Nas
King’s Disease III
Sans aucun featuring, le quinzième album de Nas conforte et répond aux attentes placées en un producteur devenu incontournable et un MC dont le talent ne fait plus débat.
La maladie du roi. C’est ainsi que Nas décidait d’intituler en 2020 le premier volet de ses albums en commun avec le producteur californien Hit-Boy. Pourquoi ce titre ? Le prodige allait s’en expliquer tout le long de sa douzième œuvre. Première bonne nouvelle : le rappeur-star de Queensbridge n’avait pas la goutte, cette maladie due à un régime riche et alcoolisé (en gros, ce que vous voyez sur la pochette du disque) qui rongeait les articulations des rois aux temps médiévaux. Aucun dommage physique, mais les blessures, Nas les avait dans le crâne. Depuis la fin des années 90 où, après deux premiers disques et autant de succès, il fut dépossédé de sa couronne pour une série d’albums moyens. Depuis : un deuxième sacre au début des années 2000, et une couronne dûment récupérée après une bataille épique (et maintes fois débattue) avec Jay-Z et deux œuvres (Stillmatic et God’s Son) brillantes. Un court règne auquel succédait une nouvelle fournée de disques trop irréguliers. Depuis : un mariage, un divorce, et un album façon Here, My Dear, en guise de douce vengeance. Et ce, jusqu’à Nasir, album sous-travaillé par un Kanye West débordé ne laissant à Nas que des miettes de productions. Deux ans après cette ultime déroute, la maladie du roi que Nas sous-entendait sur King’s Disease était celle allant inévitablement de pair avec le trône : le cirque des médias, les rumeurs infondées, les attentes démesurées et la jalousie de certains compétiteurs. « So, can I breathe ? Can I walk ? Can I speak ? Can I talk ? / Can I floss without you wanting me outlined in chalk ? » s’interrogeait-il sur le morceau titre. Son rap devenait plus lucide et moins factice. Plus « Nas » et moins « Escobar », en s’appuyant pour « The Cure » sur de récents événements tragiques: « Cold game, don’t get exposed, stories get told / You glamorize the game, it ain’t a glorious road / Rest in peace Kobe and Nip, that’s off the rip / King shit, if it ain’t about fam, it don’t mean shit ». Avec Hit-Boy aux manettes, Nas posait alors la première pierre d’une nouvelle reconstruction.
Une reconstruction qui prend à l’automne 2022 des airs de véritable renaissance. Car, après la confirmation de King’s Disease II et surtout le joyau Magic, King’s Disease III vient mettre un « point blank, period » (ce qui pourrait se traduire en français par « point-barre ») sur les lèvres des aficionados du rappeur et, plus largement, du rap. La formule peaufinée par le duo au fil des ans déploie ici des ailes de phénix majestueuses. Quelque peu tatillonne sur King’s Disease premier du nom, la production, réconfortée par le succès critique de Magic, prend sur ce troisième opus toute son envergure. Nas et Hit-Boy s’auto-proclamaient « nouveau Gang Starr » fin 2021, ils sont désormais « Michael & Quincy » sur un début d’album tonitruant. Car si l’album baisse en intensité après un « 30 » éclaboussant de panache, le disque démarre sur des chapeaux de roue. Introduit par une punchline de Richard Pryor, « Ghetto Reporter » fait un raccord parfait avec la fin de Magic. La suite est phénoménale : sur « Legit », Hit-Boy sample une scène électrisante du film The Five Heartbeats pendant que Nas retourne l’auditeur au déclenchement de la batterie avec quelques assonances dont il a le secret. Sur « Thun », c’est une armée de violons à l’unisson que le producteur emprunte à Sherine Abdel Wahhab (célèbre actrice-chanteuse égyptienne) et couple aux sirènes extra-terrestres du groupe funk-rock ESG. Nas y rappe le Queensbridge de ses jeunes années dans un disque où les verbes sont souvent conjugués au passé. Pour « Michael & Quincy », il dresse le portrait d’une Amérique fascinée par ses gangsters à travers le name-dropping des regrettés Ray Liotta et James Caan (« Gang members got nothin’ on these congressmen / Plus Ray Liotta and James Caan died / Iconic actors who were redemption for these mob guys ») avant d’éparpiller avec une aisance naturelle les titres emblématiques du roi de la pop à la fin de ses couplets. Dans ce même morceau, au détour d’une anecdote entre Ray Charles et Quincy Jones, Nas semble vouloir retrouver sa jeunesse. Une quête de la cure de jouvence qu’il donne pourtant l’impression d’avoir trouvée à l’aube de ses cinquante ans. Sur « Ghetto Reporter », il conclut : « When I’m fifty years old, I wanna have fifty-year old fans / Sixty-year old fans, sixteen-year old fans ». Sur « Thun » : « In a Range Rover, dissectin’ bars from « Takeover » / Sometimes I text Hova like « N***a, this ain’t over ». Deux preuves que Nas semble encore vouloir en découdre les prochaines années et pousser l’excellence dans de nouveaux retranchements.
« S’il ne sait pas pour combien de temps encore le trône sera son assise, Nas peut y siroter son spiritueux tranquille et profiter de ce moment de grâce. »
Pourtant, comme Magic et ses prédécesseurs, King’s Disease III tombe encore dans les poncifs de son auteur et le piège du legacy rap. C’est une habitude et c’est aussi son style finalement depuis « New-York State of Mind » et cette caractéristique de survoler les lieux et l’histoire. Mais à quarante-neuf ans, installé dans le fauteuil cossu du boss de Mass Appeal Records (et de multiples autres négoces : sneakers, liqueurs, restaurants, vêtements…), Nas ne se refait pas complètement. Sur une deuxième partie d’album moins triomphante, il injecte ici et là quelques conseils aux futures générations. Sur « Hood2hood », il appelle au cessez-le-feu de NY à LA, un thème que l’on retrouve sur la conclusion de l’album « Don’t Shoot ». « Recession Proof » est un autre appel, celui de n’attendre rien de l’extérieur et d’apprendre à miser sur soi dans des temps difficiles. Et même s’il aurait pu faire l’économie du morceau doublon « I’m on Fire » paré d’une mise en avant dispensable, l’auditeur prend plaisir à s’attarder sur son flow limpide et cette manière princière de rapper. Il réitère l’exercice de la personnification en incarnant, non pas un gun comme il a pu le faire en 1996 sur « I Gave You Power », mais un mal immatériel sur « Beef » (« All that internet beef, that shit a virgin to me / I been here before the Bible, it’s murder I speak »). Un sujet qu’il connait bien, et par lequel il a brillé face à Jay-Z une vingtaine d’années en arrière, contre lequel il se dresse à plusieurs reprises. Sur « Reminisce » d’abord, lorsqu’il répond aux critiques nostalgiques (« When you high as me, you get highly critiqued / Hopped on a beat, purposefully soundin’ like ‘9-3 / None quite like me, so haters can S-M-D ») ou sur « Serious Interlude » lorsqu’il évoque des jalousies adolescentes autour d’un flirt amoureux (« Since the days of public school when I was a scruffy dude / I ran with the troubled youth, had shorties and lovers, true / Many had got jealous before I was top sellin' »).
S’il parle au passé et semble en apprécier ses effluves, Nas explique sur « Reminisce » que ses productions actuelles avec Hit-Boy n’ont rien à envier à ses vieux classiques. En 2021, Aketo affirmait se sentir comme s’il avait « vingt ans avec vingt ans d’expérience ». Sa formule colle parfaitement au statut actuel de son confrère américain ; trente même, comme il l’énonce si bien sur la cinquième piste de ce dernier album. Il y a cependant sur King’s Disease III deux exercices brillants mis côte à côte qui peuvent s’accorder au présent sur lesquels le rappeur rayonne particulièrement. « Once a Man, Twice a Child » et « Get Light » offrent respectivement un peu de spiritualité et de légèreté. Sur le premier, Hit-Boy enregistre la voix de son tout jeune fils pour accompagner une production à la douceur californienne pendant que Nas insuffle dans ses couplets une philosophie résonnant avec l’outro crépusculaire du classique « All That I Got Is You » de Ghostface Killah. S’installe un carrousel scintillant où les lumières s’allument et s’éteignent dans un perpétuel renouvellement. Dans « Get Light », ce carrousel s’arrête pour prendre l’air d’un ballet éphémère. Nas y glisse même un pont vers le « Party & Bullshit » de Biggie pour le plus grand bonheur des DJ en manque de transition inter-morceaux. Comme pour « Speechless » (premier morceau de Magic), Hit-Boy sample sur ce titre au saxophone enivrant une création des musiciens de Soul Surplus. Depuis quelques années, le groupe de Philadelphie propose sur la plate-forme Splice de nombreuses compositions musicales à destination des producteurs contre un abonnement mensuel. Et ce n’est pas le seul. Si ce processus est une suite logique de la situation autour des déclarations de samples et réclamations des ayant-droits, qui a causé quelques problèmes financiers à certains artistes dans l’histoire du rap ou d’autres musiques, il pose la question du devenir de la production musicale. Ces sites de musiques « prêtes à l’emploi » tels que Splice ou Tracklib en font, sans l’ombre d’un doute, partie intégrante. Par extension, ne deviendront-ils pas l’antichambre d’une nouvelle ère : celle de la composition musicale par algorithmes et producteurs artificiels ? En l’occurrence, la démarche de Nas et Hit-Boy n’en est pas encore là et a le mérite de faire mouche deux fois en l’espace d’un an avec deux titres flamboyants.
En termes de production, King’s Disease III offre également un contre-pied remarquable aux instrumentaux gris et obscurs qui émanent d’un rap new-yorkais devenu dans sa grande majorité « griseldien ». Paradoxalement, Hit-Boy avait pris ses marques avec Benny The Butcher sur un Burden of Proof aux couleurs inhabituellement chaudes. Une chaleur et une luminosité qui explosent ici sur un disque au rendez-vous du succès annoncé dans Magic – rappelez-vous sur « Ugly » : « KD3 on the way, this just to feed the buzz ». Sans aucun featuring, le quinzième album de Nas conforte et répond aux attentes placées en un producteur devenu incontournable et un MC dont le talent ne fait plus débat. « Malheureusement » pour Nas, le voici de nouveau sur le trône. Un siège peu confortable dont il ne veut peut-être plus, mais avec lequel il a appris à vivre. S’il ne sait pas pour combien de temps encore il sera son assise, il peut y siroter son spiritueux tranquille et profiter de ce moment de grâce. Il vient d’établir au crépuscule de sa quarantaine, un magnifique run de quatre albums qui viennent s’ajouter à son tableau de chasse, déjà bien garni.
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