Jewel Usain, garçon grandi
Interview

Jewel Usain, garçon grandi

À travers son album Où les garçons grandissent sorti cette année, Jewel Usain propose un bel ensemble cohérent qui lui permet de se dévoiler avec justesse, porté par des productions inspirées.

et Photographies : Brice Cassagn pour l’Abcdrduson

Plus de dix ans de rap pour Jewel Usain. Des freestyles sur Youtube aux succès du titre « Skateboard » en 2020, et de l’album Mode Difficile, l’année suivante, le rappeur originaire d’Argenteuil n’a plus à faire ses preuves quand il s’agit de performance rap. Depuis quelque temps, les textes du trentenaire ont pris de l’épaisseur et son nouvel album, Où les garçons grandissent, en est bien la preuve. Construit comme un conte moral où les interludes tiennent une place importante, Où les garçons grandissent trouve sa force dans les tensions entre quête de succès et de sagesse, dans ce qu’il reste de passion malgré les doutes, mais aussi dans la volonté d’enrayer certaines reproductions liées au genre masculin. Ce chemin se dessine notamment via une rencontre avec le producteur et musicien Béesau, grâce à qui le rappeur a choisi de se livrer plus amplement, lové dans des sonorités plus organiques, aux nuances jazz et soul. Habile pour jouer la pièce, comme pour faire visiter les coulisses, Jewel Usain raconte les artistes, les ruptures, les idées, les échanges et les révélations qui ont nourri sa musique.


Abcdr du Son : Dans ton EP TEL, il y a une phrase dans laquelle tu dis : « J’ai taffé l’album comme un EP, j’ai taffé mes EP comme un album. Comment tu crois que j’ai taffé l’album ? » Quelle était l’approche pour Où les garçons grandissent ? Comment t’as bossé sur cet album ?

Jewel Usain :  Pour le coup, je n’ai pas voulu mentir. J’ai vraiment travaillé ce projet comme aucun autre, c’est-à-dire que j’y ai vraiment mis toute mon âme. J’ai fait en sorte de pouvoir regarder cet album, que ce soit la cover, les clips, d’écouter la musique, dans deux ans, trois ans, en me disant : « C’était quand même sympa, les gars. » C’était mon seul but, ne pas avoir de regrets face à ce que j’ai fait.

A : Dès le premier titre de l’album, tu exprimes tes ambitions, de façon déterminée. Tu dis aussi que c’est difficile de tenir l’endurance sur le long terme. Est-ce que ce n’est pas une tension qu’on retrouve tout au long de Où les garçons grandissent ?

JU : C’est pas simple du tout. Pourquoi ? Parce que tous les facteurs vous prouvent que ce que vous êtes en train de faire ne mène à pas grand-chose. Tous les voyants sont au vert, pas comme vous voudrez, mais en tout cas, ils sont tous au vert pour vous dire : est-ce que t’es pas en train de t’acharner ? Est-ce que tu confonds pas la fine ligne entre la détermination et l’acharnement ? C’est pour ça qu’il faut s’écouter. Il faut avoir beaucoup d’instinct et se dire : « Allons- y. De toute façon, qu’est- ce que je ferais de mieux ? C’est clairement mon leitmotiv. Si je m’arrêtais d’être ambitieux là tout de suite, qu’est- ce que je ferais ? » Voilà, la réponse est trouvée. Il vaut mieux y aller et te perdre que ne rien faire.

A : Tu dis également « Je m’inspire de moi. » Est-ce que c’est une façon de dire que ta vie est devenue une source d’inspiration plus importante que tes influences musicales ?

JU : Oui, à force de recevoir certains retours sur ma musique, j’ai fini par me faire à l’idée que pour beaucoup de personnes, je représentais une certaine résilience. C’est de là que je puise mon truc en me disant « yes, effectivement l’histoire est belle », alors autant la raconter. Et puis, c’est aussi en prenant ce chemin là que ta musique devient un peu plus unique. Jusque-là, et malheureusement sans le faire exprès, t’as un peu ce truc d’imiter ce que t’as entendu. T’aimes ce genre de musique, donc tu veux le refaire à peu près correctement. Et puis, à un moment donné, tu finis par te détacher de tout ça. Pourquoi ? Parce que le temps, parce que l’âge, parce que tu finis par te dire « c’est très bien de me ressembler aussi. » Il y a un petit peu de self-love qui s’est installé aussi dans tout ça et qui fait que j’aime à croire que je m’inspire de moi-même.

A : Avant de te lancer dans Mode Difficile, tu as été licencié de ton travail. Tu avais déjà évoqué ce rejet dans des précédentes interviews. Est-ce que ça a été un moment charnière dans ton parcours de rappeur ?

 JU : Oui, clairement, ça a été le moment Kellogg’s. C’était chaud. Je me fais licencier en 2019, et le truc le plus idiot que je trouve à faire, c’est d’aller au Japon. Je me dis : « J’ai plus de thunes, allons au Japon ! » Je décide que je n’ai pas envie de me laisser abattre. Je pars au Japon, et ensuite, je sors « Skateboard », qui est encore aujourd’hui un de mes singles les plus écoutés. Là ça y est, il se passe quelque chose. Il y a un peu de lumière qui se dirige vers moi. Cool, on continue, on sort un autre single, puis un autre. Et en fait, on commence à se dire qu’il y a peut-être un coup à jouer. Alors, attention, j’ai quand même travaillé dans la foulée, ce qui s’est très vite arrêté parce qu’il y a eu le Covid. C’est vraiment là que j’ai  pleinement travaillé Mode Difficile. Une semaine après la sortie de ce projet, on retourne bosser. Je me rappelle qu’on était en mai à ce moment-là et je décide que non, je n’y arrive pas. Je viens de sortir un EP, j’ai envie de le défendre corps et âme. Je me sens fatigué, mentalement et physiquement, de devoir faire les deux choses en même temps. J’ arrête le travail véritablement le 30 juin, comme je le dis dans « Compliqué », en posant ma démission.

« Je veux que ça compte, je veux compter. S’il devait y avoir une Coupe du monde des rappeurs, appelez moi.  »

A : Dans le titre « Compliqué », tu dis : « Débrouille toi pour être dans la liste des blases qu’ils  retiennent. » Quel est ton regard sur ce rapport à la musique un peu fast food, à la multiplication de nouveaux artistes et de genres ? 

JU : C’est un besoin égocentrique. Je veux que ça compte, je veux compter. S’il devait y avoir une Coupe du monde des rappeurs, appelez moi dans les dix, je veux y être. Mais il y a aussi ce truc-là : « je m’en fiche si je suis premier, je m’en fiche d’être deuxième, même neuvième. Mais fais pas comme si j’étais pas dans cette liste. » C’est un peu revanchard : « Comment ça vous ne me calculez pas ? » Le regard que je porte sur l’industrie, c’est qu’en vrai, tout ça, c’est éphémère. Un jour, on oubliera mon blase, même si j’ai réussi à l’emmener très haut, on oubliera mon nom. Tout comme il y a des gens qui oublient le nom de Busta Rhymes, de Lil Wayne. Pourtant, c’est des gens extrêmement connus, ils ont réussi à durer et sont très importants pour le hip-hop. Mais un jour ou l’autre, on ne saura plus du tout qui ils sont.

A : Justement, toi, c’est quels noms que tu retiens dans les rap français et US ?

JU : Alors, dans le rap US, parce que c’est beaucoup ce que j’écoute, malgré tout ce qu’on peut en dire, il y a Kanye West que je place au-dessus du reste. Pas juste en tant que rappeur, mais en tant qu’artiste, producteur, etc. Lui, il est sur la chaîne au-dessus, visuellement, tout ce qu’il a amené, c’est trop. On ne peut pas faire comme si… Alors oui, le mec a des déclarations complètement à côté de la plaque, mais quand tu le mets derrière une console au studio… c’est trop ce qu’il nous a laissé. Nous, je pense qu’on est clairement les dépositaires de ça. Après, tu as bien sûr, Kendrick Lamar. En fait, c’est même impossible qu’un artiste hip-hop te dise qu’il n’y a pas un peu de Kendrick en lui. Ce n’est pas possible. Kendrick arrive avec Good Kid, M.A.A.D City en 2012. Moi, je commence la musique en 2011. Comment veux-tu que ça ne me touche pas ? C’est obligé, même si ma préférence a toujours été du côté de J. Cole. C’est lui, le premier concert que je vais voir, en 2016 à l’Olympia. Je crois qu’à ce moment-là, ma vie a changé. Je veux devenir ce type. Après, tu as les anciens que tu ne peux détrôner : Eminem, Busta Rhymes, 50 Cent, Method Man et Ludacris. Je pense qu’ils m’ont tous matrixé. Tous. Certains, c’est parce qu’ils offraient quelque chose d’incroyable visuellement. Je pense à Ludacris qui a toujours été très avant-gardiste. Busta Rhymes, c’était aussi bien la musique que le visuel, le délire. Method Man, c’est clairement le rap. Après, en France, il y a Furax. Il faut savoir que c’est mon rappeur préféré. Je l’ai découvert il y a plus de dix ans, il ne faisait même pas de clips. Il mettait la pochette de son CD sur YouTube et ça faisait des centaines de milliers de vues. Aujourd’hui, il a une reconnaissance qui lui est due, peut- être pas assez, mais en tout cas, on arrive à l’identifier. Et j’ai été touché par l’interprétation, par la pluie, par les images qu’il envoie. Il y a eu Disiz, de son temps, je l’ai découvert  avec la B.O. de Taxi 2 : « c’est qui ce jeune gars frais qui envoie plus que les autres ? » Dans les trucs qui m’ont matrixé, il y a aussi Saïan Supa Crew. Les mecs sont que dans le flow. Je pense que j’ai beaucoup trop écouté de gars qui performent pour le coup. Il y avait effectivement cette recherche de « le rap, il faut savoir dire ça, mais de cette manière là. » Aujourd’hui, je m’en suis un peu délesté. J’avais envie de laisser ça, de me dire : « Écoute, je crois qu’on l’a fait pendant longtemps. Je crois que je sais le faire. Est-ce que j’ai encore besoin de crier que je sais le faire ? » Non. Donc, cette fois- ci, on va véritablement s’attarder sur le propos.

A : Comment as-tu rencontré le compositeur Béesau ?

JU : C’est lui qui cherche à me rencontrer. Au moment où je sors Mode Difficile, je crois, il commence déjà à m’envoyer des messages sur Instagram. Je ne l’ai pas calculé véritablement, de suite. Des messages, tu en reçois, et puis ça se perd. Mais j’essaie de répondre la plupart du temps. Lui, je voyais qu’il revenait pas mal dans les DM. Il n’a rien lâché le mec. C’est au bout d’un an qu’il me dit : « – T’es pas chaud ? On fait du son, allez. » – « Tu sais quoi ? Ouais. Allez, vas-y, c’est bon, on fait du son. Tu habites où ? » – « J’habite là. » – « OK, vas-y, c’est bon, j’arrive. » Je vais chez lui et on enregistre « Anthracite », un morceau qui finit par être dans son album. Et là, je me rends compte que je kiffe l’expérience. Ensuite, il me dit : « Viens, t’es chaud pour faire un clip ? » – « Allez, vas-y. » On va à Bruxelles pour tourner ça. Je kiffe l’expérience, il y a un batteur, un mec au clavier. Je me dis : « C’est très bien ici, les gars. »

A : C’est ça qui t’a parlé dans sa musique?

JU : C’est ça qui m’a parlé, l’aspect « ça y’est, on est des artistes. » Cette dimension que donnaient tout de suite tous ces cuivres, ces cordes, tout ça. J’ai senti qu’il y avait quelque chose de beaucoup plus pur que ce que moi je faisais. C’est à ce moment-là que je me suis dit « Je ne te lâcherai plus jamais de ma vie. On va faire de la musique toi et moi. » Ça m’a trop parlé. Encore une fois, quand j’étais là- bas, j’ai eu l’impression d’être à côté de la plaque. Je me suis dit « Merde, en fait, tout ce temps- là, je faisais pas la bonne musique. »  C’était une vraie révélation.

« Kendrick arrive avec Good Kid, M.A.A.D City en 2012. Moi, je commence la musique en 2011. Comment veux-tu que ça ne me touche pas ?  »

A : En travaillant avec Béesau, quelles sont les différences notables que t’as senties dans sa façon de faire ?

JU : J’ai senti qu’il voulait m’amener à un endroit qui était bon pour moi. Alors que jusque-là, j’avais bossé avec des gars qui me voyaient seulement comme un kicker. Donc les instrus qu’ils me proposaient, allaient dans ce sens-là.  Ils me disaient : « Sur scène ça va tout tuer quand tu vas faire ça. » C’est vers là qu’on voulait m’amener et que je me suis laissé amener. Alors que tout de suite, Béesau a senti que ce qui me manquait, c’était de la sensibilité. On est allés vers ça, et je ne reviendrai pas en arrière.

A : En parlant de rappeurs qui font des morceaux intimistes, Tuerie a collaboré sur plusieurs titres de l’album, et on sent l’influence de son univers, de son esthétique sur Où les garçons grandissent. Est-ce que tu peux développer là-dessus ?

 JU : Tuerie, il intervient sur deux morceaux. Il intervient sur « Je reste là ». Ça n’aurait même pas dû se faire. On se connaît depuis 2012, on a une relation de potes. Je suis au studio avec StillNas, il me dit : « on peut faire du son là ce soir sur les Champs-Élysées. » Il faut savoir que moi, j’aime pas sortir et bosser le soir. Je suis un daron, ça veut dire qu’à 9h00, on peut travailler si t’as envie. Mais à 21h00, j’ai plus envie. J’ai dit que je n’allais pas rester trop tard, mais le « pas trop tard » s’est transformé en cinq heures du matin . Tuerie s’est pointé spontanément, sans l’optique de faire du son. Et à ce moment-là, j’avais déjà les voix : « Malgré le temps, je reste là… » [En chantant]

A : Les voix, il s’agit de personnes qui ont collaboré avec toi ?

JU : Exactement. On les avait déjà enregistrées, peut-être deux jours avant. Ce sont des choristes que j’ai fait venir spécialement, parce que je voulais cette vibe un peu soul, gospel. À l’heure d’aujourd’hui, je ne pourrais pas te dire quelle est clairement la contribution de Tuerie sur « Je reste là », mais s’il n’avait pas été dans la pièce, ce morceau aurait peut-être été différent. Tu comprends ? Des fois, on a besoin d’une énergie dans la pièce qui fait que tu es en train de prendre la bonne direction. Peut-être parce qu’à un moment donné, il a levé le doigt pour dire : « Non, le piano, plus comme ça… » Ensuite, tu as le morceau où on est ensemble « New Slave + », c’était un régal à faire. Là, c’est moi qui viens vers lui. Avant ça, on a déjà un autre morceau de prévu, qu’on enregistre très tôt dans la conception de l’album. Puis, je continue mon chemin, je continue à faire du son. On se revoit un an plus tard, au concert de Prince Waly, et je lui dis :« Écoute, viens, on va faire un son, il s’est passé des choses dernièrement, je sens qu’on n’a pas celui qu’il me faut. » Il repasse au studio, je lui fais écouter mon projet. Il me fait écouter le sien, Papillon Monarque. À ce moment- là, on se rend compte qu’on est en train de faire autre chose, et de ce qui se passe dans la pièce. Moi, je me mange Papillon Monarque en avance, donc forcément, c’est chaud. C’est à ce moment-là que je lui explique un peu plus en profondeur ce que j’ai envie de raconter : cette impression de me perdre, de m’enfoncer dans cette quête vaine d’argent, d’avoir un peu moins de disponibilité mentale pour mes proches et tout. Et lui me dit : « Tu vois, je suis en train de vivre ça en ce moment. » Ni une ni deux, c’est parti. On rentre dans la création de « New Slave + ».

A : Vous étiez raccord sur votre vécu ?

 JU : Exactement, et à ce moment- là, on déroule. Je ne m’attendais pas à chanter. On a pris cette direction, et tant mieux. Je chante, je suis à poil, en fait. Et j’en suis très content. Qui de mieux que Tuerie pour m’accompagner là-dedans ?

A : Pour rebondir sur ça, on voulait voir comment tu t’imprègnes des artistes avec lesquels tu travailles. Tuerie en l’occurrence, et aussi Prince Waly sur « Eleanor », avec son rap plutôt sombre. Comment ça s’est passé avec lui ?

JU : Avec Le Prince – je l’appelle comme ça – on se rencontre en 2014 ou 2015. Mon réalisateur, Kidhao, me dit : « T‘es chaud pour sortir ce soir ? On va écouter une amie à moi. » Je demande qui est-ce, il me répond « Enchantée Julia. » On se retrouve à l’International sur Paris. On passe un bon moment, et tout d’un coup, il y a un type qui se pointe sur scène. J’ai jamais vu ça de ma vie, le gars se ramène, la raie sur le côté, les dents en or, il roule des mécaniques. Je me suis dit : « Merde, c’est qui ce type ? Il a un flow de malade, c’est quoi cette histoire ? » Et Kidhao me dit « C’est mon pote Waly, il faut que je te le présente. » Une fois le show terminé, Waly me dit « Oh, Jewel, ça va ou quoi ? », je lui dis « Parce qu’en plus, tu me connais ? », ça tue. On discute un peu, je sens que le courant passe bien. Est arrivé ce qui est arrivé à Waly ensuite. Quand il est tombé malade, je me suis rappelé cette soirée, et de temps en temps, je prenais mon phone pour lui envoyer des messages. Le premier message que je lui envoie, c’est « je sais qu’on n’a pas cette relation, mais j’espère que tu vas bien. » Parce qu’il m’avait touché. Pendant peut-être deux, trois ans, je lui envoie un message de temps en temps. Et un jour, c’est bon, il va mieux, on se met dans l’idée de faire du son ensemble et on se retrouve en studio. Lorsque je le revois, je suis hyper content. Pourquoi ? Parce que j’ai en face de moi quelqu’un qui s’est battu, je me dis « waouh, incroyable ! » Dès le départ, je le voyais avec des étoiles dans les yeux. Quand je le vois, je me dis : « Le nombre de fois où je me suis senti abattu du vécu… mais regarde qui j’ai en face de moi, un véritable survivant. » Waly, il m’aide à relativiser.

A : « Eleanor », c’est le morceau de kickeurs. 

JU : Exactement, c’est le morceau pour dire « on sait faire ». [sourire] Il n’en fallait pas trop sur le projet, mais il fallait quand même  faire plaisir à une grosse partie de mes auditeurs. Il y a aussi tout ce truc de revanchard, et de remettre les pendules à l’heure. Je ne le savais pas au départ, mais le morceau est charnière dans mon album. Je ne me rendais pas compte au départ que j’étais en train d’établir la colonne vertébrale de l’album avec le titre « Eleanor », c’est l’un des fils rouges de l’album.

A : Ce morceau et le nom Eleanor renvoient à une voiture, que représente-t-elle pour toi ?

JU : Elle représente l’ambition, mais celle qui ne t’apporte pas que du bon. En fait, dans le film 60 secondes chrono, il y a un voleur de voiture professionnel, c’est son taf. [il s’agit du personnage Donny Astricky, NDLR] Il sait voler des voitures comme personne. Mais il y a cette voiture, à chaque fois qu’il met la main dessus, il lui arrive une galère. Et en fait, c’est ça qu’elle représente cette voiture dans mon morceau. J’ai gardé ce truc-là de vouloir atteindre son objectif, ce n’est pas forcément une bonne chose, ça peut être une source de galères.

A : Lorsque le personnage de L’ancien dans une des interludes de l’album dit « Tu peux la voir, mais tu peux pas l’attraper » dans le titre, c’est toi qui parle ?

JU : C’est le gars du film ! C’est le gars qui fait la VF [le doublage de l’acteur Chi McBride, NDLR] dans le film. Il s’appelle Jean-Paul Pitolin. C’est un homme d’une soixantaine d’années que je traque pendant quatre jours. Je demande son numéro à Anthony Cavanagh, à Greg [Germain, NDLR], la voix de Will Smith, à Donald Reignoux, la voix de Spider-Man. [dans des jeux vidéo, NDLR] Enfin, il y a un comédien qui  le trouve, il me dit « Si, si, je le connais. » Paf ! Je l’appelle. Pitolin me dit « Viens, on va boire un café, c’est intéressant ce que tu proposes, j’ai jamais fait ça. » Je me pointe, et je suis en face de ce personnage incroyable. C’est une voix qui m’était restée. En fait, le mec, dès qu’il parle, je me dis : « il ne faut pas que je reparte d’ici sans avoir l’accord de ce gars- là. »

« Béesau a senti que ce qui me manquait, c’était de la sensibilité. On est allés vers ça, et je ne reviendrai pas en arrière.  »

A : C’est quoi son rôle ? Qu’est-ce qu’il représente ?

JU : Je ne voulais pas qu’il représente un personnage fictif, imaginaire, comme on peut retrouver dans l’album de Laylow, par exemple. [L’Étrange histoire de Mr Anderson, NDLR] Je voulais donner une personnalité en quelques mots, qu’on comprenne tout de suite que c’est quelqu’un qui peut exister. Ayant grandi en cité, il y a toujours un ancien qui rôde. Il est là depuis que les murs sont là. Il connaît tout, et représente le « Quand tu allais, je revenais ». Il représente ce truc à la perfection. Il fallait qu’on comprenne ça : « je suis allé là où vous avez envie d’aller et ça ne sert à rien du tout. » Ce type-là, ça pourrait être moi, 20 ans dans le futur. Il me fallait cette résonance. Dans mon scénario, le gars prend la mauvaise direction du début à la fin, mais c’était encore plus intéressant de faire comprendre qu’un mec a dit que ce n’était pas la bonne voie. Tout tout ce que t’as fait, c’était de l’ignorer. C’est pour ça que t’as les morceaux « O. L. G. G. » et « Grand » qui se suivent. Quand tu prends le temps de réécouter, le mec, il ignore complètement ce qu’on lui raconte. L’ancien, il lui dit : « T’as l’impression que c’est avec tout l’or du monde que tu pourrais lui rendre ce qu’elle t’a donné. » En parlant de ma mère, en parlant de nos parents. Alors que personne ne t’a rien demandé. Mais moi, le son d’après, ce que je dis, c’est [il se met à chanter] « C’est sur moi que tout reposait je l’sais. » T’es con, en fait. Du début à la fin, t’es con. Et en fait, même si je le dis de manière « C’est très beau, on chante etc. », t’es quand même dans le faux.

A : Justement, est-ce que tu penses être l’espoir de tes proches pour un avenir meilleur ?

JU : Je suis l’espoir de personne. C’est-à-dire que si je le suis, en tout cas, on ne me l’a pas dit, et il est là tout le propos : la pression que tu t’imposes en tant qu’homme. Je pense qu’à chaque fois, les garçons ont ce truc de vouloir porter leur famille à bout de bras, alors que tout ce qu’on te demande, c’est d’être en bonne santé, de vivre correctement, c’est tout. Mais toi, t’es dans un truc… « Tout pour la maman, la mettre à l’abri, une villa pour la maman. » T’es dans ce truc et tu veux le vivre. Tu veux le vivre à fond, et ce n’est pas bon du tout. Il est aussi question de ça dans le projet : tes principes, et surtout ce que tu penses qu’on t’a donné.

A : Entre la culture patriarcale, et le fait de venir d’un milieu plutôt modeste, la pression est double au final ?

JU : Disons, je sais pas moi, vers mes 13 ans, ma mère sort plus que de raison, elle travaille beaucoup plus que les autres. Je lui demande « C’est bizarre, qu’est-ce que tu fais ? Tu n’es pas là à 20 heures, mais tu n’es pas là à 9 heures non plus. » Elle me répond : « Oui, mais j’ai deux emplois. » C’est là que je me rends compte, je regarde ma chambre : « Mais tous ces trucs-là… » Je t’assure que quand ça te frappe, tu te rappelles de tous les moments où tu as été un petit con. Je pense qu’on se cache avec ce truc chevaleresque, et c’est juste pour cacher notre culpabilité.

A : Dernière question sur ce sujet-là, tu parles du fait d’être père dans tes textes. Qu’est-ce que ça a pu changer dans ta musique ?

JU : Ça n’a pas changé ma musique. C’est-à-dire que c’est pas comme si je faisais attention de fou à ce que je disais. Je pense justement que tu dois faire de la musique sans avoir ces paramètres-là. Maintenant, ça fait de moi quelqu’un qui doit à tout prix se professionnaliser. Je peux pas juste faire de la musique pour kiffer : « J’aime trop ça, moi, rapper dans les parkings. » C’est de là que je viens, le rap qu’on fait n’importe où. Mais non, il faut que tu te professionnalises, il faut que tu structures ton truc. Là, je suis dans un trip où il faut que ça rapporte, mais il ne faut pas que je perde la flamme. Parce que si je perds la flamme, ça ne rapporte plus de toute façon. Donc, il faut que je réussisse à trouver cet équilibre.

A : Dans l’album il y a énormément de références à l’eau. Tu dis dans le titre « Poussière » : « Pourtant, s’il me fallait définir, je serais l’eau ». Et dans le titre « Turquoise » : « J’ai peur d’aller plus loin. Peur que l’eau turquoise devienne bleu marine. » On entend même des bruits de vagues en fond.  Ça représente quoi l’eau pour toi, finalement ? 

JU : Ça me fait peur pour de vrai. Les fonds marins me font peur. Et quoi de mieux comme analogie que les fonds marins, le grand bain ? C’est-à-dire enfin être à la place où tu avais envie d’être. T’es dans le grand bain, mais en même temps ça te fait peur. L’analogie n’est pas si subtile. C’est simple, c’est les fonds marins, il fait noir, c’est très néfaste, et pourtant, t’as envie de les explorer. C’est ça que font les humains. Ils ont envie de conquérir. Ils ont conquis la Terre, jusqu’à ce qu’il leur arrive des dingueries. D’un côté ça te fait peur, mais ça t’attire aussi d’aller conquérir un nouveau monde.

A : Toujours cette tension.

JU : Toujours cette dualité, ouais.

« Dans mon scénario, le gars prend la mauvaise direction du début à la fin, mais c’était encore plus intéressant de faire comprendre qu’un mec avait dit que ce n’était pas la bonne voie. »

A : Il y a également plusieurs références à la couleur bleue. La pochette de l’album, comme le titre « Bleu marine » ou le titre « Pastille bleue ». Le bleu, ça fait souvent référence à l’apaisement, la tranquillité, mais quel sentiment veux tu transmettre avec ça ?

JU : Ok. Je le vois différemment. Je vois cette couleur comme froide, il y a quelque chose de nécrophage. Si tu prends le temps de regarder la cover, tu vois que mon deuxième garçon, il est un peu plus bleu que le premier ou moi-même, c’est comme pour signifier que ça y est, lui, il est foutu. À force de me suivre, il est dans la même doctrine que moi. Alors que le premier, on a voulu lui ajouter une subtilité. Il regarde autre chose, et il arrive à faire attention à ce qui l’entoure, et pourquoi pas, je l’espère, devenir celui qui détruit le rouage. Ce truc cyclique de « les garçons font des garçons », j’aimerais qu’il puisse briser ce truc-là.

A : Est-ce que tu es dans une quête de paix par rapport à ça ? 

JU : Je sens que je n’ai pas fini de poursuivre la paix. C’est un interrupteur. Un jour, tu l’as, un jour, tu l’as pas. C’est ça la paix. Je voudrais retrouver ce truc- là. J’aimerais pouvoir l’installer, j’en parle, sur 17 titres. Il faut le vivre maintenant. J’aspire à trouver mon équilibre, mon épanouissement, et je t’avouerais que j’ai l’impression de le vivre en ce moment. Pourquoi ? Parce que, le retour des gens fait de moi quelqu’un de beaucoup plus serein. Il y a moins ce sentiment du « vite, vite, il faut que je fasse quelque chose qui marche! » Attention, on est loin du disque d’or, ça vient tout juste de sortir…

A : Mais tu sens que tu peux faire vivre cet album sur la durée.

JU : Exactement. Je sens que ça y est, on a trouvé le support qui me permet d’arrêter d’être branlant, et donc de m’asseoir et de pouvoir dire : « Prenons le temps de respirer et d’apprécier. »

A : À propos d’Allegria Blue, comment s’est fait cette connexion pour le visuel de l’album ?

JU : Je tombe sur ses peintures sur Instagram. Je kiffe le style. En fait, à la base, ça devait être une photo. Je crois même que ça devait être du noir et blanc. On tourne un clip et sur le set, il y a quelqu’un qui prend une photo volée. Et je regarde la photo, je me dis : « C’est ça la cover les gars. » Sauf que la photo est inexploitable. La qualité, les pixels, etc. Merde. Ok, comment on peut refaire ? Je commence à me dire « OK, on recrée le set up, on refait la photo. » Sauf que c’est très incertain, ça. Il n’y a pas plus incertain que de vouloir recréer à un moment. Comment on fait ? Ok, une peinture. Il me faut une peinture. C’est là que je tombe sur Allegria et que je lui dis, c’est ce truc- là. Il n’y a pas autre chose, c’est ce machin-là. Il faut juste qu’on y ajoute encore plus de sens. Il faut aller un peu plus loin dans ce qu’on a envie de raconter. C’est pour ça que je rajoute mes deux garçons. Je mets aussi la voiture pour véritablement synthétiser mon propos. Et pourquoi pas même que ça devienne un véritable élément d’interprétation.

 A : Sur le titre « Incapable » tu dis « Je reste incapable de le dire, c’est impossible. » Est-ce que cette difficulté de montrer certains sentiments, garder l’armure, ça ne fait pas lien avec le titre de l’album ?

JU : Exactement. C’est de garçon en garçon. C’est les codes, c’est les séquelles. Ton père ne te le dit pas, son père ne lui a pas dit. On est un peu plus woke maintenant, on en a un peu plus conscience. Et du coup, j’essaie de le transmettre à mes garçons. C’est ce que je dis. Je vais m’assurer que mon fils soit doué. Et pour ça, il faut que je l’aide. Il faut que je l’aide à avoir ce nouveau code. Mais j’aime beaucoup ce morceau. C’est mon morceau préféré parce qu’il y a encore cette dualité. En premier lieu, je suis incapable de lui dire que je ne l’aime plus. En deuxième lieu, si je suis je suis incapable de dire que je l’aime.

A : Mais tu parles de différents types de relation ? Ça peut autant être une relation avec une femme, que celle avec tes fils ? 

JU : Exactement.

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