Jay NiCE X Dough Networkz
Rise & Shine
L’heure des bilans de fin d’année est l’occasion de donner un coup d’œil dans le rétroviseur et de découvrir des nouveaux artistes sur lesquels nos radars ont fait l’impasse. Ainsi, certains peuvent découvrir tard dans l’année des scènes régionales tels que celles de Rochester portée par RXK Nephew dans l’épisode 15 du podcast Fusils à Pompe, la folle année de LaRussell dans notre sélection annuelle de 50 morceaux anglophones ou des nouveaux challengers aux mines patibulaires comme celle de That Mexican OT dans les colonnes du blog Fake For Real. On peut aussi traîner ses guêtres sur les services de streaming au gré des algorithmes pour tomber, magie de notre époque, sur des propositions adaptées à nos patterns d’écoute et découvrir des pièces manquantes d’un puzzle de plus en plus grand.
Avec trois EPs empreints de soul chaude et luxurieuse, Luxury Art avec Tha God Fahim, Moncler Boyz avec le Montréalais Mike Shabb, et Famili 5, RU$H avait de quoi marquer les esprits lors de l’exercice 2023. Trois EPs qui, comme la majorité de sa discographie, portent les mêmes marques : des artworks dessinés par Freako Rico, la compagnie récurrente de son buddy, et cousin, Jay NiCE avec lequel il livre donc le cinquième volet de la série Famili, des featurings réguliers avec l’auto proclamé soul god Big Cheeko et des sonorités taillées dans le même bloc de samples jazz et soul. Une unité musicale signée pourtant par plusieurs producteurs. Parmi eux Fendi Pendergras, Gr4ff, Cedar Law$ ou Jay Chat dans un style à la croisée des propositions laidback de Curren$y et des compositions fouillées de Roc Marciano. C’est d’ailleurs avec ce dernier (et Willie The Kid) que RU$H et Jay NiCE se démarquent en 2020 avec leur EP Fly Art. Originaires du Delaware, état plus connu pour être un refuge fiscal qu’un vivier de rappeurs, les deux compères, aux alias de Fendi Don et Flair Jordan, poursuivent l’héritage d’un rap classieux et de débrouillards. Belles cylindrées, beaux linges, liasses épaisses, hustles légaux et illégaux : le rêve américain que Rakim illustrait sur « Paid In Full » en 1987 et que Shawn Carter parachevait deux décennies plus tard est toujours le point névralgique des plus jeunes générations. La recette est éculée mais la formule, agrémentée ces dernières années par une fascination envers le Vieux Continent (son histoire, ses beaux arts ou sa cuisine) est, encore et toujours, séduisante. Elle s’étend, en 2023, aux quatre coins du pays dans le même écrin musical, là où auparavant les sous-genres et styles sonores étaient plus disparates selon les régions. Invité régulier des deux Delawariens d’origine, l’Atlantien Big Cheeko sort en août The Soul Theme EP, en attendant une année 2024 qui s’annonce décisive pour lui.
Mais le plat principal de cette équipe vient de la collaboration entre Jay NiCE et l’entrepreneur Dough Networkz, natif d’Inglewood, pour un quinze titres solidement ficelé : Rise and Shine. L’album convie évidemment RU$H pour deux titres, Big Cheeko aussi sur « Woke Up », l’entourage proche de Griselda – Flee Lord, Estee Nack et T. F – mais encore Fredro Starr d’ONYX, Tha God Fahim ou The Outlawz. Côté producteurs, Jay NiCE rassemble également beaucoup de noms inconnus du grand public mais qui s’avèrent de redoutables tritureurs de machines. Se succèdent entre autres Jansport J, coupable du radieux et psychédélique « Woke Up » donnant l’impression de baigner high dans un récif corallien, Balibz, sur la piste d’atterrissage aux milles lumières de « Geese Howard », ou encore ChopTheHead, derrière le xylophone hanté de « Me & A Ghost Trapped ». Des compositeurs qui se mettent à l’unisson pour délivrer un ensemble harmonieux et aguicheur. Jay NiCE, tout comme RU$H sur ses trois EPs, ne cherche pas de gros hit à mettre en rotation radio mais se plaît à construire un album pris dans une ambiance jazz/soul sans baisse d’intensité ni faute de mauvais goût. Une œuvre dans laquelle les références aux rap sont nombreuses (évidemment « Head Up » avec The Outlawz mais aussi « God’s In Supreme » citant Jeezy, Just Blaze, Mase, Puff, Roc Nation, Cardi B, Doja Cat et Migos (!)) et à laquelle il a fallu trois années de conception et la participation exécutive de Chace Infinite, créatif multi-casquettes ayant côtoyé Self Scientific et ASAP Rocky.
Avec un résultat à la hauteur du temps passé à la réalisation, Rise and Shine a tendance à revenir dans le lecteur une fois son écoute achevée. Malgré sa sortie en catimini, il devient au fur et à mesure des rotations un de ces disques promis à un avenir radieux, qui fera peut-être partie de ces disques réhabilités des mois, voire des années, plus tard. Jay NiCE a un talent de rappeur indéniable, avec un timbre rappelant celui de Kool G Rap, et aligne des bars qui font mouche à l’énergie lumineuse, à commencer par ceux de « First Thoughts » captant l’auditeur d’entrée de jeu : « In this game, I turned my pain into pleasure / Don’t live dry, it ain’t no rain in the desert / Create a wave, place a change in your weather » en n’oubliant pas de terminer sur la place importante de ses proches : « And keep the family close, dog, then never break from the pressure / Cuz it won’t feel the same unless you make it together ». Et s’il fallait une preuve supplémentaire de la continuité avec le rap millésimé de leurs aînés, « 8am In Leimert Park » est tout indiqué. L’unique morceau clippé de l’album concentre trois minutes d’un rap à la production épurée commençant par un sample vocal de Jay-Z et le nickname de « Young Rakim » clamé au-dessus de la mêlée. Un modèle encore cité comme balise temporelle parmi d’autres sur « Love Of My Life » avant une intervention échantillonnée d’un certain Christopher Wallace.
Cet ancrage dans l’histoire du rap prend parfois des airs de The Documentary avec un name dropping récurrent mais subtil. Un besoin de citer ses pairs et un amour pour la culture qui se retrouve également sur l’artwork reprenant la back cover de The Biz Never Sleeps, en se préparant au passage des pancakes au cognac, mais aussi dans des extraits de films utilisés pour illustrer les propos des artistes. Comme le rappeur aime à le clamer : « Spark the spirits ! ». Ainsi, le feu d’artifices de « God’s In Supreme » commence par l’intervention biblique du Jules de Pulp Fiction alors que les remises en question de « Me & A Ghost Trapped » se terminent par un dialogue entre Ace et Lulu de Paid In Full. Un morceau qui aurait pu clore Rise and Shine de façon sombre mais qui n’aurait pas respecté le titre de l’album, vouant son auteur à la réussite plutôt qu’aux regrets et aux tourments. Car si le disque s’ouvre de manière burlesque à la manière d’une comédie des années 60, il s’achève sur un boom bap étincelant à la caisse claire puissante lorgnant le style Roc-A-Fella des années 2000. « Cultural hustlers », en est le titre et c’est en substance le sous-titre fantôme d’un disque qui n’invente rien mais qui a l’atout majeur d’être maîtrisé de A à Z. Et, accessoirement, de mettre le Delaware sur la carte du rap.
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