« Sundance » : nouveau clip pour Adios Bahamas
Lit d’appoint, draps de célibataire nostalgique de son adolescence à l’effigie des Tortues Ninja dont émane l’odeur, plus que de l’assouplissant, d’un sommeil arrêté trop tôt. Le protagoniste de cette journée type, qui pourrait avoir lieu en France ou dans l’Utah, porte un sweat – peut-être parce qu’il faut faire des économies sur le chauffage la nuit. C’est Nekfeu. Plus tard, la caméra s’attarde sur le visage d’un enfant portant le masque de Grandmaster Splinter, surnom de Népal à l’époque de ses premiers medleys. Le regard caméra, direct mais derrière le masque, semble voir le monde tel qu’il est. Ce regard, c’est peut-être celui de Népal, et libre à chacun.e d’imaginer ce qu’il dit. Le clip, tiré du huitième morceau d’Adios Bahamas, fait ainsi succéder des plans ralentis, de manière à connoter le style contemplatif associé – par stéréotype – au cinéma indépendant mis en lumière par le festival de Sundance. Nekfeu, acteur principal, marche aux pas ralentis par la caméra, en harmonie totale avec la prod enveloppante de Diaby. A elle seule elle fait naître, de ses claires textures sonores, un sourire triste. Le masque de Splinter n’est pas la seule référence à l’univers symbolique du rappeur. Le prix de l’essence évoque les 444 nuits de son premier EP; la planche de surf trônant dans le salon, fait résonner les mots avec lesquels il nous a laissé : « après le rap, j’irai faire du surf ».
A quoi reconnaît-on un grand clip ? Certains, par la marque et l’influence qu’ils laissent durablement (« Pour ceux ») ; d’autres, pour leur symbolisme maîtrisé – et touchant. « Sundance » est une ode sans prétention à l’anonymat, à l’indépendance contre Hollywood – la 75eme session plutôt que le management d’Anne Cibron. Hommage à Népal par Nekfeu, hommage à Nekfeu par Népal, car le clip naît d’une idée originale du dernier, imaginant ce que la vie de son ami aurait pu être si son rêve de rappeur ne s’était pas réalisé. Il est permis d’y voir quelque chose de triste ; mais ce n’est pas du misérabilisme qui découle de cette journée mutique. Plutôt, la beauté d’une solitude banale, suscitant la même mélancolie naturaliste que les paysages urbains d’Edward Hopper, à l’image des plans larges sur la station-service éclairée aux néons.
Le choix de Nekfeu en acteur principal n’est pas anodin. Celui dont les réseaux sociaux ont été supprimés depuis plusieurs mois a-t-il tellement rappé qu’il ne parle plus ? Népal, à l’image de l’enfant derrière le masque, était de ceux qui savent voir au-delà des apparences, de la vanité des conventions sociales; il n’aurait certainement jamais voulu l’exposition publique de son camarade. Et l’attitude de Nekfeu aujourd’hui laisse penser qu’il regrette parfois d’avoir trop joué de ce jeu dont Népal se tenait scrupuleusement loin. Son personnage évolue comme si celui qui l’interprétait appréciait réellement le calme capitonné transmis par le clip. C’est pourquoi l’hommage est à double sens: « Sundance » est aussi un cadeau de Népal à son ami. Un moyen de le faire revenir fidèle à lui-même et loyal à sa mémoire, sans même user du langage, dont l’aspect artificiel, creux et incapable d’exprimer un gramme de la peine que cause la perte d’un être cher, surgit parfois de drames vécus. Pour un rappeur, sentir la vanité du langage, du succès, de toute reconnaissance sociale, doit être particulièrement contradictoire. A cela Népal répond : « puisque l’enfer c’est les autres, on va laisser ça aux autres ».
C’est toute l’ambivalence de la vie de rappeur. Evidemment, rien ne vaut l’argent et la gloire – qu’il se rappelle de la phase de Vald « je me souviens on était déjà déprimés quand j’étais pauvre« ; mais rien n’empêche non plus que face à l’hypocrisie généralisée qu’ils génèrent, les gagnants lorgnent parfois vers l’authenticité tranquille de journées passées dans l’anonymat. Un autre rappeur masqué, Kekra, disait aussi qu’il préférait qu’on se concentre sur sa musique et non sur lui, précepte peut-être moins facile à tenir quand on a la bouille de Ken Samaras. Ce dernier peut toutefois l’offrir aux caméras, dans une ultime conversation avec son frère nocturne. L’anonymat est paradoxalement un thème omniprésent dans le rap, musique qui produit de plus en plus de célébrités. Sans y voir nécessairement le reflet de réflexions existentielles nées du nouvel esprit du capitalisme, la référence au « bouquin d’Hermann Hesse » incite à relire la fin de son poème « Etapes ». Un message aux Népal aussi bien qu’aux Nekfeu de ce monde :
Peut-être même que l’heure de notre mort
Nous enverra-t-elle, jeune, vers des espaces nouveaux,
L’appel de la vie ne prendra jamais fin…
Allons donc, cœur, fais tes adieux et guéris!