BEN plg, que brille le ciel gris
Après s’être fait remarquer en 2020 avec l’album Dans nos yeux, BEN plg peaufine sa recette et raconte désormais son Parcours accidenté.
Alors qu’il approche de la trentaine, BEN plg semble de plus en plus sûr de sa proposition. Il a près d’une décennie de tâtonnement musical derrière lui, dont une expérience scénique non négligeable. « Plg » signifie « pour la gloire », c’est la beauté du geste, l’envie de bien faire sans attendre nécessairement de retombées. C’est avec le projet du même nom que BEN posait en 2019 les premières fondations de l’album qu’il dévoile aujourd’hui. S’en est suivi le très bon Dans nos yeux, grâce auquel le Nordiste passait sous les radars de l’Abcdr l’an passé. C’était un disque touchant, fait de belles mélodies, de trajectoires racontées avec bienveillance, non sans humour. Il y avait aussi dans le rap de BEN plg une place pour l’hommage au rap français, et au détour de ce premier opus, il était plaisant de glaner les références. Son nouvel album, Parcours accidenté, s’inscrit dans la droite lignée des deux sorties précédentes. Le rappeur creuse le sillon qu’il s’est ouvert, peaufine sa formule, allant plus loin dans les recherches mélodiques notamment. Son équipe s’est un peu agrandie, notamment pour ce qui est des instrumentaux, et BEN a bon espoir que son public s’élargisse également. N’ayant pas du tout l’intention d’être un « rappeur de niche », bien que lui-même affectionne cette catégorie d’artistes, il croit en sa musique, dont il espère qu’elle porte la voix de ceux qui n’en ont pas, mais surtout qu’elle arrive aux oreilles de tous.
Abcdrduson : Tu as passé toute ton enfance dans la région lilloise ?
BEN plg : Je suis né à Villeneuve d’Ascq, juste à côté de Lille et j’ai grandi à Tourcoing, donc j’ai passé toute mon enfance dans le Nord, et quand je suis parti de chez moi, à dix-sept ans, ça a été pour aller à Dunkerque. Ça reste le Nord mais c’est à une heure d’où je vivais et c’était la première fois que j’habitais seul. C’était pour faire des études parce que je m’étais fait recaler de tous les trucs possibles et imaginables chez moi. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire, j’étais un footballeur de bon niveau donc je suis parti à Dunkerque jouer, mais je m’ennuyais. J’ai arrêté le foot sur deux matchs de CFA et j’ai fait une fac de sport. Mais ce n’est qu’à l’âge de vingt et un ans que j’ai bougé du Nord : je suis parti vivre à Metz.
A : Les paysages de Lorraine sont marqués par leur passé industriel et minier, comme ceux du Nord. Est-ce quelque chose qui t’a marqué dans ces différents espaces de vie ?
B : En allant à Metz, ce n’est pas quelque chose dont j’avais conscience, je l’ai découvert après. Le hasard m’a mené là-bas pour suivre une formation, sans savoir à quoi ressemblait la ville. Et pareil pour Dunkerque : en partant de Tourcoing, je ne savais pas comment c’était. Ensuite, j’ai constaté la proximité entre ces villes, notamment en termes d’environnement social. À Dunkerque, il y a énormément de monde qui bosse dans les usines, chez Arcelor, et à Tourcoing, il y a le passé textile ; ce n’est pas pareil mais tu y croises des profils ressemblants. J’ai été marqué par des rencontres fascinantes. Il y a chaque année le carnaval à Dunkerque, il dure un mois et j’ai échangé avec des gens qui ne partent même pas de chez eux parce qu’ils prennent leurs congés pour faire ça. Ils ne quittent pas la ville et celle-ci est physiquement marquée par l’industrie, à un kilomètre à la ronde autour d’Arcelor, tout est orange. Il m’est arrivé de me balader au milieu de tout ça, d’observer, c’est fascinant.
A : Tu es de 1992, donc d’une génération née avec le rap. Avais-tu dans ton entourage d’enfance des gens qui en écoutaient ? Est-ce une musique avec laquelle tu as grandi ?
B : Non, je n’ai pas de grands frères et personne n’écoutait vraiment de rap autour de moi. Ma mère faisait un peu de piano et il y en avait un chez mes grands-parents. Étant petit, je passais beaucoup de temps à squatter sur le piano et je n’ai fait le lien que récemment entre ça et la musique. Je pouvais rester trois heures sur l’instrument sans vraiment savoir jouer, juste à balbutier des trucs et je pense que le sens du rythme, la musicalité, peuvent se développer par ça. Après, pour ce qui est de mes premiers souvenirs de disques, ce sont ceux qui étaient dans la chambre de mes parents lorsqu’ils étaient encore ensemble. Il y avait plein de CDs, je les prenais et les mettais dans mon poste. Je me souviens de Francis Cabrel, Alain Souchon, Bobby Lapointe et aussi de Starmania ! J’aimais trop Starmania. J’étais du genre à écouter les disques en regardant la pochette, en lisant le livret. Par exemple Bobby Lapointe m’a marqué pour ça, parce que j’aimais lire les paroles. J’ai fait exactement la même chose quand j’ai eu mes premiers CDs de rap, adolescent.
A : Lesquels étaient-ce ?
B : Les tous premiers, achetés avec une carte cadeau FNAC que m’avait offerte ma marraine, c’étaient Autopsie vol.2 de Booba et Suis-je le gardien de mon frère ? de Sefyu.
A : Quand tu achètes ces deux albums, as-tu déjà un contact avec le rap ?
B : Oui, à ce moment-là, je kiffe déjà le rap ! Je suis au collège et c’est une époque où l’accès à Internet est limité, en gros tu pouvais passer une vingtaine de minutes dans la journée sur l’ordinateur familial. Ces minutes, je les utilisais pour aller sur Booska-P puis sur Limewire ou eMule. Dès qu’un titre me plaisait sur le site, je cherchais à entendre d’autres morceaux du rappeur. Ça a dû commencer avec Booba, mais pas par un album entier. Sa musique commençait à bien tourner autour de moi, j’ai cherché et je suis tombé sur un son comme « Le Bitume avec une plume » qui m’a directement matrixé. Dans le même ordre d’idée, « Elle est partie » de Salif m’a choqué, notamment la fin, quand il engueule le barman. Je ne pensais pas encore en termes d’interprétation ou autre, mais j’entendais un désespoir inédit pour moi sur un titre de rap, ça m’a bien chamboulé. Quand j’entends ce morceau, je connais déjà des sons de Salif plus récents et j’ai l’impression que ce n’est pas le même rappeur. Je connais un mec plus racailleux, avec une voix plus sombre, je pensais que c’était un homonyme ! En plus, en cherchant sur les sites de téléchargement, je tombe sur Salif Keita, alors pour moi il y en a trois. Alors que Salif, le rappeur… Il n’y en a qu’un ! Mais la confusion s’explique par contre, il y avait une vraie différence dans la voix, dans les flows, entre le rappeur que je connaissais de l’époque Boulogne Boy, Prolongations et celui du premier album.
A : Te souviens-tu t’être dit à un moment que le rap allait t’accompagner et que ce n’était pas simplement de la musique que tu écoutais en fond ?
B : C’est quand j’ai commencé à vouloir tout savoir, à remonter l’arborescence à partir d’un titre. Admettons qu’en écoutant Seth Gueko, j’entends Nakk sur un featuring, j’accroche bien à sa voix alors je pars chercher tous les artistes taggés sur le fichier mp3 du morceau jusqu’à trouver Nakk… Quand j’ai eu cette démarche, j’ai vite rempli des baladeurs mp3 et j’ai su que j’avais une certaine passion. En plus, j’avais beaucoup de trajets à faire à pied, que ce soit pour aller en cours ou au foot, et je mettais systématiquement mes écouteurs pour ça. Pendant un moment, je n’entendais plus le bruit de dehors, que du son. Et j’avais envie de tout découvrir.
A : Pour autant, tu n’avais pas envie d’essayer de rapper toi aussi ?
B : J’étais en train de m’éduquer au rap et je voyais ça avec une forme « d’admiration ». Je ne me serais jamais pensé capable de faire la même chose. Dire ça me rappelle une anecdote : un jour j’ai rencontré Taïpan, et il m’a parlé d’un son qu’il avait mis six mois à écrire ; pour moi, alors assez jeune, c’était impossible de mettre autant de temps pour un morceau. Lors de cette rencontre, je commençais déjà un peu à rapper, mais un échange comme ça annulait dans mon esprit la question de réussir à faire quelque chose dans ce domaine. Un jour, j’ai compris que c’était chacun son chemin, qu’il n’y avait pas une façon de réussir mais que tu pouvais faire à ta façon, avec ta recette. C’est un mini syndrome de l’imposteur et tu l’as jusqu’au moment où tu fais un morceau et où tu te dis : « là, OK, j’ai fait quelque chose qui a sa place dans le paysage rap français. »
A : Lorsque tu rappes pour la première fois, tu le fais par attrait pour l’exercice rap ou par envie d’écrire ?
B : Je crois que c’est vraiment pour rapper. Déjà, ça arrive très tard, j’ai déjà la vingtaine quand je rappe pour la première fois un texte de moi. Avant ça, j’ai rappé par cœur des morceaux d’artistes que j’écoutais, je pouvais le faire a capella, chez moi, juste comme ça, sans me poser la question de la musique. Puis un jour dans une soirée, il y a pas mal de mecs autour de moi qui posent des couplets, et en vrai je ne suis pas plus impressionné que ça. Enfin je me dis que c’est faisable, alors je commence à gratter pendant la soirée puis je rappe mon truc. Il s’avère que ça plaît donc je comprends qu’effectivement, c’est possible d’essayer davantage.
A : Dans ton adolescence, tu ne fréquentes personne qui rappe ?
B : Pas du tout, je ne m’intéressais pas à la scène locale non plus et je ne suis même jamais allé à un concert de rap avant de voir les Nèg’ Marrons à Dunkerque dans le cadre d’un show organisé par un pote à moi, que j’aidais. Le premier concert de rap auquel j’assiste, c’est parce que je suis plus ou moins dans l’orga, et c’est tardif.
A : En revanche, parmi tes proches, quelqu’un écrit : ton grand-père, journaliste et poète. Que représente-t-il dans ton cheminement créatif ?
B : Au collège, j’avais eu un devoir à faire à la maison, pour lequel il fallait demander à quelqu’un de son entourage ce qu’il avait vécu de plus fort dans son métier, et j’ai donc interrogé mon grand-père. Il était journaliste, avait interviewé plein de gens, et pour mon devoir, il m’a raconté avoir rencontré une prostituée qui faisait ce métier pour nourrir ses enfants, ce qui l’avait vachement touché. Ma réaction avec mes yeux d’enfant ça a été de lui demander s’il n’avait pas interviewé des gens connus ou autre… « Si, si, j’ai suivi Jacques Brel en tournée ! » Il m’a répondu ça et limite c’était ce que j’attendais au départ, alors qu’avec le recul, pas du tout et j’avais déjà compris. Mais ce qui est assez drôle c’est que raconter des trajectoires comme ça, c’est ce que je fais dans ma musique, alors cette histoire est symbolique. Et derrière ça, mon grand-père, je lui ai fait écouter Dans nos yeux et Parcours accidenté, il m’a dit que c’était trop bien : « tu fais ce que j’aurais voulu faire. » Il se rend compte de ça déjà, et en plus à quatre-vingt trois ans, il arrive à passer au-dessus des questions de prods ou de manière de rapper pour écouter mes textes. Quand il entend « je me demande si la banquière va accepter qu’on paye en peut-être » sur « L’Orage et la foudre » avec le back qui fait « bien-sûr ! », il rigole ! C’est un truc de fou parce que les sons ont changé, ce n’est pas une évidence, et lui il rit à une bonne phase comme nous on peut le faire en entendant un mec en sortir une dans un freestyle. C’est un truc qui me fait vraiment plaisir parce qu’étant petit je voulais être journaliste comme mon grand-père et au final je fais du rap, ce n’est pas être journaliste mais dans ce que je fais il y a une filiation.
A : Tu documentes le monde à ta façon. Revenons sur la période pendant laquelle tu passes d’organisateur de concerts à artiste. Concilier les deux casquettes était trop compliqué ?
B : À un moment, je me suis dit : « j’ai envie de faire partie de ce monde. Je ne sais pas comment, mais j’ai envie d’aider, de faire avancer le mouvement. » J’admirais les mecs qui organisaient des concerts et j’avais l’impression que c’était ça qu’ils faisaient, faire avancer le mouvement. Dès que j’ai eu l’occasion d’organiser des choses moi-même, je l’ai fait, près de chez moi d’abord, puis ailleurs ensuite. Le problème, c’est qu’à cette période, je commençais à rapper et qu’il m’arrivait de me retrouver dans des événements en tant que rappeur et organisateur en même temps. C’est schizophrénique d’une part, et les gens ont aussi besoin de savoir à qui ils parlent : à un professionnel ou à un artiste ? Faire le distinguo n’est pas forcément facile pour tout le monde, y compris pour moi. Donc j’ai décidé d’arrêter la partie orga et ça a été un soulagement. Maintenant, c’est aussi ce qui explique que dans ma musique, j’ai l’envie et l’habitude d’avoir le contrôle sur plein de choses. Quand on me propose une date de concert, je suis un relou !
A : C’est-à-dire ?
B : Enfin ce n’est pas que je suis un relou, c’est que je sais comment ça marche. J’attache une grande importance aux concerts, en live j’ai envie de proposer des choses de qualité et à côté de ça je connais un minimum le fonctionnement des salles, etc. Donc si tu me dis que t’as une mairie avec toi, des subventions de la ville ou je ne sais quoi mais que tu as cent euros… [Il marque un petit silence] Je dis non. [Rires] Mais ça va au-delà de ça, on est indépendants mais j’essaie d’organiser des choses assez ambitieuses et je suis très impliqué. Je suis un artiste qui a le nez dans tous les groupes Whatsapp ! Ça m’intéresse de savoir ce qui se passe, si on prend une campagne marketing à droite, si on fait un truc à gauche, j’ai envie d’être au courant.
« Je n’ai absolument aucune volonté de faire une musique de niche. »
A : Ton développement en tant que BEN plg commence en 2019, avec l’EP Pour la gloire, sans invité et réalisé en tout petit comité. Est-ce qu’avec ce projet, il y a une volonté d’aller vers quelque part, de poser des fondations, ou est-ce juste livrer de la musique et advienne que pourra ?
B : Quand j’ai rencontré mon manager, une idée est ressortie de nos discussions, c’est celle d’être une personne plus intéressante que l’artiste que j’étais alors. Tu as vécu des choses, tu as des pensées, il faut chercher à réussir à les exprimer. Avoir donné des cours en prison, avoir emmené des personnes handicapées mentales aux quatre coins du monde en colonie de vacances… Il y a tellement de choses que j’ai faites qui peuvent être hyper intéressantes à raconter, mais que je n’osais pas raconter ou en tout cas que je ne me permettais pas de raconter, parce que je n’arrivais pas à l’entrer dans le prisme musical. Il fallait enlever des carapaces, retirer des couches de pudeur. Dans la musique, il n’y a pas de format prédéfini pour ce que tu racontes, le but est d’être singulier, pas d’entrer dans un moule, mais en vrai ce n’est pas toujours simple en tant qu’artiste. Tu te demandes parfois ce qui marche ou ce que tu as le droit de raconter, des choses comme ça. Ce sont les discussions autour de ça qui ont permis d’évoluer pour arriver à Dans nos yeux. Pour la gloire me mettait sur ce chemin, il y a dedans vachement de prémisses de ce qu’allait être l’album, mais on est encore dans l’exploration.
A : Dans nos yeux arrive à l’automne 2020 et ne passe pas tout à fait inaperçu dans le microcosme rap français, la qualité de l’album est loué par quelques observateurs. Souvent, ce type de réception critique ne s’accompagne pas d’une rencontre avec le public. T’es-tu interrogé sur ça ?
B : Carrément, ça a été une grosse réflexion. Dans un premier temps, tu es déjà content d’avoir atteint ça, de vivre une espèce de succès d’estime ! Quand j’étais plus jeune, je ne faisais pas la différence entre les degrés de succès, un album comme Perdant magnifique de Sameer Ahmad, j’avais l’impression que c’était énorme ! Ou Joe Lucazz, pour moi c’était un mec dont tout le monde parlait. Je ne me rendais pas forcément compte que derrière, le chiffre était minuscule, donc au moment de Dans nos yeux, j’ai commencé à mieux réaliser ça, mais je me disais surtout qu’après tout, c’était mon premier album et c’était déjà un bon début ! Mais c’est vrai que la réflexion s’est installée, avec l’idée qu’il fallait aller au-delà. C’est le but du deuxième album, essayer d’aller plus loin que le succès d’estime, parce que je pense en plus, en toute humilité, être capable de proposer une musique qui plaise à un plus large public. Je m’en rends compte, la plupart des gens qui écoutent ma musique apprécient, bien-sûr ça ne plaît pas à tout le monde, il n’y a pas de soucis, mais je sais qu’avec une plus large diffusion et en améliorant la recette, ça peut devenir cool. Je n’ai absolument aucune volonté de faire une musique de niche.
A : Chose assez malheureuse pour toi comme pour beaucoup, la sortie de ce premier album a coïncidé avec l’épidémie de covid-19 et la crise sanitaire. Dans un premier temps, est-ce que cela a eu un impact sur la création de Dans nos yeux ?
B : Non, Dans nos yeux était déjà très bien avancé quand la crise sanitaire a commencé. Pendant le confinement, j’ai déjà « Ton âme » et « La Nuit » de coffrés en clip. Juste avant qu’on soit confinés, je suis au Maroc en train de tourner « La Nuit », et les deux clips paraissent pendant cette période. Le covid n’a pas eu tant d’impact que ça pour l’élaboration de l’album. En plus ça m’a permis de me concentrer sur le studio, chose dont j’avais besoin parce que j’ai un gros passif de scène. En étant focus sur le studio, je me sentais exister d’une nouvelle manière. Qui plus est, ma musique était en train d’évoluer, auparavant on était sur des morceaux plus turn-up, énergiques, et là je rentrais dans des morceaux plus chantés, plus introspectifs. Pour préparer un show, ça m’aurait demandé vraiment du temps de faire cette conversion-là, et je n’ai pas eu à le faire, donc ça m’a plutôt permis d’intégrer la musique que je faisais.
A : Une fois l’album sorti en revanche, la situation sanitaire a du avoir un impact : pas de scène, promo plus difficile… Tu t’es senti freiné ?
B : Forcément un petit peu freiné, à chaque fois que tu fais une scène, tu gagnes des auditeurs etc. Donc oui c’est le cas, mais je ne me le suis pas dit…Parcours accidenté ! On s’en fout, ce n’est pas grave. À aucun moment je ne me suis dit « ah merde, peut-être qu’on aurait pu faire-ci, faire-ça… » Oui, peut-être qu’avec Dans nos yeux on aurait pu faire une belle Boule noire ou autre, mais tant pis, ce n’est pas grave, c’est comme ça et je n’y ai pas pensé plus que ça.
A : Dans le cadre de Dans nos yeux, il y a eu la production du court-métrage autour de “Quitter la fête”, de quoi est-il né ?
B : Là on est clairement dans un truc pour la gloire ! [Rires] Tous les ans, mes grands-parents font un voyage organisé en Pologne avec des personnes âgées, et juste avant le covid, ils me proposent de venir. Ils ne sont pas éternels et je me dis pourquoi pas passer une semaine non-stop avec eux, donc j’y vais et je me retrouve avec uniquement des gens de soixante à quatre-vingt ans qui sont là entre eux et vivent en groupe. Ça me fait trop rire, je vois ma grand-mère comme je ne l’ai jamais vu, en train de bitcher sur d’autres grands-mères… « Tu vois comment elle est habillée celle-là ?! » J’hallucine, et puis je vois aussi comment les gens évoluent avec l’âge, ça me fascine un peu. Alors un jour je me dis qu’il faut faire une télé-réalité avec des vieux, et j’avais cette volonté d’essayer de réaliser quelque chose moi-même, donc j’en parle et on se met en tête de le faire. Le projet est hyper confidentiel, le clip a même un peu floppé on peut le dire, mais je suis assez fier de l’avoir fait, au final j’ai fait un film ! Même si en termes d’énergie et d’argent c’est complètement à perte, c’est pour la gloire et le jour où je voudrai refaire ça, j’aurai cette expérience derrière moi. Je suis aussi content de l’avoir fait parce qu’en plein milieu de la crise sanitaire j’ai réuni une dizaine de personnes âgées, des gens isolés qui s’ennuyaient chez eux. Ma grand-mère n’en pouvait plus d’être enfermée chez elle ! On leur a donné des cours de théâtre, il y a eu presque trois jours de tournage et pour eux c’est un souvenir impérissable, ils m’en parlent encore tous. C’est trop cool en vrai.
A : Sur tes clips en général, quelle est ta part d’implication ? Et quelle est ta volonté avec l’image ?
B : C’est hyper important pour moi, j’aime trop ça. C’est né avec « Ton âme » en fait, pour ce clip j’avais l’envie de raconter cette histoire avec une grand-mère, un type à la campagne un peu perdu qui rêve de faire un Ironman. J’aimais trop raconter cette histoire-là et en gros j’aime bien raconter des histoires qui peuvent être touchantes et un peu décalées de la chanson. Sur « Ton âme » je voulais cette réalité-là du Nord, le clip est tourné chez mes grands-parents. Tanger pour « La Nuit » c’est parce que j’avais envie de montrer ce que j’avais vu là-bas un an plus tôt, j’y étais allé et les gens rencontrés m’avaient grave touché. J’essaie de trouver pour chaque chanson clippée un lien avec quelque chose que j’ai fait dans ma vie et que je veux montrer. C’est aussi là que le côté « pour la gloire » intervient, je me refuse à faire un clip qui n’apporte rien, qui ne dévoile rien sur moi. Tous mes clips dépeignent quelque chose mais ils dévoilent aussi une facette de moi. Le dernier clip, « Vivre et mourir à Dunkerque » raconte des choses que j’ai vécues également. Et dès qu’on fait un clip, je ne veux rien laisser au hasard, quand un réal me dit « vas-y fume une clope là » sans savoir pourquoi, j’ai envie de lui rentrer dedans.
A : Tu ne veux rien de gratuit dans l’image.
B : Non, voilà. Après on est en indé donc forcément des fois on fait des bolides avec des bouts de vis.
A : [Interrompt] Elle vient du nouvel album celle-ci !
B : Ouais, je me permets de m’auto-citer ! [Rires] Je veux dire que parfois on bricole, mais je suis content parce que cette image on arrive de plus en plus à l’affiner. « Mon frérot » est un de mes clips préférés et je trouve qu’avec ce genre de clip j’arrive vraiment à approcher ce que je veux faire.
A : Venons-en à Parcours accidenté, qui sort un peu plus d’un an après le premier album, ce qui fait donc trois projets en un peu plus de deux ans. Qu’est-ce qui a motivé cette productivité ? L’album a-t-il été élaboré complètement après la sortie de Dans nos yeux ou naît il déjà en amont ?
B : Je voulais vraiment enchaîner après la sortie de Dans nos yeux, donc on s’est mis directement sur un nouveau projet. Il y a toujours une phase de défrichage quand tu commences un album, je pense, dans le sens où au début tu t’autorises à faire des morceaux sans trop penser, sans trop te demander « c’est un nouveau projet, qu’est-ce que je raconte ? » Je ne fais pas de brainstorming, ça se fait au fil de l’eau. Il y a un truc qui a changé, c’est que je me suis ouvert à d’autres compositeurs, ce qui est hyper important dans la création de l’album. Pour Dans nos yeux, j’ai créé tout l’album avec Murer, en étant ensemble en studio et tout, et c’est quelque chose que j’ai fait aussi avec Lucci sur Parcours accidenté. Il est aussi à la réalisation du projet en vrai, donc ça c’est déjà quelque chose qui a évolué.
A : Comment as-tu rencontré Lucci ?
B : On habite dans la même ville. Lui et toute l’équipe Northface Records (Bekar, Balao, etc.) sont des mecs un peu plus jeunes que moi et ils me connaissaient de trucs que je faisais avant. Avec Lucci, on avait fait une session avant Dans nos yeux, et de façon assez drôle ça n’avait pas vraiment marché, on n’avait pas fait un super morceau. Et quand on a commencé à en refaire, la rencontre humaine a été intense et j’ai besoin qu’il se passe quelque chose humainement quand je fais de la musique avec quelqu’un. On s’est mis à faire de plus en plus en plus de morceaux, et du coups il se retrouve à produire la moitié du projet et à faire partie de la famille BEN plg en vrai.
A : La construction de Parcours accidenté a duré un an donc ?
B : À peu près un an oui. On a fait pas mal de morceaux, un peu comme pour Dans nos yeux, et puis à un moment on se dit : « Ok, là on a des morceaux forts ! » Le morceau « Parcours accidenté » arrive hyper vite mais on ne se rend pas compte directement que c’est le titre « porteur ». Puis au fil des morceaux qu’on fait je me dis qu’on se dirige vers un album, ou en tout cas qu’on va pouvoir en faire un. L’album aurait pu sortir beaucoup plus tôt en vrai, et ça n’a pas été le cas pour diverses raisons. Ça n’aurait pas été le même album par contre, parce qu’il y a des morceaux qui ont été faits récemment, comme « On préfère les chansons tristes » ou « Vivre et mourir à Dunkerque ».
« La chance que j’ai, c’est d’avoir pu faire plein de rencontres. »
A : Tu approches des trente ans, tu fais de la musique depuis près de dix ans, t’arrive-t-il d’exploiter des textes que tu as écrits par le passé ? Ne serait-ce que des notes prises il y a quelques années ?
B : Non. J’ai une manière d’écrire qui correspond vraiment à s’ouvrir le ventre. Parfois on fait une instru, et il y a des trucs que j’avais déjà en tête mais qui ne sont pas écrits, des images qui peuvent venir alors que je les avais déjà conceptualisées depuis quelques années mais je ne reprends quasiment jamais de texte. Sur l’album, il y a juste le premier couplet de « Né pour briller » que j’ai depuis Dans nos yeux. C’est une de ces maquettes qui n’a pas abouti mais dont on adore le couplet, alors on essaie de le polir, de le rendre audible. Ça arrive, mais de manière générale ce sont des textes frais.
A : Donc ton processus d’écriture, c’est de t’installer et de te lancer dans l’écriture d’un morceau de bout en bout ? Tu ne prends pas de notes quand tu vois quelque chose qui t’inspire ?
B : Si, ça arrive, mais de moins en moins ces derniers temps. Avant, j’avais peur de perdre des idées. Tu as ce fameux truc où tu te dis « ah, cette phrase est bien ! » donc tu la notes jusqu’au moment où tu te retrouves en studio et où tu relis tes notes. Mais ça c’est chiant parce que ça te met dans un carcan, j’ai l’impression d’avoir un boulet au pied et ça je n’aime pas du tout. J’ai réussi à me détacher de ça, alors il m’arrive de relire mes notes de temps en temps mais quand je suis au studio j’essaie de partir d’un jet naturel. Sinon tu te dis « je les écris parce que je veux garder une qualité d’écriture, et si je ne fais pas ça, je n’aurais pas phases « wahou! ». » Mais en fait, non, les phases « wahou! » elles viennent de l’ouverture de ventre, et si tu as des trucs marquants, tu les retiens. Quand j’arrive au moment de l’écriture je ne fais pas de remplissage en prenant dans mon dossier de notes.
A : C’est la présence de détails visuels, d’images, qui me laissaient penser que tu travaillais en prise de notes. On peut aussi mémoriser ce que l’on voit cela-dit.
B : Je pense que c’est ça, et il y a aussi autre chose, c’est que j’écris en marchant.
A : Tu devances la prochaine question qui visait à savoir si tu écrivais chez toi ou dehors.
B : Alors je n’écris quasiment jamais à la maison. Sur Parcours accidenté il n’y a que « Pas du bon côté du soleil » que j’ai écrit chez moi. Je suis en studio, on fait l’instru et elle me provoque l’inspiration, donc je déroule le fil qui sort de ma tête pour ne pas la perdre. J’écris, j’écris, j’écris, je construis un couplet. Vient un moment où je pose ce que j’ai, et j’en fais un export puis je vais me promener. Ça peut durer deux heures, je me trouve un coin pour écrire, un arrêt de bus ou n’importe quoi, et je regarde ce qui se passe autour de moi, je fouille dans mes souvenirs et ça m’inspire. En général, je rentre quand il ne me reste plus que trois pourcents de batterie, et c’est la merde pour poser ! Ce qui fait que tous mes beatmakers ont mes textes par SMS. [Rires]
A : Concernant l’écriture toujours, as-tu déjà envisagé d’autres supports que la musique ?
B : Pas encore non, parce que vraiment j’adore faire des chansons.
A : Et écrire des chansons pour d’autres ?
B : Je l’ai déjà fait. C’est un vrai exercice, qui je pense est hyper différent selon la personne pour qui tu écris. J’ai bien aimé, mais je n’ai pas non plus pris mon pied de fou parce que j’avais l’impression de faire pour quelqu’un d’autre ce que je savais faire, mais à sa sauce. C’était ça le défi, mais je n’avais pas la sensation d’enregistrer de nouvelles informations, d’être mis en difficulté. Ce que j’aime c’est le côté cathartique, c’est me libérer de quelque chose, « tu crois qu’on fait du rap on est juste occupés à vomir » comme dit Isha. Ce truc-là j’en ai besoin, du coup faire un truc pour que ça sonne bien et que ça retranscrive juste les émotions ça m’anime moins.
A : Il y a une formulation récurrente dans tes textes qui consiste à dire que tu écoutes tel ou tel artiste, au point que ça devient une sorte de gimmick. Tu l’as fait pour Niro ou Nessbeal par exemple. As-tu une volonté de transmission par ces renvois explicites ?
B : Non, à aucun moment je me dis que les gens vont aller écouter, que je vais transmettre quelque chose. C’est juste la B.O de moi-même, à tel point que je me rends compte qu’avec ces « j’écoute… » je cite beaucoup de trucs à l’ancienne, alors que ce n’est pas du tout une volonté parce que j’écoute grave de choses actuelles. Je le dis un petit peu au final, dans « Cœur propre & mains sales » je parlais de Jul par exemple, et en vrai heureusement parce que je n’ai pas envie de faire le mec qui n’écoute que des trucs à l’ancienne alors que ce n’est pas du tout vrai. C’est juste que sur le moment, c’est ce qui me vient. Le truc sur Nessbeal dans « Né pour briller » c’est plus pour l’image de mélodie des briques.
A : Après tu dis « à l’ancienne », on n’est pas en train de parler de rappeurs si datés que ça non plus si ? Nessbeal ou Salif ce sont les années 2000, et le fait que tu les cites, comme peuvent le faire Freeze Corleone ou Djado Mado par exemple, c’est aussi votre honneur de rappeurs, parce que ce sont des années encore trop peu documentées…
B : Oui c’est vrai. Pour le coup je suis hyper content de faire une méga référence à Alpha 5.20, parce que Vivre et mourir à Dakar c’est une œuvre majeure et il y a trop d’émotions dans ses morceaux. C’est cool de citer de trop beaux albums, de trop belles pièces. Après je ne veux pas que ce soit un gimmick qui laisse croire que j’écoute que ça. Je me bute à Khali, il me procure énormément d’émotions, j’adore DA Uzi… J’écoute plein de choses actuelles.
A : Sur la production de l’album Parcours accidenté, il y a des choses nouvelles, comme l’instru de « Chrysalide » qui tend vers un son électro. Avais-tu envie d’élargir ton spectre sonore et de t’ouvrir à de nouvelles influences musicales ?
B : Alors oui, mais concernant « Chrysalide » : les trucs uptempo, la synthwave, j’ai toujours grave kiffé. « Quitter la fête » c’était déjà un peu ça ; ça fait vraiment partie de moi, c’est juste que je n’avais pas vraiment réussi à le faire ou trouvé la bonne recette sur Dans nos yeux. Quand je parle d’élargir ou de faire des choses que je n’avais pas réussi à faire avant, je citerais plus des morceaux comme « Parcours accidenté », avec des mélo plus faciles à retenir, un côté plus chanson.
A : Tu chantes effectivement davantage sur ce nouvel album, tu travailles là-dessus ? As-tu une appétence particulière pour cet exercice ?
B : Ouais, de ouf ! J’adore ça ! J’ai commencé à topliner il y a un an, un an et demi, et c’est quelque chose qui est important pour moi, je kiffe. Je ne m’en étais pas forcément rendu compte sur Dans nos yeux, mais j’avais besoin de moderniser ma formule. J’avais l’impression de faire de la musique moderne mais à plusieurs reprises on m’a catégorisé comme « mec à l’ancienne » alors que ce n’était pas du tout ce à quoi je prétendais. Donc j’avais cette volonté de progresser sur ça et la collaboration avec Lucci, qui est plus jeune et écoute des choses que je connaissais pas forcément, m’a permis de digérer d’autres choses et d’aller dans ce sens-là.
A : Ces mélodies, jointes à tes textes, me rappellent un rappeur français en vogue ces dernières années : SCH. Vous avez en commun une façon d’imager la vie périurbaine, parfois prolétaire, et des images très marquées, avec une écriture qui cristallise des idées autour d’objets, notamment. Est-ce quelqu’un que tu écoutes ?
B : Ok. Et bien merci, ça fait plaisir. C’est effectivement un rappeur que j’adore. Je me rends compte que certaines mélodies peuvent y faire penser, on me l’a dit pour « Vivre et mourir à Dunkerque » notamment sur le refrain, et je peux comprendre. Après j’ai l’impression d’avoir digéré l’influence aussi.
A : Pour les mélodies, mon idée n’est pas de te dire « on dirait du SCH », mais plutôt « il est sur un terrain dont la porte a été ouverte il y a cinq ans par SCH. »
B : Exactement, je suis carrément d’accord sur ça. Pour moi ce n’est pas la même chose mais ça me parle de ouf, SCH.
A : Tu as cité Khali tout à l’heure, on retrouve Bekar et Djalito sur l’album, tu étais récemment en studio avec Hyacinthe. Y a-t-il d’autres noms de la scène actuelle dans lesquels tu te retrouves ou dont tu te sens proches ?
B : Il y a So La Lune, c’est un de ceux qui me touchent le plus en ce moment ! J’adore Djadja et Dinaz, ça me touche de ouf. Isha aussi restera quelqu’un qui me touche énormément. Sinon il y a beaucoup, beaucoup de choses… Dernièrement j’ai écouté FROIDCOMMEDEHORS de Malo j’ai vraiment aimé. Khali, La Fève, toute cette équipe ça me parle beaucoup aussi. En ce moment, je suis vraiment ravi d’écouter du rap parce que je trouve qu’il y a trop de trucs biens qui sortent tout le temps ! La proposition est magnifique. Hier j’écoutais Classico organisé et pfff… Je suis émerveillé, il y a toujours des trucs… La direction que prend le rap, je la trouve magnifique, et je suis trop content de pouvoir profiter de ça. Franchement, c’est beau quand-même ! Je suis hyper enthousiaste de tout ce qui sort, c’est trop cool. Tu me parlais de Bekar et Djalito, j’étais grave content de pouvoir faire des morceaux avec eux, ce sont des belles connexions, des beaux moments. Ce sont des gens avec j’ai un passif humain, c’est aussi pour ça qu’on a fait des morceaux, mais on est dans une période où effectivement on me propose des featurings et j’en suis grave content, que ce soit avec Hyacinthe ou d’autres qui arriveront.
A : Sur la cover de Parcours accidenté, comme sur celle de Dans nos yeux, tu es entouré d’autres personnes. Dans tes textes, même quand tu parles de toi, tu sembles porter la parole de beaucoup de gens autour de toi. Qui est-ce qui tu représentes, et à qui ta musique s’adresse-t-elle ?
B : De manière hyper pragmatique, pour parler comme si je devais pitcher ma musique à la façon d’un attaché de presse, je te dirais que c’est la musique des personnes qui n’ont pas forcément de voix, qui n’ont pas de haut parleur, les classes moyennes et populaires qui ne s’expriment pas et dont je chante globalement le quotidien. C’est l’idée de faire briller le ciel gris. Après, moi, j’aime bien me dire que ma musique, c’est la voix de tout le monde. Quand je chante « Né pour briller », que je parle de moi-même qui marche dans la rue, fume et tise avec des pensées qui vont dans tous les sens, je pense que plusieurs personnes peuvent se retrouver dedans. L’intitulé « Dans nos yeux » de l’album d’avant est toujours valable en vrai. J’écris ce que je vois. Je vais parler avec Lucien qui est sur la cover de Dans nos yeux, il habite à trois pâtés de maisons de chez moi et boit une Rince Cochon le matin, il va me parler de ses problèmes et tout. Quelque part ça m’inspire, ça me nourrit aussi et j’aime bien raconter ces choses-là. Et quand ce que je rappe est inspiré par des gens, ça peut être pour eux mais aussi pour ceux que ça intéresse. Les gens qui se promènent, lèvent les yeux et sont fascinés par des choses.
A : Ce qui nous ramène à la démarche du journaliste que nous évoquions tout à l’heure.
B : Grave. Par exemple, j’ai accompagné pendant un moment des personnes handicapées mentales en séjours de vacances et un jour je demande à un mec où il va après la colo, il m’explique qu’il va rejoindre son père, donc je lui demande ce qu’ils vont faire, ce à quoi il me répond « je ne sais pas, on va rigoler. » Je lui dis « mais attends, moi je ne t’ai jamais vu rigoler, ni sourire ? » et là il m’a sorti une des phrases qui m’a le plus marqué dans ma vie : « Ah oui, mais ça je n’y arrive plus, c’est parce que maintenant c’est bloqué. » Je n’ai jamais réussi à le dire encore dans une chanson… Je ne pense pas être le seul à être fasciné ou du moins marqué par des phrases comme ça. À partir du moment où ton cœur bat, ça ne peut que te marquer, et la chance que j’ai c’est d’avoir pu faire plein de rencontres. Quand je reviens de donner un cours de rap en prison, que j’ai quarante-cinq minutes de voiture, je ne mets pas de musique et je ride dans le vide en vrai. Je me dis que pouvoir en parler, c’est trop bien. Un morceau comme « Nabil », quand je le fais écouter aux jeunes de la prison, je me demande comment est-ce qu’ils vont le percevoir. Ce n’est pas ce qu’ils écoutent, ce n’est pas dans leurs codes, Nabil c’est un jeune que j’ai rencontré là-bas, je chante son prénom… Ils peuvent se dire à un moment « attends mais il veut quoi celui-là, c’est bizarre ! » Et non, ils sont touchés en fait. À ce moment-là je me dis ok, ça défonce, tu peux parler à tout le monde.
A : Tu sens que tu as touché à quelque chose quand tu en arrives à ça.
B : Oui, vraiment, et j’ai juste cette volonté de réussir à le faire écouter aux gens, et que n’importe qui puisse se sentir représentés. J’ai un ami, Sofiane, qui était présent sur le clip « Les Préférés de la cantinière » un morceau énergique, et lui il me dit que ce qu’il en retient c’est la phrase « Papa me dit va te trouver un travail, remplis pas le frigo avec du bricolage ! » Alors je me dis que même sur des formes un peu plus « tout-droit », des gens peuvent être marqués par des phrases comme ça. Quand quelqu’un me sort des phrases de leur contexte et me dit qu’elles l’ont touché, je suis heureux. Plus jeune j’écoutais Niro, Salif ou Ol’Kainry allongé dans le noir et certaines de leurs phases m’aidaient à me construire, donc quand certaines personnes font le parallèle avec ma propre musique, c’est la plus belle récompense.
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