Gambino
Galaxia
Masqué mais immunisé au variant anglais de la drill, Gambino s’affirme comme un trait d’union (encore en pointillés) entre le son Jul et PNL. Étroitement dépendant de ses modèles, standardisé, il se révèle tout de même, par moments, touchant et prometteur.
Un coup d’œil hâtif ferait confondre la pochette de Galaxia avec un exemplaire de Vréel 2 commandé sur Wish. Pourtant, à peu près tout oppose Kekra et le rappeur représenté. La musique de Gambino n’a rien de sophistiqué, elle va droit au but. Il préfère aux anglicismes les mots-clés d’un starter pack rap français (« Alicante », « Khapta », « Kichta », « Caramelo ») où les terminaisons latines prolifèrent comme à un oral de bac d’espagnol. Il est probable que certains titres existent en dix exemplaires au sein du catalogue « musiques urbaines » des cinq dernières années. Plutôt que surfer sur des références anglo-saxonnes pointues, il donne aux tubes sud-américains une teinte triste, des sonorités club un brin bourrines, et affectionne les réverbérations façon variet des années 1980. Côté références, c’est encore et toujours Scarface, DBZ, un imaginaire prêt-à-porter du gangster méditerranéen, quelques personnages du Roi Lion, le quotidien d’un « Jeune de cité ». Les modèles sont donc plutôt à chercher quelque part entre les Tarterêts et Saint-Jean-du-Désert. En effet, Gambino, qui rappe depuis 2015, ne jure que par PNL et Jul. Sa musique prouve qu’il ne ment pas. Elle apparaît d’emblée comme un patchwork bariolé de ces deux influences. Les cadences rapides, sorties des boîtes à rythme de Ghetto Phénomène, croisent le son synthétique et les tortures existentielles du passé dans la rue façon Ademo et N.O.S.
Fin 2018, le jeune Marseillais attire légèrement l’attention avec un couplet enjoué sur le posse-cut de La Zone en personne (« VNTM »). Sa manière de poser en appuyant avec une distorsion aiguë sur les terminaisons en -i est reprise au début de « Quartiers Nord », un hymne plein de backs en équipe, dans la plus pure tradition du rap des quartiers en question. L’intérêt de Gambino n’est pas non plus dans la technique – groupies d’Alpha Wann s’abstenir. Bpm rapide, beats parfois hérités de la dance – sur lesquels, comme Jul, la spontanéité prime sur l’exactitude du placement, il reproduit ce que tout un pan du rap francophone dans le sillage de l’OVNI surexploite ces dernières années. De la musique dont le but est, avant d’être belle, efficace. Des sortes de remix accélérés des hits du top 50 version rue, plus bruts. Certains refrains sont carrément régressifs à la manière de celui de « Je m’évade », produit par Stef Becker (à l’œuvre dans « L’Étoile sur le maillot » de 13 organisé et auprès de L’Allemand pour son album à venir). Et si ces mélodies pourraient s’élever de la cour d’une école primaire à l’heure de la récré, le contenu, lui, est interdit aux moins de 18. Gambino évoque les règlements de compte, une vie de rue conduisant au floutage des frontières entre bien et mal, sa solitude, allant de paire avec une soif d’évasion. Il n’y a d’ailleurs aucun feat sur son disque. À la place, il revendique une indépendance farouche, affirme être « manager producteur et rappeur » et ne pas avoir de « meilleur ami ». Le tout avec, quand même, un sens de l’humour et de la formule truculente qui rappelle parfois le franc-parler de Soso Maness (cf. le « www.vaniquertesmorts.com« ). Ou, si PNL remixait à sa sauce le « non mais allô » de Nabilla, Gambino reprend en totale détente Christina Cordula (« rois du shopping paire de Nike / on est magnifaïque »). Et oui.
« On [l]’appelle la fusée ». Cette métaphore spatiale, dont il n’a pas le monopole, suggère une ascension aussi brutale, soudaine que flamboyante, qui n’est pas sans lien avec les rêves que l’industrie du rap post-2015, à l’heure digitale et des (quelques) succès en indé, fait miroiter auprès d’un nombre croissant de jeunes. Ce désir de conquête fulgurante coexiste pourtant avec une impression de repli, un quotidien ressassé dans les mêmes lieux. Il parle bien de « sa » galaxie; comme celui qui a enregistré un album entier enfermé dans une cabane et dans sa tête, l’a ensuite intitulé « My World ». C’est là toute la tension. Comme si Gambino ne faisait que scander le monde ou rien dans sa paranoïa. Reste que ça peut « marcher ». La musique peut être un ticket de sortie vers l’infini et au-delà, ou au moins, vers quelque chose de plus grand. Jusqu’à baiser Paris (Hilton), sa « bite sur la Tour Eiffel. »
« Certains titres sont à l’image d’éclaircies vivaces fendant un ciel synthétique. Comme si on avait arraché la tapisserie dans la chambre de Toy Story. »
C’est peut-être aussi pour ça qu’il est plus France Gall que Wu-Tang, de quoi faire dresser les quelques cheveux restants sur la tête des gardiens du temple – à raison. En 2017, guère mieux renseigné mais plus poli que Koba laD, alors qu’il enregistrait dans le studio de L’Adjoint, il admettait ne pas connaître L’Ecole du micro d’argent – tout en respectant par principe le nom des “grands-frères”, IAM. L’Adjoint, pilier de la scène locale depuis de nombreuses années, l’explique : les rappeurs de cette génération sont plus « ouverts ». S’ils ne se butent pas exclusivement au rap new-yorkais des années 1990 et aux classiques locaux, leur appétence musicale va de UB40 à Otis Redding. Pour le meilleur et pour le pire, donc. Beaucoup n’y verraient alors aucun intérêt, voire, encore une fois (Jul, TK, Gips…), une “musique” bonne pour la fête foraine, plus soucieuse de multiplier les streams que d’être exigeante. Beaucoup lui promettraient avec dédain une carrière dont le pic constituerait un feat avec Heuss l’Enfoiré – et de ce fait, Gambino pourrait tragiquement se retrouver, de ses Quartiers Nord frondeurs, à résonner au sein d’un commissariat .
Mais il est possible de lui souhaiter autre chose. Sa sensibilité cache un fil d’Ariane permettant de sortir triomphant du labyrinthe de l’uniformisation. C’est cette manière de réactualiser la formule Jul au sein d’un creuset plus métallique, bleuté, eighties. Galaxia, son premier album, compte vingt-deux titres. Beaucoup sont dispensables – à vrai dire presque la moitié. Mais certains sont à l’image d’éclaircies vivaces fendant un ciel synthétique. Comme si on avait arraché par endroit la tapisserie enfantine, bleu ciel, couverte de nuages identiques dans la chambre de Toy Story. C’est le cas de « Napoli », « Mon coeur s’abîme », l’intro et l’outro. Et « Beretta », sorte de feat qui n’arrivera jamais entre Naps et Ademo, associant rythmiques reggaeton à des guitares et assertions mélancoliques (« la rue je t’aime la rue je t’haine », reprenant au passage, avec l’accent marseillais, le beau néologisme du titre bonus de Dans la Légende). Ou encore, « Bang » : flow mi-accablé mi-hargneux, dynamisé par des onomatopées et nappé de réverbérations rappelant l’ambiance de « Comme pas deux ». Donc il y a quelque chose, oui, chez Gambino. Mais il lui reste à le trouver. Déterrer l’or enfoui en lui définitivement, le sortir de la terre infertile de la standardisation pour offrir, entre autres, des zumbas élégiaques, sourire triste et ventre ouvert. Et peut-être réconcilier en une formule originale les deux pôles de l’expression mélancolique rappée de la décennie qui vient de s’écouler. Pour pouvoir faire et refaire le tour de la Terre, à la manière d’un joyeux satellite.
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