

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