Nos 25 morceaux du second semestre 2019
Chaque semestre, L’Abcdr propose un panorama du rap francophone. Avant de plonger dans l’année 2020, retour en vingt-cinq titres sur ces six derniers mois.
Dinos – « Quand les cailleras prient »
Imany était un disque où Dinos rappait et chantait sa foi en l’avenir et ses espoirs malgré sa couleur argentique. Taciturne est un deuxième album dans lequel le rappeur de La Courneuve raconte sans filtre son coup de pompe, et semble poursuivre les interrogations qu’il posait sur « Quelqu’un de mieux » et « Les Pleurs du mal ». « Quand les cailleras prient » est à ce titre une synthèse des intentions développées sur ces morceaux l’an dernier avec ses nouvelles directions, symbolisées par la prod élégante de Twenty9, Wav.Maker et Kamil Osmanov, combinant un piano élégiaque posé sur un beat haché, où les hi-hats descendent en pitch comme le moral de Dinos. Le morceau condense ce qui fait de Dinos un rappeur à la fois touchant et malin : regard toujours semi-innocent sur son quartier, interrogations spirituelles, commentaire social, clin d’oeil à ses héros du rap français, feinte verbale (« Si j’aurais grandi ailleurs, j’me demande c’que j’aurais été, j’dis « si j’aurais » parce que c’est comme ça qu’on parle dans ma cité »). Un ensemble de détails qui habille pourtant des idées noires sur le doute de soi et la difficulté affective, et où le « je t’aime » dit du bout des lèvres en toute fin sonne presque comme un message à soi-même. – Raphaël
SCH – « Cervelle »
Sch a l’art de commencer ses albums. « John Lennon », « Anarchie », « Comme si », le combo « Le Déluge » – « VNTM » et, dorénavant, « Cervelle ». L’extrait (« Haut Standing ») sorti en début d’été, l’annonce de la tracklist de Rooftop, riche en featurings à fort potentiel streamable, le renoncement temporaire à livrer un JVLIVS II et le Julien taquin aperçu durant la période de promo laissaient pressentir un album apaisé et festif. L’introduction suffit pour comprendre qu’il n’en est rien. Sch en a toujours gros sur la patate, et il ouvre son projet façon cerveau dans un bocal, des décharges haineuses à travers les électrodes. Ou encore patron des marais, espèce d’animal rampant aux écailles chargées d’or. Seul dans ses eaux boueuses (il a bouffé les autres, ou bien ils l’ont quitté), la gueule ouverte à la poussière, sur la berge jaune, il pense aux traîtres et rejoue ses souvenirs. Le constat est tristement rassurant : la rage ne s’est pas tarie, elle prend de nouvelles formes et jaillit sans fin depuis ce truc au fond du ventre « qu’en veut à la terre entière ». Alors la bête regagne son marigot dans un bruit d’eau, et on entend encore résonner à la surface les cordes reptiliennes jouées par Katrina Squad : « J’aurais déjà arrêté l’rap, salope si ça allait mieux« . – Léon
Triplego – « Pushka »
La musique de TripleGo est une musique évolutive, mais elle reste toujours identifiable. Parmi les pépites de leur deuxième album de l’année, le choix de « Pushka » s’explique moins par la (très belle) prod de MoMo Spazz que par la légère particularité du flow de Sanguee, avec lequel elle entretient un lien quasi organique. Particularité dans la forme d’abord. L’une des forces de Yeux rouges réside dans les reflets irisés pris tout au long de l’album par le flow du rappeur, loin de la linéarité qu’on lui a parfois prêtée. La montée vers les aigus du dernier couplet surprend, réhumanise cette voix machinale doublée d’échos métalliques. Tout rappelle que le « cloud rap » en est bien : ici, Sanguee rappe, le plus puriste des puristes ne pourrait pas dire le contraire. « Pushka » introduit en même temps quelque chose, entre amour et violence, de plus charnel, sensuel, au sein de cette musique aux accents parfois robotiques : « sa cuisse sent le poulet rôti », « je vois ta main qui brûle, ta peau qui fait des bulles », « ma flèche traverse ton corps, ton cœur que je dévore »… Contraste retrouvé dans le fond, où sa cruauté parfois vacille. Si les yeux ne sont certainement pas rouges à cause des larmes, Sanguee semble par moments, au détour d’une phase, moins froid voire un brin vulnérable : « je sors avec une pépite, je sais pas si je la mérite… » – Manue
Lalcko – « L’Écorce du roi »
« L’Écorce du roi » de Lalcko est arrivé comme une claque en cette fin d’année, sans prévenir, pour nous rappeler de ne pas le négliger, ni l’histoire ; tout ce que le rappeur a fait durant sa carrière, en somme. Le morceau revient sur le parcours d’un homme dont le courage a été le moteur de bien des décisions. Lalcko a ce don d’écrire des épopées, des histoires épiques à partir de son vécu, mélangé à des références de ceux qui habitent l’histoire, pas la géographie. Sans mensonge ni moralisation, El Commandante fait des morceaux qui écrasent l’auditeur par l’effet de grandeur qu’ils produisent, ou qui l’aspirent par la profondeur des réflexions. Chaque sentiment est exalté pour être replacé à l’échelle de l’Humanité, histoire que l’homme comprenne qu’il n’est qu’un grain de sable de passage, qu’il se souvienne qu’il aura toujours des comptes à rendre, ici-bas ou au-delà. Butter Bullets assoit définitivement l’ambiance cathédrale de ce morceau en construisant son architecture sonore. Le regard vers le passé de LAL n’est pas nostalgique, il sert à expliquer, avec une grande lucidité, ses positions présentes : « Quelle place ai-je dans le rap ? / Les plus affûtés débattent / J’ai partagé des textes, pas vendu de sexe / Je vous ai montré l’Afrique, jamais pleuré le tieks / J’ai jamais changé d’esprit, dans ma ville on me respecte / Quand on compare les chiffres c’est moi qui perds… » De loin l’un des morceaux les plus explicites sur son état d’esprit, “L’Écorce du roi” est le « Miroir des princes » de Lalcko, un traité d’éthique qui conserve ses trajectoires et consolide ses valeurs, destiné à lui, au roi qu’il est devenu. – Ouafa
Sadek – « Roulette russe 6.5 »
Blessé, mais pas à terre. Lorsqu’il sort son album Johnny de Janeiro fin 2018, Sadek tente de faire un pied de nez brésilien au rap français qui va lui valoir quelques coups. Le disque, assez inégal, déçoit de nombreux fans du rappeur de Neuilly-Plaisance qui va alors disparaître pendant quelques mois… avant de revenir l’esprit revanchard. En relançant sa série de freestyles Roulette Russe en octobre, Sadek veut faire passer un message : il revient au rap, et d’une belle manière. Si « Roulette Russe 6.5 » ne dure que deux minutes et des miettes, il respire l’aisance tout en rappelant les qualités que l’on a toujours prêtées à son interprète. Celles d’un rappeur aussi découpeur qu’il peut décocher des mots qui touchent sa cible. Drôle et insolent, le titre rentre même dans une autre dimension lorsque son auteur annonce qu’il va « tellement baiser le rap français qu’en ce moment il apprend le lingala »… avant de littéralement se mettre à rapper en lingala le temps de quelques phrases. C’est bête, c’est méchant, c’est bas du front et c’est exactement ce que l’on attend de Sadek. Un sale gosse parmi les sales gosses, bien plus fort que la moyenne. En français, ou dans n’importe quel autre langue. – Brice
Mod Efok – « T’Sais »
En 2018 était sorti sur Bandcamp un album d’une violence rare et pourtant passé sous les radars. Il venait de Normandie et était titré Légitime Déviance. Il concrétisait un EP identiquement intitulé et publié quelques années plus tôt par un rappeur rouennais aussi rare que vorace. Car le rap de Mod Efok ne connaît pas la complaisance. Il a même quelque chose de cruel tant il écrase toute notion de bienveillance, y compris vis-à-vis de soi-même. « On est sa propre proie » dit Julien, connu également sous le nom de Ash-F, et surtout pour sa voix passée au crépis de la solitude, celle à la mâchoire qui ne lâche jamais ce qu’elle a saisi. En 2019, Mod Efok a continué de balancer de cinglantes morsures. Parmi elles, « T’Sais » en est la quintessence. 96 secondes d’un chasseur au cerveau froid, qui tabasse, mange, mâche et recrache toutes les fuites en avant. Mod Efok ne fait pas du rap devant lequel il faut s’agenouiller. Non, il fait du rap qui colle des coups de genou. Du tabassage en règle qui coupe le souffle de l’orgueil et dont le son de chaque impact se répercute au loin. « Ça met le foutoir de s’appeler frère ou rouya. » Personne ne sera content, mais à vrai dire, avec Mod Efok, c’est tout sauf un accident. « Pense à aller niquer ta race, c’est simple et tout droit. » Légitime déviance, définitivement. – zo.
Infinit’ – « Programme »
Avec “Programme”, Infinit’ donne l’impression d’avoir éclipsé l’ensemble de sa discographie antérieure. L’image ne fait pas honneur au parcours du Jeune Boeuf qui évolue actuellement en Vrai Manstrrr, mais elle est représentative du palier que peut franchir le rappeur. Il a lui-même exprimé sur les réseaux sociaux sa fierté de présenter ce morceau à son public. Alors oui, ils sont connus les discours de rappeurs… Les « vous n’êtes pas prêts », les « cette fois je vous le dis… » mais comment nier que « Programme » constitue un cap fondateur pour Infinit’ ? Il n’y a rien de dispensable, aucune approximation. Pour ce qui est du rap, la prestation est foudroyante, les flows se succèdent les uns aux autres sans qu’aucun ne tombe à plat, les placements sont technologiques. L’écriture ? Imparable, les rimes sont scientifiques, le discours ne laisse pas de place à la contradiction. Inf’ est en train de prendre une envergure nouvelle en studio, et s’il continue à choisir des instrus aussi raffinés que celui composé par Jayjay et Selman Faris pour “Programme”, il aura parachevé son évolution. Il va Le Faire. – B2
Jeune LC – « Lumière jaune »
« J’ramène ma vie sur des instrus, avant de perdre la raison. » Jeune LC marche la nuit au milieu des humains et parle une langue simple. Il trimballe un miroir le long des rues parisiennes, dans lequel se mélangent les reflets des caniveaux et des néons, et les visages d’OG dont les noms sont devenus familiers. Le Jeune est dans les coulisses, il raconte ce qui se passe derrière les façades avec le bagout d’un chat de gouttière, et chaque anecdote s’insère dans un réseau de lieux et d’actions qui la dote d’une épaisseur particulière, comme lorsqu’il se souvient : « J’me retrouve du côté d’Jaurès quand j’aperçois un vieux poto / Un d’mes anciens gravands, petit pour lui j’vendais du bédo / Le pauvre est tombé dans l’crack, dans sa bouche plus beaucoup d’chicots / On a échangé nos numéros et j’lui ai laissé un billet d’dix euros. » C’est là son génie : l’art de peser les mots, de toucher juste avec peu de moyens, de dire les choses sans trop y toucher, pour ne rien altérer de leur force brute, celle du réel. – Léon
Siboy – « Piège »
Le deuxième album de Siboy, passé plutôt inaperçu malgré la qualité des extraits, fait coexister deux styles apparemment opposés : les sonorités « ensoleillées » des musiques africaines, aux rythmiques rapides, marquées par les sons clairs proches du balafon, avec une trap crasseuse, saturée – l’intro rappelle le « Floor Seats » d’Asap Ferg. Mais dans sa globalité, Twapplife ne ressemble à aucun album de rap, anglophone ou francophone. Au sein d’un même titre, sa variance vocale est telle qu’il a l’air en featuring avec lui-même. Dans « Piège », plutôt côté trap, le marabout alsacien oscille du chuchotement rauque au cri. Il semble à la fois possédé, envoûté et envoûteur, impression soulignée par l’atmosphère anxiogène produite par les sirènes et les ad-libs. Il est le piège. Comme toujours, s’il ne fait jamais du « sombre vécu » un « fonds de commerce », celui-ci affleure par moment à la surface, au détour d’une comparaison avec un réfugié, la vie d’une veuve, un démon intérieur. « Des fois j’oublie d’où vient cette haine et toute cette rancœur ». Ce qui surgit, c’est le symptôme de cette noirceur incorrigible et contagieuse, le sexe sans sentiment, sa toxicité. Seules les femmes sans fesses seront épargnées, précise-t-il. Tant qu’à faire, autant se marrer un peu. Les blessures n’en cicatriseront ni plus, ni moins vite. – Manue
Arm – « L’Apparition des masques » feat. Vîrus
« L’Apparition des masques » est un chaos orchestré. Ses fracas de tambours qui rythment l’ensemble du titre, sonnent comme autant de poings qui se frappent la poitrine. Tribal, ensorcelé, il s’agit d’un grondement sonore dans lequel avancent deux voix : celles d’Arm et Vîrus. L’un et l’autre scandent tour à tour des leitmotivs. Ce sont de courtes lignes, à peine quelques mots, qui sonnent comme des avertissements issus d’un manifeste de guérilla urbaine. Répétées chacune quatre fois, construites en escalier, rebouclées au rythme d’un haka de soir de soulèvement, ces courtes lignes mi-professions de foi, mi-prophéties, écrivent le bruit. Il y a une notion de désordre, de fureur, et de horde sans visage dans cette « Apparition des masques ». Ni cris, ni murmures, plutôt un bourdonnement et des attitudes. Elles sont tactiques, politiques, revendicatives, poétiques. Mais surtout elles avancent comme un titre de Propellerheads, du big beat version rap, dont les nappes épiques auraient été passées dans le rugissement d’une fin d’ère. La scansion d’Arm & Vîrus n’est pourtant jamais un cri, ni même une clameur. Elle est de la détermination, une sorte d’Art de la guerre, une psalmodie du champ de bataille, des mots qui semblent rayer l’ordre établi. Des parcelles de chaos qui surgissent aussi vite qu’elles s’effacent, à la manière d’étincelles qui jaillissent d’un monde qui se court-circuite, voilà ce qu’est « L’Apparition des masques ». « Il va falloir décider de ce qu’on n’a pas choisi » scande un temps Vîrus. L’art de se mouvoir à la manière de l’insurrection. Celle qui vient. Et qui est codée bien sûr, comme toujours avec Arm. – zo.
La Hyène – « 2019 »
« Des mots qui sortent du fond des tripes, des mots qui sortent de mes viscères ». C’est ainsi que La Hyène qualifie à juste titre son rap. Si c’est vrai pour son album Thugz of Anarchy, la sensation est décuplée sur « 2019 », longue conclusion de vingt minutes et dix-neuf secondes. Aux alentours de la 8e minute, La Hyène compare la route vers le succès pour un rappeur sans concession comme lui à la Cordillère des Andes, sur une production en altitude d’un certain XR. Long morceau de bravoure, « 2019 » n’est précisément pas un marathon : c’est un trek en pleine montagne, avec des moments d’ascension et de descente, de brutalité méchante et de lucidité libératrice, de conscience de classe et de crasse, de flow posé et de variations maîtrisées (tantôt à bout de souffle, tantôt rebondie). Dans « 2019 », il y a tout à la fois du Lino dans l’anti-institutionnalisme et les moqueries à la concurrence, du Ekoué dans les prises de position politique et les insultes sans détour, du Rohff dans les confessions de gaillard qui lève le menton pour faire couler les larmes à l’intérieur. La Hyène n’a pas les fulgurances de ces rappeurs dans ses images. Mais son élocution claire et son écriture sans effet de manches sont un atout dans cette performance, où extraire une phrase de ces vingt minutes de rap à cœur ouvert ferait injustice tant le propos est dense, l’émotion retenue mais vive, entre peur de la mort, de l’échec, de l’injustice. En vingt minutes, il se passe plus de choses que sur des albums de vingt titres. Imaginez sur l’album entier de La Hyène. – Raphaël
Isha – « Durag »
Le premier couplet de “DURAG” est une science exacte. Cinquante et un mots. Six phrases. Et vingt-et-une secondes. Dans cet espace-temps réduit, ISHA exécute. Les mots sont parfaitement pesés, agencés, maîtrisés. L’intonation chirurgicale. Et une à une, les images se densifient. L’histoire commence par un rendez-vous manqué avec son orthophoniste. Au détour d’un souvenir de jeunesse, le rappeur belge se rappelle encore de sa confusion de ces deux lettres, les “r” et “s”, une belle ironie accolée à la mesure suivante “J’la trouve bonne mais j’veux qu’elle s’cambre un peu mieux / Essaye de toucher tes fesses avec tes tresses.” Dans cette dernière phrase toute l’impertinence de l’auteur de “TONY HAWK” est concentrée. Dans une allusion lubrique sans équivoque, l’artiste pousse l’imagerie entre obscénité et humour. La confrontation des deux éléments est redoutable. En plus de l’avoir ému par cette démonstration, l’artiste laisse à l’auditeur un sourire au coin des lèvres. Une preuve d’attention dans un univers régi par les tendances des plateformes de musique en ligne. Depuis la comptabilisation du streaming dans les certifications des disques d’or, platine et diamant du Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), le rap français est la nouvelle locomotive de l’industrie musicale francophone. Dans ce nouveau royaume plein d’opportunités financières et médiatiques, ISHA en profite pour glisser quelques mots très réalistes – toujours dans ces vingt-et-une premières secondes – « Les journalistes à deux balles, qui tiennent des propos grotesques / Avant qu’on devienne à la mode, t’écoutais Tokio Hotel. » En somme, après La Vie augmente : la rime augmente. – ShawnPucc
Capitaine Roshi – « Le Crime chante »
Ces derniers mois auront été ceux de l’émancipation et de l’affirmation pour Captaine Roshi, dont l’identité se fondait jusqu’alors au sein de son groupe Ultimate Boyz. Après avoir posé les fondations de sa carrière solo via la série Serpent deviendra dragon, il a franchi le pas de la première sortie en novembre dernier avec sa mixtape Attaque, à la qualité surprenante. Parmi les temps forts de ladite tape figure “Le Crime chante”, que le Parisien a sagement décidé d’envoyer en amont. C’est un titre fort, tout à fait hypnotique. La première qualité évidente du morceau réside dans l’instrumental de Fulltrap Alchemist, des plus addictifs. On y revient une fois, et deux, puis trois avant de tomber dans le piège du Captaine. Il est né au Congo, loin de Pigalle où il arrive à l’adolescence et où il commet quelques larcins avant de se sauver dans la musique. Au revoir les menus crimes, bonjour les mélodies ! Et celle du refrain de “Le Crime chante” est imparable, faite de petites envolées rapides sublimées par la voix cassée de Roshi. Elle n’est pas proprette, pas soignée par des couches de retouches informatiques, si bien que la trap se fait blues. Il se dégage de ce morceau une atmosphère étrange, comme un méfait apaisant, une pression qui rassure. Quoi qu’il en soit, ce sont cent cinquante secondes qui ne durent pas assez. – B2
Shobee – « Ciel » feat. Lomepal
S’il fallait résumer le succès populaire de Lomepal, on pourrait en tirer un ingrédient principal : une propension à parfaitement traduire en musique une forme de mélancolie à la fois nostalgique et largement sentimentale. Sensibilité que l’on aura retrouvée tout particulièrement dans une de ses collaborations de 2019, sans doute la moins attendue : celle de « Ciel » en compagnie du rappeur marocain Shobee. Réalisé dans le cadre de l’album Safar du collectif NAAR – album de collaborations entre des rappeurs marocains et du reste du monde, notamment français – le morceau raconte en deux langues le sens du sacrifice, celui-là même qui a amené les deux artistes à vivre de leur passion. Aidé des harmonies rêveuses et des échos de voix aériennes distillées par le producteur français AndreaLo, « Ciel » se révèle être un vrai tour de force tant le chant en darija marocain autotuné de Shobee s’accole parfaitement aux réflexions pensives du refrain de Lomepal. Il en ressort alors une vraie sensation de flottement, comme si le temps s’arrêtait pour permettre à l’auditeur de mieux réfléchir sur lui-même, de la même manière que les interprètes du morceau racontent durant trois minutes les embûches de leurs parcours aujourd’hui portés par le succès. Escapade rêveuse dans la carrière de Shobee et de Lomepal, « Ciel » est une rencontre que l’on n’aurait sans doute pas envisagée au premier abord. Le résultat montre pourtant qu’il aurait été bien dommage de ne pas faire preuve d’un peu d’imagination. – Brice
Médine – « Bezoin »
Tout au long de sa carrière, Médine a conceptualisé le “besoin” en le matérialisant sur des morceaux qui peuvent être considérés comme des curseurs, voire des moments charnières, dans son développement artistique ⎯ et inévitablement humain. Du “Besoin de résolutions” sur Jihad en 2004 au “Besoin de révolution” sur Arabian Panther en 2008, en passant par le “Besoin d’évolution (Rélovution)” sur Protest Song en 2013, c’est désormais un simple “Bezoin” qui est mis en musique six ans plus tard. En 2019, la nécessité de Médine n’est plus qualifiée, comme si les besoins devenaient trop importants et hétérogènes pour être regroupés sous une même bannière. Le titre met d’ailleurs en miroir des besoins de différents ordres (“Besoin de soulever la colline ou soulever la cuvette des WC”), comme pour exprimer la schizophrénie d’une époque égarée entre le sérieux et le futile. Les exigences non matérielles ⎯ face à la corruption et aux discriminations de la société ⎯ sont celles que Médine souhaite réhabiliter. Les valeurs humaines essentielles, ces “choses que l’argent n’achète pas” et que seul le temps peut aider à retrouver. La lettre z du titre fait inconsciemment penser à la Génération Z, à ces jeunes d’une vingtaine d’années, natifs du numérique, décrits comme consommant tout à une vitesse folle. Loin d’adopter une attitude rétrograde face aux évolutions du temps, Médine tente de trouver un équilibre pour placer ce fameux curseur : les idées demeurent engagées et humanistes quand la mélodie et le look sont modernes, le tout sur un beat de Unfazzed et Denza, deux jeunes beatmakers qui ont notamment produit “Madrina” de Booba et Maes. Lier l’utile à l’agréable, l’évolution ultime de Médine se trouve probablement là, annonçant la couleur du prochain album du Havrais. – Ouafa
Carson – « S.A.L.E »
Carson est beatmaker occasionnel pour Sazamyzy lorsqu’il rencontre Madizm en 2013. Quelques péripéties plus tard, il est quasi accidentellement devenu rappeur et entérine sa collaboration avec celui qui est l’un des producteurs les plus capés de l’histoire du rap français en sortant Falconia. En résulte une synthèse réussie et prometteuse entre les diverses influences de Carson. Parmi elles (entre autres : la G-Funk, la trap de la fin des 00’s et du début des 10’s), la filiation avec la grande tradition du rap du 94 est revendiquée avec fierté. Elle est de toute façon patente dans certains flows, certains samples, certaines références (le bus 183, la Demi-Lune…) et la présence de Rim’K en personne. Rien de daté cependant, tant, outre la production, c’est toute la réalisation du projet qui est particulièrement soignée. Difficile d’isoler un morceau d’un ensemble aussi (étonnamment) homogène, si ce n’est, peut-être, le très énervé « S.A.L.E », au moins pour cette saillie : « On s’balade avec des guns qui font la taille de Hamza ». – Léon
Warcaille – « Action »
Ludwig Van Dub est un producteur rennais dont la page Souncloud fourmille de collaborations locales. L’auditeur y croise des rappeurs influencés au cloudrap PNLesque aussi bien que de la trap loufoque et nonchalante dédiée à Laurent Bounneau, et même l’incroyable phénomène Reta, probable futur concurrent au titre de rappeur français à l’univers le plus détraqué. Mais s’il y a bien un titre qui fait directement mouche dans le flux de Ludwig Von Dub, c’est celui avec la rappeuse Warcaille. Sur un beat oppressant, immersif, au charleston frénétique et aux notes synthétiques forçant à adopter un certain train d’allure, la Rennaise fait preuve d’une superbe versatilité. Alternant les flows, usant de passages chantés, jouant d’effets de bégaiements, mélangeant anglais et français, Warcaille remplit la production de Ludwig Van Dub de rebondissements en rafale. Certes, son texte ne dit pas grand-chose de plus qu’un enchaînement de phases egotrips mises bout-à-bout. Mais les changements de flow, les intentions clairement portées dans l’interprétation sur l’instrumental hyperactif et finalement très visuel font qu' »Action » porte redoutablement bien son titre. Il est au rap ce qu’est une scène d’action réussie dans un film : un moment rythmé, muni de différentes valeurs de plans et où les acteurs font preuve d’attitude. Prenant et divertissant, autrement dit une performance et pourtant, ce n’est pas encore Hollywood. – zo.
Lokman – « Tel Aziz »
Le monde des diggers 2.0 a eu peur de voir Soundcloud mourir… Un déficit vertigineux menaçait du pire la plateforme il y a deux années de cela à peine, forçant chacun à imaginer les solutions de repli. Elle a clairement perdu de son intérêt depuis, notamment à cause de publicités surabondantes contraignant l’auditeur à devenir client, ou tout au moins consommateur… Mais qui s’y aventure encore peut toujours dénicher une perle et rapidement se perdre dans les tréfonds du cyber underground à la recherche d’autres trésors, encore. Dans ce gouffre numérique, Lokman a scintillé à la fin de l’été, alors que la chaleur étouffait le bitume de la capitale française qui le voit écrire sa musique assommante. C’est de “Tel Aziz” que la lumière a jailli, un titre produit par Lilnemo772 où la basse cherche sombrement à mettre de grands coups de masse à la terre entière. Pas de quoi exciter Lokman qui déroule sur un air monocorde tout un tas d’idées plus ou moins liées les unes aux autres. Aucune émotion, aucun organe, tout est synthétique, prothétique. L’ensemble devient oppressant, prohibé aux claustrophobes car “Tel Aziz” ressemble en tous points à un ascenseur métallique et rouillé qui descend soixante-six étages et sept sous-sols d’une chute fracassante. – B2
Némir – « Favela »
L’an dernier, lors de notre rencontre avec Nemir, un mot est revenu cinq fois durant l’échange : « névroses ». Parmi elles, celles qu’a sans doute dû surmonter l’artiste de Perpignan pour enfin sortir son premier long format depuis Ailleurs il y a sept ans, et qui traversent ce « Favela ». « Après la signature, j’ai senti monter la pression, faux gentils, j’me revois leur mentir pour faire bonne impression », chantonne Nemir, d’un ton las et agressif. Pour l’occasion, En’Zoo ressort une ambiance orageuse semblant émerger de l’époque de Next Level 2, cette fois-ci plus ample et houleuse, comme une tempête en pleine mer. Nemir la surfe de sa manière volubile mais avec un dépit qu’on lui avait rarement connu, entre son interprétation sur le fil et son texte pessimiste, avant d’être avalé par le rouleau de ses propres doutes. « J’me dis qu’ça vaut pas l’coup d’y croire quand j’vois c’qu’on y laisse », conclut-il, abattu. Si « Favela » représente les fonds que ses pieds ont touché dans le chemin vers cet album, la rage qu’il y met pour s’en sortir est magnifiée sur ce titre, et lui permet de reprendre le haut de la vague sur le reste de son disque. – Raphaël
Jul – « Sakakini »
Si Rien 100 rien est peut-être le moins bon des albums sortis par Jul ces dernières années, « Sakakini », du nom d’un célèbre boulevard du cinquième arrondissement de Marseille, constitue un de ses meilleurs interludes. Cet été, il clôturait même le set de certaines soirées marseillaises « underground » où résonnent habituellement les basses amélodiques de Lyonzon. Sans refrain, le Marseillais rappe sa peine et sa fierté sur des clochettes mélancoliques rappelant celles de « Je ne veux pas partir ». Le clip relate une histoire de trahison, de ragots liés au succès – thème qui l’obsède, comme en témoigne encore l’album suivant. En deux phases à la fin du titre, un parallèle est dressé entre sa propre exposition aux critiques hypocrites et celle d’une jeune femme qui se prostitue pour « les sous faciles ». Comparaison qui en dit long sur l’étendue de sa compassion et qui rappelle encore une fois que Jul rappe pour tout le monde – surtout ceux et celles qui galèrent. Le clip apparaît comme une version actualisée de « Lève les mains » (starring Soso Maness) où, là-aussi, il était question de ne changer « pour rien au monde » et d’une Twingo noire. Faire l’essence tard la nuit sur le boulevard Sakakini. Un Fifa en haut des plus belles calanques du monde. S’attarder sur la Cristaline et sa plaquette de dolipranes comme sur une nature morte. En quelques images, c’est toute une poésie réaliste et nostalgique qui se dégage – n’importe quel enfant ayant grandi dans la région le ressent dans ses tripes. Et puisque le morceau s’y prête particulièrement, c’est l’occasion d’écouter la version C&S du titre par un jeune beatmaker local, Triplemako. – Manue
Ikaz Boi – « Code 46 » feat. Stavo & Olazermi
Les membres de 13 Block ont fait de la répétition un élément central de leur écriture. Il y avait par exemple, dans « Zidane », des virages, puis des virages dans les virages, et puis enfin, dans ceux-ci, des visages. C’est un rap en spirale, qui s’avance graduellement, enchaîné façon « trois petits chats », jusqu’à la saturation. Ici, c’est une logique prétendument mathématique qui organise la réitération ad libitum du même motif. Sur un instrumental minimaliste d’Ikaz Boi (appuyé par Ponko, Prinzly et Binks Beatz), Stavo et son cousin Olazermi se fendent chacun d’un couplet tuba. De la musique sur écoute, réduite à l’essentielle : pas de phrases, peu de verbes, l’essentiel du credo du dealer en quelques expressions dissimulées et, surtout, des chiffres. « Un P-38, un tél’ sans appli’, Federer, Federer : bon service. » À force de coups de sonar, la suite de Stavonacci, code 46 comme Valentino, voit ses éléments converger en une transe irrésistible et enthousiasmante. – Léon
E.One – « Genèse »
En 2017, E.One avait pris la route de l’album solo. William Blake était un disque aux instrumentaux soulful, à la quête chamanique et aux références trempées dans une liqueur d’activisme. Mais c’était aussi un disque de quête personnelle, de définition de soi. Le rappeur de Première Ligne parcourait désormais son propre eldorado, et n’utilisait pas son alias comme une protection, mais comme une projection. Trois ans plus tard, le rappeur du Blanc-Mesnil termine cette projection. Il a quitté le 93 pour s’installer sur les crépitements rocheux de la pointe bretonne. C’est de là qu’il lancera son nouvel album en janvier 2020 : Datura Statera. Son premier extrait, « Genèse », sonne comme une deuxième naissance. Si la couleur instrumentale et le travail de production se fait avec toujours la même garde rapprochée, E.One dépasse un peu plus l’aspect chamanique de son effort précédent pour tutoyer les éléments. « Quand faut résoudre un mystère, c’est toujours moi qui m’y colle » dit-il sur une production d’Ossama agrémentée de saillies de cuivres, aussi épiques que mélancoliques, ainsi que phases de Lino. Avec un second couplet remarquablement écrit, entre lever de soleil et nuit étoilée, muni de l’exacerbation de ses cinq sens pour guide, le rappeur confirme revenir « toujours entier des sentiers de Babylone. » Ou quand l’Animisme rencontre Epsilon. – zo.
Gambi – « Popopop »
Un des morceaux les plus écoutés du rap français de 2019 est un tube d’eurodance au refrain digne d’une comptine de Pomme d’Api. Tel est le destin de “Popopop” de Gambi, véritable outsider de l’année rap dans tous les sens du terme. Relativement inconnu en début d’année, le gamin de Fontenay-Sous-Bois a su, en seulement deux morceaux, faire ce que beaucoup de nouveaux rappeurs n’arrivent pas à effleurer durant leur carrière : imposer un univers. Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, le personnage Gambi joue avec les contrastes. Un coup enfantin, un coup plus terre à terre, il raconte sa rue avec un sourire au coin des lèvres tout en prônant les bienfaits de la salsa dans ses morceaux. C’est là la force de sa musique et de “Popopop”, un single aussi addictif que son succès semble absurde au premier abord. Basé sur une production électronique tout droit sortie des 90’s et modernisée à coups de charleys 808 par Ghost Killer Track, le titre embarque l’auditeur dans un tour de grand huit, où des basse rondes et sautillantes accompagnent des paroles qui respectent les préceptes d’une grande partie du rap français : le deal et la drague. Contrairement à beaucoup de ses semblables, Gambi arrive pourtant à transmettre une autre émotion dans ce morceau : celle du fun régressif d’un gamin farceur qui donne irrémédiablement envie de bouger la tête à l’écoute de son refrain diabolique et entêtant. Pas le tube de l’année pour rien. – Brice
Butter Bullets – « Négatif »
Au jeu de l’arrogance et d’être insupportable, il y a quelques rappeurs français qui excellent. Mais si l’un remporte haut la main cet art du mépris, c’est bien Sidisid. Et pourtant, il ne faut pas se fier totalement aux apparences. Si Butter Bullets est un groupe spécialiste des morceaux à la morgue pointue, « Négatif » est avant tout un petit bijou d’humour rempli de références bien amenées. Sous ses aspects sonores de Marilyn Manson branché haute-couture et culture élitiste, la moitié de Butter Bullets multiplie les clins d’œil au rap. C’est parfois direct, par exemple lorsque le rappeur fait appel à Nessbeal, ou évoque la musique de Kodak Black. Mais c’est aussi à appréhender à travers des références à la pop culture que le rap français surexploite ces dernières années, de The Wire à l’inévitable Scarface. Et peut-être même que le mantra « noir c’est noir », emprunté à Johnny, est lui aussi là pour retourner une tendance à la variété qu’affectionne aujourd’hui une scène hexagonale décomplexée. Au point que « Négatif » sonne comme une réponse, une sorte de versant faussement absurde des cinq dernières années de rap en France. Avec ce titre radical à l’idiotie feinte, totalement arrogant et pourtant très fin, Sidisid et Dela excellent ici dans le regard sarcastique. Qui a dit que l’egotrip ne permettait plus de faire passer des messages ? – zo.
PNL – « Tahia »
19 juillet 2019, Stade international du Caire. Le Sénégal et l’Algérie s’affrontent en finale de la Coupe d’Afrique des Nations. L’Algérie l’emporte, libération, passion, célébration, éruption ! Cette victoire apporte un souffle de plus à un peuple en pleine effervescence, qui cherche à reprendre sa place depuis des mois. Sur place, c’est une fête immense et retentissante, dont on entend forcément l’écho en France. Le soir même du match, après la victoire, le duo le plus puissant du paysage musical français (si ce n’est plus) saisit l’occasion de revendiquer un peu plus sa DZitude, et libère “Tahia” comme pour proposer un hymne post CAN. Pas sûr que cela ait eu l’effet escompté, le morceau n’a peut-être pas tant tourné que ça. Mais il est en tout cas une tentative intéressante de plus à mettre au crédit de PNL. BBP leur offre une prod d’un registre nouveau pour eux, ne pouvant être rapprochée par aucune contorsion intellectuelle du cloud auquel est naturellement assimilé le groupe. Bien plus organique qu’à l’accoutumée, “Tahia” cherche évidemment à ressembler à de la musique algérienne. C’est d’ailleurs caricatural en un sens… Toujours est-il qu’Ademo et N.O.S finissent par exacerber une part de leur identité dont ils ne sont que trop jaloux habituellement. Ils se présentent sous un jour nouveau, et joignent enfin un sentiment neuf à la peine et à l’ambition qui les habitent : la fierté. La leur, celle des leurs, la nôtre. – B2
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