Une semaine à Compton – Partie 1
Une immersion auprès de la population d’une ville phare du hip-hop américain et qui ne veut pas être réduite à l’image du gangsta rap dont elle est le berceau.
Une stèle en béton se dresse au milieu d’une longue avenue, tout près d’un lycée aux couleurs rouges.
« Welcome – City of Compton » annonce-t-elle, comme pour délimiter un territoire et lui donner une existence. Pour le visiteur non avisé empruntant l’une des nombreuses autres routes menant à Compton, il est facile d’entrer dans la ville sans le remarquer : elle se dévoile sans prévenir. De prime abord, rien ne distingue la « Hub City » – nommée ainsi en raison de sa position centrale, entourée par Los Angeles, Inglewood, Carson, Long Beach et Lakewood – des autres villes qui la délimitent. Ses rues sont bordées de fast-foods et de pavillons résidentiels, et quelques palmiers se dressent sous des panneaux publicitaires perchés sur des poteaux en métal.
Compton est pourtant bien plus qu’un point de passage pour les résidents des cités environnantes. Depuis la fin des années quatre-vingt et l’émergence des groupes locaux N.W.A et Compton’s Most Wanted, elle s’est parée d’une aura mystique et d’une réputation sulfureuse, désignée comme la Mecque du gangsta-rap californien. Contre-pouvoir nécessaire, révolte verbale et menaçante, doigt d’honneur souvent jouissif à une Amérique raciste, le gangsta-rap a permis à une partie des Etats-Unis de mettre des mots et des images sur ce qu’il se tramait dans ses quartiers marginalisés. Agissant en « CNN du ghetto » comme l’affirmait le rappeur Chuck D, il a aussi, en glorifiant un gangstérisme réducteur, jeté un voile de violence sur les zones desquelles il a émergé.
Eazy-E, Dr. Dre, MC Eiht, DJ Quik et les autres stars du genre ont été érigées en icônes générationnelles, porte-paroles d’un pan de population laissé à l’abandon. Ils étaient des voyous magnifiques, des hommes Noirs virils, puissants, violents et en colère, et braquaient l’industrie musicale américaine en vendant des centaines de milliers de disques. C’était une revanche sur un passé et un présent ségrégationniste, une déclaration de fierté autant qu’un test permanent des frontières de la bienséance.
Et alors que Compton, dans toute sa puissance et sa décadence se trouvait exposée au monde entier, dans l’imaginaire collectif, la ville devenait synonyme de violence endémique, de trafics, de meurtres et de luttes sanglantes pour des bouts de territoire. Ses résidents n’étaient plus des hommes et des femmes, mais des gangsters, des dealeurs et des braqueurs. Ses rues n’étaient plus sûres, mais de potentiels coupe-gorges, ses nuits n’étaient plus bercées par la langueur californienne, mais déchirées par des coups de feu et les pales des hélicoptères patrouillant dans le ciel.
La controverse faisant vendre,il est presque excitant de n’envisager Compton que sous le prisme du gangsta-rap, et de ne pas faire cas de tous ceux qui y vivent et se battent pour prouver que leur ville est davantage que ce que des chansons ou des articles de presse – qui présentent quasi-systématiquement Compton comme un lieu infréquentable -, veulent bien montrer.
Si les gangs rivaux des Pirus et des Crips restent actifs, la situation a évolué positivement au cours des dix dernières années. Sous l’impulsion de ses activistes, rappeurs, politiciens, artistes de tous genres, entrepreneurs et ex-membres de gangs, la communauté se pare de nouvelles couleurs.
Rencontrées sur leur lieu de travail, dans leurs quartiers et chez eux, les personnes interviewées dans ce reportage s’expriment sur leurs parcours, leurs ambitions et, parfois, les démons qui continuent de les hanter.
Ils représentent, à eux tous, les contrastes d’une ville qui se réinvente, sans toutefois oublier son héritage.
I Le Gangsta Rap, une image qui colle à la peau de la ville
« La ville a existé avant N.W.A. Elle a une longue histoire », affirme Andre Spicer, trente-sept ans. Assis dans le studio de The Hub Radio, une radio locale qu’il a fondée en 2009, celui que tout le monde surnomme Dre parle d’une voix posée et pèse ses mots.
Lucide, il déplore que si peu de personnes n’évoquent ce qu’il s’est passé à Compton avant que le titre « Straight Outta Compton » n’envahisse les ondes, en 1988. « La famille qui a créé le Superbowl, les Rozelle, est de Compton. Les acteurs Anthony Anderson et Kevin Costner aussi. George Bush a vécu à Compton pendant un temps. Il y a une loi dans notre pays qui interdit les AK-47. L’homme qui l’a écrite est un juge nommé Kevin Filer, et il vient aussi de Compton. Beaucoup de gens ont fait des choses incroyables ici », révèle Andre, non sans fierté. « Compton se suffit à elle-même. On a notre propre conseil scolaire, notre propre eau, notre propre aéroport, un réseau de train, sous et hors-sol. On a aussi un palais de justice, une prison et une mairie ».
Ville traditionnellement agricole, Compton est fondée à la fin du XIXème siècle par Griffith Dickenson Compton, qui avait hérité de terres détenues par ses ancêtres. Dans les années 1940 et 1950, plusieurs siècles après l’apparition de ses premiers habitants, Compton, jadis connue pour son système éducatif prestigieux et sa douceur de vivre, voit ses résidents Blancs s’exporter en dehors de ses frontières. Effrayés par l’arrivée massive de familles Noires venues de Louisiane et du Mississippi après la seconde guerre mondiale, ils forment des milices pour empêcher leur installation. La partie Est de la ville, où logent des membres du Klu Klux Klan, est particulièrement dangereuse, et il n’est pas rare que des Hommes Noirs soient victimes d’assauts lorsqu’ils s’y aventurent : « les Blancs ont lancé toutes ces histoires de gangs », note Andre. « Le gang le plus connu s’appelait les Spook Hunters, ils essayaient de faire repartir les Noirs vers la ville de Watts. Ils se jetaient sur eux, les tabassaient. Et puis ensuite, il y a eu les Crips, qui étaient localisés à Los Angeles, mais qui ont commencé à venir à Compton. Le gang des Pirus, leurs rivaux, a connu ses débuts ici. ».
La famille de Dre, installée à Compton depuis plusieurs générations, a connu l’arrivée progressive des premiers gangs de la ville et l’a vue se transformer au fil des années : « Dans les années cinquante, ma grand-mère était la première personne Noire de son quartier. Elle et mon grand-père avaient acheté un terrain de plusieurs hectares. Ils habitaient dans une partie de la ville que l’on appelle les « fermes Richland ». Quand j’étais petit, il y avait des poulets, des chèvres, des cochons, des chevaux et des vaches dans leur jardin. Il n’y avait pas de trottoir, c’était vraiment la campagne ! Tu ne penses pas à ça quand tu parles de Compton. On a encore le sol le plus fertile de ce côté du Mississippi ».
Un détour par la maison de la grand-mère de Dre permet de constater que tout un pan de Compton est en effet encore rural. Moins peuplé que les autres zones urbaines de la ville, l’atmosphère y est différente, plus paisible ; une partie presque oubliée de Compton, située à moins de deux kilomètres d’un autre secret bien gardé : une rue où se dressent quelques manoirs à fière allure. Alors qu’il bifurque sur l’avenue TarTar, Andre déclare presque en chuchotant : « les gens pensent que Compton est un ghetto, mais il y a des endroits très bien entretenus, avec plein de belles maisons. Beaucoup de personnes ne savent même pas qu’il y a des manoirs ici. Et il y a encore des gens qui ont des chevaux dans leur arrière-cour ».
Si elle n’est plus aussi prégnante que dans les années cinquante, la tradition agricole de Compton reste ancrée dans son ADN. Les « Compton Cowboys », groupe d’amis fondus d’équitation, ont racheté un ranch en 2017 et donnent aujourd’hui des cours d’équitation à la nouvelle génération de la ville. Multipliant les initiatives positives, en travaillant notamment avec des associations pour tenter de détourner les plus jeunes du chemin des gangs et de la violence, ils luttent aussi contre les stéréotypes associés aux populations Noires. Proche de l’un des leaders des Compton Cowboys, Dre les décrit avec admiration : « La scène rodéo est un gros truc aux Etats-Unis, et ils bottent les fesses de pas mal de personnes », s’enthousiasme-t-il, jubilant à l’idée d’imaginer des Hommes Noirs se distinguer dans une discipline souvent associée aux rednecks. « Ils apprennent aussi à des gamins à piloter des avions, à l’aéroport de Compton. Un adolescent de seize ans est devenu le plus jeune pilote à avoir traversé le pays, mais personne n’en parle. C’est le genre de choses que l’on devrait mettre en avant, mais on ne le fait pas ».
Pour Dre, la raison est simple : le gangsta-rap et ses fantasmes, qui ont permis à Compton de devenir un nom mondialement connu, oblitèrent presque tous les autres sujets. Conscient que sa ville pâtit encore de l’image sulfureuse associée au genre, Dre ne jette pas pour autant la pierre aux artistes locaux qui l’ont fait émerger. Amateur de Rap, une musique qu’il a écouté toute sa vie et qu’il continue de mettre en avant lors des interviews qu’il donne à The Hub Radio, il regrette simplement l’image que certains renvoient de la ville : « C’est une très bonne chose que des rappeurs parlent de nous. Mais la plupart sont affiliés à des gangs, et quand ils mettent ça en avant, ça montre au monde entier que Compton est reliée à tout ça. Je n’ai aucun problème avec le Rap, c’est ce avec quoi j’ai grandi, ce que j’écoute, mais il y a tellement plus de choses à promouvoir ici ».
Plus grave, il poursuit : « Quand tu passes par une expérience de mort-imminente, tu ne choisis pas la mort plutôt que la vie. Quand ta poitrine est en sang, tu te demandes « putain, est-ce que je veux faire ça pour le reste de ma vie ? ». Ces conneries de gangsters ne viennent pas avec une assurance-vie, ça dure, tu dois payer. Quand tu vis ça, tout ce que tu croyais savoir devient secondaire. Nous sommes parfois aveuglés par la musique, parce qu’elle glorifie ce mode de vie, et tu en viens à penser que c’est cool, jusqu’à ce que ça t’arrive. Et alors tu te dis, « ho merde, tout ça est réel, j’ai failli y passer ».
Si Andre est si critique, c’est parce qu’il sait que quelques rimes maladroites peuvent influencer la manière dont les médias parlent de Compton, et les actes de ceux qui patrouillent dans ses rues. En ligne de mire, l’attitude agressive du LAPD (Los Angeles Police Department), biberonné aux images effrayantes utilisées pour évoquer la ville et ceux qui y vivent. « Les clichés donnés par les médias ont un impact négatif parce qu’ils dictent la manière dont les gens nous perçoivent. Donc quand tu as un flic Blanc qui a grandi loin d’ici, et qu’on lui dit qu’il va aller travailler à Compton, sa mentalité est celle que les médias lui ont donné ».
Et même lorsque les habitants de Compton s’aventurent hors de la ville, il semble qu’ils portent sur eux les stéréotypes y étant associés. Comme une deuxième peau de laquelle il est impossible de se dépêtrer. Ex- designer de vêtements, Dre a voyagé dans tout le pays pour promouvoir son activité. C’est à des centaines de kilomètres de chez lui qu’il a constaté à quel point ceux qu’il rencontrait avaient une image biaisée de Compton : « Les gens me demandaient toujours d’où je venais. Et ils me disaient « tu ne parles pas, ne marches pas, n’agis pas et ne t’habilles pas comme si tu venais de Compton ». Je leur demandais alors à quoi je devais ressembler, et à chaque fois, ils faisaient référence au film Boyz N The Hood ou à ce qu’ils avaient vu à la télé. Ils s’attendaient à la même chose en me voyant ».
Même s’il est trop jeune pour être considéré comme un ancien, Andre est depuis longtemps l’une des personnes les plus influentes de la ville, aussi bien au niveau médiatique que politique. « Si tu essayes de faire bouger les choses ici, tu as forcément déjà entendu mon nom », déclare-t-il, sans une once de prétention dans la voix.
Preuve de son statut, Andre Spicer a été récemment décoré du titre prestigieux de « Héros méconnu de Compton ». Plus qu’une satisfaction personnelle, cet honneur est pour lui la confirmation qu’il avance dans la bonne direction. Lorsqu’il se rend à Washington DC, de l’autre côté du pays, pour participer à la cérémonie de remise de récompense, il réalise à quel point ses actions peuvent avoir un impact sur sa communauté, mais aussi dans le domaine politique. « Je me suis rendu compte que je voulais m’impliquer plus là-dedans, comprendre qui contrôle quoi. Nous, les personnes de couleur, sommes les plus affectées par le système judiciaire et politique, et nous sommes aussi sans doute celles qui se sentent les moins concernées par ce qu’il se passe au niveau politique. Pouvoir être intégré dans ces zones de pouvoir et rencontrer leurs acteurs est important ».
En Juin 2019, Dre décroche un poste à la mairie de Compton, un objectif qu’il s’était fixé il y a quelques années. Via The Hub Radio, il multipliait les reportages consacrés à la vie de sa communauté, prenant soin de ne pas parler uniquement de musique, mais aussi de sujets jugés sensibles et rarement évoqués. Contrôle des armes, division des habitants : utilisant son réseau et son influence, Dre donne de la voix à des juristes, des docteurs et des juges, alimentant des débats liés à la politique globale de la ville. Suite logique de ce travail de fond, Dre s’était particulièrement impliqué dans les élections municipales en 2019.
Un engagement indispensable pour lui : « Il y a 100 000 personnes qui vivent à Compton, 45 000 sont inscrites sur les listes de vote, et 3 000 d’entre elles sont actives. Cela veut dire que 3% de la population prend des décisions pour tout le monde. L’âge moyen est de 25 ans, c’est très jeune. Je me suis rendu compte il y a longtemps de l’impact de la mairie sur tout ce qui arrive ici, mais le problème est que l’on ne se sent pas concernés par tout ça. Comment est-ce que je peux faire en sorte que mes semblables s’intéressent à ce qu’il se passe ? ».
« 3% de la population prend des décisions pour tout le monde. »
Andre Spicer
L’un de ses premiers faits d’arme a été de participer à la destitution de l’une des quatre membres du Conseil de la ville, Janna Zurita, pour la remplacer par Michelle Chambers. En enchaînant les opérations de terrain pour aller à la rencontre des votants, et en communiquant massivement sur les réseaux sociaux et autres plateformes de communication privilégiées par la jeunesse, Andre Spicer a joué un rôle clé dans l’élection de Madame Chambers. Conséquence de son travail et de celui d’autres activistes, en trois mois, d’Avril à Juin, le nombre de votants a grimpé de 62 points, de nombreux milléniaux se décidant à mettre leur bulletin dans les urnes.
« C’est ce qui m’a valu mon poste », analyse-t-il, installé dans le fauteuil qu’il occupe à la mairie.
L’événement n’est pas anodin, Janna Zurita étant engagée depuis longtemps dans une bataille rangée avec la maire Aja Brown, en poste depuis Juillet 2013. « Un truc personnel, du niveau des querelles de lycée », précise Andre ». Janna Zurita s’était opposée au projet de réhabilitation sociale de Chico Brown, un ex-Crip qui emploie des anciens membres de gang au sein d’une société rénovant des bâtiments à Compton. Avec comme objectif de faire travailler main dans la main Pirus et Crips, Chico, en plus de donner du travail à des hommes tentant de retrouver le chemin de l’emploi, agit comme le symbole d’une ville tentant de faire table-rase de son passé. Tristement connue pour ses dissidences internes, la mairie de Compton n’avait pas réussi à réunir les trois votes nécessaires pour entériner le projet de Chico Brown.
Selon Andre Spicer, l’arrivée de Michelle Chambers devrait permettre d’inverser la tendance : « Nombre de nos programmes sont centrés autour de la réhabilitation d’ex-gangsters qui viennent de sortir de prison. Quand les gens travaillent, ils se sentent plus confiants, plus engagés envers leur communauté, et tu réussis à les rendre fiers de leur ville en leur donnant des solutions et en soutenant leurs rêves ».
Et puisque la ville s’attache à redorer son image, en mettant notamment en place des opérations de recouvrement des nombreux graffitis, associés aux territoires des gangs, ses habitants, habitués aux discours biaisés, sont sur leur garde lorsque des journalistes ou des étrangers arpentent ses rues. Leurs craintes sont loin d’être infondées : récemment, l’émission de télé-réalité Black Ink Crew : Compton a versé dans le sensationnalisme, multipliant les clichés et les scènes de bagarre. Comme si les épisodes étaient ancrés dans un Compton vieux de trente ans, et refusaient de voir que la ville n’était plus celle montrée dans le clip de « Real Muthaphuckkin G’s » d’Eazy-E en 1993. Dre confirme :
« La communauté et la rue n’aiment pas la manière dont Compton est montrée dans cette série. Ça parle beaucoup de gangs, mais ce n’est plus comme ça aujourd’hui. La situation était mauvaise dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, mais les gens changent. Tout le monde s’engage dans des activités sociétales, Compton est comme une famille ».
Une autre entreprise profite du mythe associé à Compton et s’attire les foudres de certains de ses habitants : les Hood Life Tours, un circuit touristique fondé par le beau-père du rappeur The Game, emmène des touristes visiter des endroits-clés du gangsta-rap, à Watts, Long Beach et Compton, en mettant l’accent sur la culture des gangs. Pas du goût de Dre, qui y voit l’illustration du travail qu’il lui reste à faire. Il se fait virulent : « Ce sont des conneries. C’est le genre de truc populaire parce que c’est comme ça que les gens nous voient, à Watts et ici, comme des gens qui vivent dans des ghettos. Je suis à 100% contre ces merdes. Je ne veux pas être le genre de type qui dit « hey regarde la trace de sang sur le béton », ce n’est pas le Compton dont je veux parler ».
Résumant sa pensée, il poursuit : « Ma mission est de changer l’image de la ville. Quand tu tapes « Compton » sur Google, plein de conneries apparaissent. Il y a encore des choses que l’on peut considérer comme négatives, mais elles représentent aussi ce qu’est Compton. Il faut juste faire en sorte de ne pas parler uniquement de ça ».
Partir en virée avec Andre Spicer, c’est en effet explorer Compton en étant certain d’en saisir le dynamisme, c’est l’écouter raconter l’histoire de chaque rue et de chaque intersection, c’est sentir l’affection qu’il a pour un endroit dont il connaît les zones d’ombre et celles dont jaillit la lumière.
Il le reconnaît : grandir à Compton et faire face aux querelles entre l’Est et l’Ouest de la ville – historiquement, la partie Est de Compton est associée au gang des Crips, et l’Ouest à celui des Pirus -, mais aussi entre la population noire et la population mexicaine, lui a montré que la notion d’unité est d’une importance capitale. En réfléchissant à son parcours, de l’arrière-cour de la maison de sa grand-mère où il avait monté une radio avec les moyens du bord, jusqu’à son poste de bras-droit de l’une des membres du Conseil de la ville, Dre termine, sur un ton presque mélancolique : « Les choses que j’ai dû faire pour la ville ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui. J’ai toujours senti que je n’avais pas d’autre choix que celui de redonner à ma communauté. Je sais comment on nous décrit, je sais quelle influence tout cela peut avoir sur les gens ici, et comment cela dicte l’image que le monde se fait de Compton ».
Alors qu’il s’apprête à conduire jusqu’à Las Vegas pour retrouver l’un de ses enfants, Dre réajuste ses lunettes de soleil et sourit : « Promettez-moi de dire la vérité et de montrer le bon côté de Compton. Il y a tellement de gens biens et talentueux ici, il faut parler d’eux ». Quelques jours plus tard, loin des lumières de Vegas, Dre sera de retour à Compton, cette fois à la tête d’un groupe de bénévoles qui se réunissent régulièrement pour nettoyer les rues de la ville.
Elles seront balayées et rendues plus attrayantes, symboles d’une ville qui ne cesse de s’activer pour se présenter sous ses plus beaux atours.
L’autre district Les émeutes de Watts, fondatrices dans la diffusion de la conscience afro-américaine par la musique.
Los Angeles est bercée et modelée par ses vagues migratoires. Avant 1940, la communauté noire est peu présente. À partir de 1941, la guerre du Pacifique transforme le visage de la ville. Pour défaire l’Empire du Japon, les industries liées à l’armement militaire fleurissent autour de Los Angeles et San Francisco et à la recherche d’emploi rémunérateur, nombreux seront les afro-américains des zones rurales du Texas et l’Oklahoma à venir s’installer à Watts et Oakland. En migrant de la campagne à la ville, ces nouveaux citoyens deviennent urbains, muent en une nouvelle classe et s’entassent les uns sur les autres dans des métropoles mal dessinées pour tous les accueillir, appauvries dans ces logements, écoles, transports et hôpitaux. Lien de causalité, le mouvement des Black Panthers est fondé à Oakland par deux étudiants. En revanche, les prémices se déroulent peut-être un an plus tôt à Watts durant l’été 65. Un simple incident de la circulation combiné à la chaleur du mois d’août métamorphose cette municipalité en un brasier avec des émeutes inédites. Les conflits raciaux ne sont plus l’apanage du vieux Sud, ils s’étendent désormais au Nord malgré la fin de ségrégations raciales avec la signature du Civil Rights Act par le président Lyndon Johnson. La révolte dans la ville de Watts se solde par trente-quatre morts, les bâtiments sont en cendres et sur cet amas de ruines naît la première grande révolution culturelle dans une multitude de “cafés-rencontres” dispersée dans South Central où se croisent art, activisme, radicalité et politique. Le Watts Writers Workshop est un des points culminants de cette renaissance. Érigé par le philanthrope d’Hollywood Budd Schulberg, l’atelier s’efforce de développer l’écriture et la créativité afin de résorber les névroses des locaux. Poètes, voyous repentis ou alors simples curieux mélangent les traditions d’écriture à l’argot de la rue. Ce laboratoire expérimental devient convergence de maux et d’utopies et parmi ses membres, le groupe The Watts Prophets – qui se rencontre et se forme à cet atelier – est une balise inévitable dans les fondations de la musique noire et du rap à Los Angeles. Populaire au sein du café mais aussi dans les prisons, les lieux ouverts aux afro-américains et les nightclubs, leurs deux albums The Black Voices: On the Streets in Watts (1969) et Rappin’ Black in a White World (1971) enregistrent des éléments de spoken-word, poésie, jazz et des questionnements sur l’identité noire. Les titres sont des discours sociaux politisés dans les canons des grandes figures noires militantes et radicales comme Malcolm X. L’industrie du divertissement n’est pas un outil pour divertir les masses mais plutôt une entreprise à détourner au service de l’émancipation des siens. Imprimés sur vinyle, les deux opus sont des vestiges culturels, la formalisation d’une conscience noire sur la côte Ouest redécouverte par toute une génération à travers sa technique favorite : le sampling. – ShawnPucc
II Entre envie et crainte du changement
Même si elles semblent essentielles, des zones de Compton étant laissées à l’abandon, ces opérations de nettoyage inquiètent certains résidents, qui craignent qu’elles soient une étape de plus vers la gentrificationpointant à l’horizon. Anthony Lee Pittman, un artiste-peintre né à Compton, ne cache pas sa méfiance : « Ils remodèlent la ville pour pouvoir la promouvoir auprès d’acheteurs et d’investisseurs. Ils font comme ce qu’il s’est passé à Brooklyn, dans le Bronx et dans le Queens. Compton est mis en avant comme un endroit situé à vingt minutes du centre de Los Angeles, de Disney Land et de la plage, au milieu d’autoroutes majeures ».
Ces derniers mois, de grandes enseignes comme Starbucks ont ouvert des franchises en ville, et des 7-Eleven, commerces de proximité présents dans toute l’Amérique du Nord, commencent à s’y implanter. Ultime signe d’un changement majeur : le Compton Swap Meet, grand marché intérieur où les habitants de la ville venaient acheter vêtements, disques et autres marchandises, a fermé ses portes pour être remplacé par un supermarché Wallmart. Avec la fermeture du Swap Meet, tout un pan de l’histoire de Compton était réduit à de simples souvenirs. Anthony, qui a dédié l’une de ses peintures à cet endroit où, adolescent, il se rendait régulièrement, explique pourquoi l’arrivée de Starbucks et de Wallmart est problématique : « Ils remplacent les petits commerces familiaux pour lesquels Compton et Watts sont connues. Ces enseignes attirent les gens qui veulent s’installer ici. […] La rénovation du lycée Compton High par exemple [réalisée en partie grâce à un don d’un million de dollars de Dr. Dre, NDLR] va augmenter la valeur des propriétés autour d’elle, et ils sont déjà en train de détruire des maisons à proximité de là où le nouveau lycée va être construit. Leurs habitants vont être forcés d’aller ailleurs ».
À Watts, une ville voisine située à quelques minutes de Compton, les projets urbains des Nickerson Gardens et des Jordan Downs, où vit une population en situation précaire, ont déjà été acquis par des promoteurs immobiliers. Proche de certains de ses habitants, Anthony rapporte que des personnes tapent à leur porte pour leur proposer de racheter leurs propriétés pour des sommes dérisoires, largement inférieures à leur valeur réelle. Souvent incapables de s’offrir un logement proche de l’endroit où ils vivent, ils se déplacent à plus d’une heure de route de Los Angeles, dans des recoins désertiques de la Californie où les emplois sont rares. « Si tu vas à Moreno Valley, 60 ou 70 % des personnes qui vivent là-bas viennent de Compton ou de Watts, parce que les logements y sont plus accessibles », précise Anthony. « Les Blancs veulent revenir vivre ici, car ça devient de nouveau tendance ».
Qu’Anthony évoque Watts et les Nickerson Gardens, où il travaille régulièrement, n’est pas anodin. Watts est l’illustration des dysfonctionnements des politiques urbaines étatsuniennes et du racisme institutionnalisé gangrénant le pays. Même s’il est possible de se rendre de Compton à Watts à pied, les deux villes sont différentes sur bien des aspects : « Watts est plus petite, et il y a plus de gens dans les rues », résume Anthony. « Les Nickerson Gardens et les Jordan Downs sont au cœur de la ville et concentrent beaucoup de gangs différents. A Compton, on n’a pas autant de zones urbaines de ce type, les rues sont plus calmes, et tout est plus espacé. ».
Dans les années cinquante, alors que Compton et d’autres villes environnantes étaient encore majoritairement habitées par des populations blanches, Watts était l’un des seuls endroits où des femmes et hommes Noirs venus du Sud du pays pouvaient s’installer sans craindre d’être violemment rejetés. Après quelques années, cet afflux de nouveaux résidents a eu des conséquences irréversibles, qui continuent de plomber la situation sociale et économique de la ville. « Watts est devenue tellement peuplée qu’il y a eu une pénurie d’emploi », affirme Anthony. « Si tu étais Noir, tu ne pouvais pas travailler ailleurs car il y avait énormément de racisme. Ça a créé un cercle de pauvreté, et c’est la raison pour laquelle des gens vivent encore dans des conditions difficiles ».
Si Compton est connue pour son riche héritage musical, Watts est aussi un haut-lieu historique de la région, mais pour des raisons différentes. En 1965, la ville est agitée par de violentes émeutes raciales. Après six jours d’émeutes, trente-quatre morts – la plupart étant Noirs – et plus de trois mille arrestations, le calme revient peu à peu, mais laisse de nombreuses cicatrices. Vingt-sept ans plus tard, en 1992, suite au passage à tabac de Rodney King par plusieurs policiers Blancs qui ne seront jamais punis pour leurs actes, Watts connaît une nouvelle vague de soulèvement populaire, plus violente encore.
Un jour avant les émeutes de 1992, dans les Nickerson Gardens, une trêve entre les factions rivales des Bloods et des Crips avait été négociée par Mike Concepcion, un ex-membre de gang reconverti en activiste. Bloods et Crips avaient patrouillé ensemble dans les rues de Watts, prouvant qu’un semblant de paix était possible, et que de belles choses pouvaient fleurir au sein de l’une des zones les plus minées par la misère sociale de toute la région de Los Angeles.
D3, jeune rappeur de Watts, a grandi dans ces rues. Des diamants étincelants aux oreilles, D3 a dix-neuf ans et porte en lui l’assurance d’une star en devenir. En 2019, le « Jump Out Challenge », basé sur son titre « Jump Out », est devenu viral, et lui a permis d’accroître sa visibilité. Il est un enfant des Nickerson Gardens, un lieu qu’il représente avec fierté.
Avec leurs murs de couleur jaune et leurs toits plats singuliers, censés limiter la diffusion de la chaleur, les maisons des Nickerson Gardens sont quasiment toutes identiques, dotées d’un carré de terre où bataillent quelques rares touffes d’herbe. Le sol est sec et il règne une sensation désertique, comme si, alors qu’il est près de midi, personne n’avait encore osé mettre le nez dehors.
C’est dans la 114ème rue que le rappeur D3 a longtemps habité, tout près de la 112ème, où le rappeur Jay Rock a fait ses gammes, l’un de ses mentors et membres fondateurs du label Top Dawg Entertainment (TDE). D3 a commencé à rapper à l’âge de trois ans, sur la machine à karaoké de son oncle. Après s’être consacré au football pendant quelques années, il reprend le micro à douze ans et décide de se plonger corps et âmes dans sa carrière d’artiste. Son nom circule dans les Nickerson Gardens, et bientôt, à la faveur de titres comme « Gangland », mélange habile entre l’apprêté de la rue et la ratchet music populaire dans les boîtes de nuit californiennes, D3 s’impose comme l’un des jeunes artistes prometteurs de la région. Au point d’être repéré par YG, superstar venue de Compton : « J’étais en contact avec YG depuis un moment », déclare D3. « Il observait ma manière de travailler, mes objectifs, essayait de comprendre qui je voulais vraiment devenir. Signer sur son label 4Hunnid va changer ma vie, c’est sûr ».
Ceux qui vivent dans les Nickerson Gardens sont réalistes : ils savent qu’ils ont encore un long chemin à parcourir pour être débarrassés du danger qui guette dans ses ruelles étroites. Affilié aux Bloods, D3 en a lui aussi conscience, et tente d’avancer dans la bonne direction : « Le gang des Bloods fera toujours partie de moi. Mais je veux faire quelque chose de différent, être un modèle ». Comme pour nombre de rappeurs californiens, le meurtre du rappeur Nipsey Hussle, icône locale tuée par balle le 31 Mars 2019 devant un magasin de vêtements qu’il avait monté dans son quartier, a été autant un traumatisme qu’un signal qu’il fallait que les choses changent. « Nipsey a eu un grand impact sur moi, parce qu’il voulait que la communauté se rassemble. Certains Crips et Bloods s’entendent maintenant, et j’aimerais continuer à avancer dans cette direction, essayer de garder le même type d’énergie ».
A quelques pas des Nickerson Gardens, le Watts Coffee House, petit établissement servant de la soul-food, est l’un des symboles de cette évolution des mentalités. Des affiches de Malcolm X et de Huey Newton, leader des Black Panthers, décorent ses murs, tout comme des vinyles d’Aretha Franklin, de Jimmy Smith et d’autres artistes, sportifs et politiciens, qui avaient lutté pour l’émancipation du peuple Noir. On y déguste une cuisine généreuse, inspirée de la tradition culinaire du Sud des Etats-Unis, et l’ambiance est animée par les conversations de la trentaine de personnes qui viennent prendre leur pause-déjeuner dans cet eldorado dissimulé en bordure de route.
Anthony Lee Pittman est un client régulier du Watts Coffee House. Il vient y souffler et trouver de l’inspiration, en observant les images de quelques-uns de ses modèles. Ses yeux s’arrêtent souvent sur l’affiche de Huey Newton. Logique : « Les Black Panthers ont fait des choses géniales à mes yeux, comme créer leur propre système de police. On était tellement maltraités par ces gens, que voir une armée de personnes Noires se lever pour nous et se soutenir mutuellement était vraiment un symbole puissant. À travers mon travail, j’essaye d’être un activiste, de promouvoir la beauté et le pouvoir que nous avons ».
Watts est l’une des zones où il passe le plus de temps. Pendant l’année scolaire, il est l’un des membres-clés d’un camp artistique, nommé Ubuntu, en hommage à la philosophie prônée par Nelson Mandela : « Je suis car nous sommes ». Pendant trois jours, des élèves âgés de neuf à onze ans, leurs parents et leurs professeurs, tous issus des Nickerson Gardens ou des Jordan Downs, participent à une retraite de trois jours dans les montagnes, à une heure trente de route. L’objectif du camp est de s’interroger sur les notions de travail en équipe et de montrer à quel point la vie en communauté est une composante essentielle de la réussite collective.
« Pour moi, ce camp est aussi une plateforme qui me permet d’être en lien avec des enfants de ma communauté, qui sont passés par les mêmes expériences que moi en grandissant », explique Anthony. « Certains vivent des choses vraiment dingues, et c’est comme si je les vivais de nouveau. Ça peut être déstabilisant. Mais ça me permet aussi de les guider en étant d’autant plus proche d’eux ».
Anthony est un enfant de Compton, il y a grandi et a appris à apprivoiser sa ville, au point qu’elle imprègne désormais chaque parcelle de son travail, chaque coup de pinceau et chaque touche de couleur. Tirant ses influences partout, qu’il s’agisse du peintre Kehinde Wiley ou de l’artiste des Nickerson Gardens Kerry James Marshall, Anthony passe de longues heures à lire de la poésie et à écouter de la musique pour nourrir son art. Il y injecte aussi sa propre personnalité, celle d’un homme métis Noir et Latino, qui se présente ouvertement comme Queer. Il a longtemps eu peur de révéler son orientation sexuelle, mais tente désormais de déconstruire l’image outrageusement virile et parfois homophobe des gangsters : « J’en avais honte au début, j’étais dans le placard pendant des années, mais petit à petit, j’ai appris à être à l’aise avec tout ça et à l’incorporer dans mes travaux. Je ne suis pas le seul, des tonnes de mecs se la jouent « super gangsters », et vivent une double-vie parce qu’ici ce n’est pas acceptable d’être gay ».
« J’essaye d’être un activiste, de promouvoir la beauté et le pouvoir que nous avons. »
Anthony Lee Pittman
Si ses œuvres reflètent sa personnalité, Anthony représente surtout sa ville et sa communauté, et construit ses expositions en se jouant des contrastes. Il explique sa démarche : « Pour ma première exposition, j’avais une pièce avec juste une stèle, des fleurs, des ballons, des bougies et des photos de Trayvon Martin tout autour. Il y avait vraiment une ambiance pesante, tu entrais dans cette pièce et il n’y avait rien d’autre que des photos de victimes de violences policières, et des extraits de journaux parlant de femmes transgenres assassinées à Compton et Los Angeles. Je voulais vraiment parler des problèmes que l’on rencontre en vivant ici. Mais la partie extérieure montrait toutes les belles choses qui composent notre communauté. J’essaye toujours de faire des œuvres un peu provocatrices pour que l’on continue à parler de tout ça. Des gens se font tuer, on est en colère, mais on a parfois l’impression que ça s’efface avec le temps. Je remets ces images sur le devant de la scène, pour faire en sorte que les gens réalisent que ces choses-là arrivent encore ».
Pendant les cours qu’il donne à ses élèves, Anthony essaye d’adopter le même type de discours. Il leur apprend qui étaient les personnes tombées sous les balles de la police, pourquoi il faut continuer de se battre pour que ces tueries cessent, et la nécessité de ne pas oublier ces atrocités. En menant ce type de débat, Anthony permet à des jeunes élèves de s’exprimer sur des sujets qui les concernent et dont ils ont besoin de parler. Pour les sortir de leur esprit et se libérer d’un trop-plein d’émotion. « Ces gamins ont des choses à dire sur ce qu’il se passe dans leur communauté. Ils voient les violences policières, les guerres de gang, mais ils n’ont pas l’occasion d’en parler à l’école », affirme Anthony. S’il peut évoquer ces sujets, c’est parce qu’il s’est frotté au même type de problèmes, parfois dans le cadre de sa profession.
En début d’année 2019, un centre de ressource communautaire le contacte, lui et Melissa Depaz, une autre artiste de Compton, pour peindre l’un des grands murs blancs du centre. Le mur fait face au parc Gonzales, situé dans la partie Ouest de la ville. Résultat de treize jours de travail intensif, la fresque de près de trois cent mètres carrés est impressionnante. Haut en couleur, l’ensemble forme le plus grand mural de la ville. Il est vu d’un œil positif par les habitants du quartier, qui y voient une belle manière de rendre hommage à Compton.
Pour preuve, alors qu’Anthony et Melissa sont en train de peindre, des OGs du coin viennent se présenter et dire aux deux artistes qu’ils approuvent leur travail. Ils leur donnent aussi leurs numéros de téléphone, et, les plaçant sous leur protection, leur font promettre de les contacter s’ils rencontrent un problème pendant qu’ils planchent sur la fresque. Quelques jours plus tard, alors que le parc Gonzales est le théâtre d’un hood day, événement pendant lequel les membres d’un même gang se rassemblent dans ce qui s’apparente à une réunion de famille, un jeune homme sous l’emprise de l’alcool vole le sac à dos de l’un des amis d’Anthony et Melissa puis s’éclipse en voiture. Anthony écrit immédiatement à l’un des OGs pour lui signaler l’incident. Trois minutes plus tard, le voleur se gare près du parc, sort de son véhicule, et rapporte le sac à dos en s’excusant pour son geste. « Les OGs nous ont vraiment protégés », se souvient Anthony. « Ils sont géniaux et font beaucoup pour la ville. Ils s’intéressent vraiment à tout ce qui s’y passe ».
Autre événement à l’issue moins heureuse, pendant les treize jours de travail qu’ont nécessité le mural, Anthony s’était fait arrêté par la police de Los Angeles, sans raison. De vieux démons avaient alors refait surface. La voix tremblante, il raconte : « C’est sûr qu’il y a des bons policiers, mais beaucoup d’entre eux se fichent de la communauté et ne font pas l’effort d’apprendre à nous connaître. […] Quand des policiers s’approchent de moi, mon niveau de stress augmente beaucoup, à cause de tout ce qui s’est passé avec des Hommes Noirs abattus par la police. […] Les flics nous harcèlent. Ils ont le droit de nous tirer dessus et de nous tuer. Le gars qui a tué Michael Brown a été payé des millions pour faire une interview pendant laquelle il a dit qu’il ne regrettait rien. Ça fait vraiment mal, c’est quelque chose qui m’affecte beaucoup. Trayvon Martin, Michael Brown, Sandra Bland et Philando Castile ont tous été tués par des officiers de police. J’ai réalisé qu’en tant qu’êtres humains, nous ne sommes rien. C’est quelque chose que j’essaye de refléter dans mon travail, comme un hommage à toutes ces personnes ».
Preuve de son engagement, pendant le « Mois de l’histoire des Noirs » de 2018, il crée un sticker dont la forme est celle d’un badge de police. Les mots « Fuck The Police / Nique la police » remplacent le traditionnel « Los Angeles Police », et la mention « Terror – Corruption – Racism / Terreur – Corruption – Racisme » est inscrite à la place du « Police Officer / Officier de police » habituellement situé au sommet du badge. En bas de l’illustration, Anthony a écrit « Détruit les communautés depuis 1869 », date de création du Los Angeles Police Department (LAPD).
Pour Anthony, le racisme dont font preuve les forces de police est responsable de la prolifération des gangs de Los Angeles : « Watts était entourée par des communautés dominées par les Blancs, tu avais donc des milliers de Noirs vivant dans cette petite ville, et, inévitablement, des problèmes sont nés. Les gangs ont été créés car la police brutalisait les Noirs. Si tu ne peux pas faire confiance à ceux censés te protéger, vers qui vas-tu te tourner ? Les gens ont commencé à se rassembler pour réfléchir à comment ils pouvaient assurer leur propre protection ».
En se replongeant dans l’histoire pour réécrire son quotidien, Anthony s’assure de remettre en question le statu quo. Ses œuvres sont à la fois enragées et pleines de tendresse, elles mettent en scène des sourires et des visages décidés à lutter, des hommes qui s’embrassent et des roses qui poussent dans le bitume. Toutes portent en elles un peu de Compton, ses rêves et quelques cauchemars.
C.O.M.P.T.O.N : les sept lettres qu’il a peintes en blanc près du parc Gonzales se détachent dans l’horizon, hommage à sa ville, à son histoire et à tout ce qu’il lui reste à accomplir.
L’autre district Los Angeles et Compton, futures victimes de la gentrification ?
En 2016, inspiré par le travail de Kendrick Lamar, le journaliste David Denis Jr. parvient à mettre des mots sur la trajectoire des noirs aux États-Unis. « Nous sommes constamment déplacés, forcés de déraciner nos familles pour trouver des opportunités en Amérique (…) Et lorsque nous ne sommes pas physiquement déplacés, la ville se déplace littéralement autour de nous, car les quartiers sont réformés pour nous empêcher d’aller à l’école ou pour nous empêcher d’influencer une élection. La famille noire en Amérique n’a jamais été autorisée à s’enraciner. » Le diagnostic n’est pas sévère ni pessimiste, il est juste. L’histoire de Compton le prouve. La ville, tranquille, a été désertée par sa population blanche lorsque des familles noires venues en Californie pour y trouver du travail ont commencé à s’y installer. La situation a dérivé au point de ghettoïser la cité et de faire naître le mythe décrit dans le film Boyz N the hood. La tranquille et rurale Compton était devenue en quatre décennies une terre où les Noirs s’entre-tuent. Depuis, la ville relève doucement la tête, grâce à des activistes tels qu’Anthony Lee Pitmann. Corollaire ? les classes moyennes sont de retour. S’il faut se réjouir d’une municipalité qui se rouvre enfin au monde et quitte (en partie) la spirale de la violence, il y a dans le système économique actuel une grande cruauté : la gentrification. Le phénomène est mondial, et Compton le voit venir depuis l’avenue Rosecrans. Les Parisiens comme les New Yorkais connaissent bien cela. La ville phare de la région se retrouve sanctuarisée et hors de prix, alors les promoteurs regardent d’un œil avide les cités environnantes, dans lesquelles pourront s’installer les classes moyennes supérieures. Désormais plus respectable, Compton a le profil pour être modelée en ville idéale : c’est un hub, situé à proximité des zones d’emploi de Los Angeles. Le prix de l’immobilier y est encore économiquement accessible, et l’attractivité se construira autour de programmes de rénovation prétendant qu’ici, on vit au pied de la tentaculaire Cité des Anges sans en subir tous les défauts. Puis des programmes immobiliers naîtront. Les loyers augmenteront, la population changera, et les habitants qui auront vécu ici depuis vingt, trente, ou cinquante ans ne reconnaîtront plus leur ville. Leur Swap Meet Center est remplacé par des commerces franchisés. Comme Harlem ou Pigalle, leur ville perdra son identité, et cette population qui ne voulaient plus du sang de la violence dans sa ville, découvrira qu’au final, c’est la ville qui ne veut finalement plus d’eux. Car sous ses promesses de multiculturalisme et de mixité sociale, la gentrification a pour seuls véritables curseurs le pouvoir d’achat et l’accès au logement. L’offre et la demande font la loi, et des populations se retrouvent dépossédées de leurs territoires. En Californie comme dans le reste du monde, le mouvement ne cesse de s’étendre, et c’est finalement dans des banlieues rurales que les classes les moins aisées sont de plus en plus reléguées. Dans vingt ans, les rappeurs venus du « countryside » ne seront sûrement plus uniquement des Bubba Sparx, mais des wetbacks et des déracinés de villes gentrifiés, partis se réfugier aussi bien dans Moreno Valley qu’en Virginie. « Le succès était souvent incarné par la capacité à quitter le quartier. Mais ça a souvent été conflictuel pour nous, car d’une certaine manière, s’extirper du hood revenait à devenir un vendu, à lâcher les siens. (…) Nous avons tous connu ce sentiment de honte lorsque nous n’avons pas pu donner en retour au quartier une part de ce qu’on espérait obtenir en le quittant » écrit David Denis Junior. Il n’est malheureusement pas impossible que Compton ait bien changé d’ici là, et qu’elle n’attendra plus rien en retour de ses habitants historiques, si ce n’est constater qu’Atlanta mise à part, ce sont des villes sinistrées comme Detroit, Buffalo ou Baltimore qui ont produit le rap le plus excitant de ces dernières années. Avant que ce soit le tour de la campagne ? – zo.
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