Luidji, la tête hors de l’eau
Avec son premier album, le lumineux et intime Tristesse Business : Saison 1, Luidji évacue de vieux démons et se réinvente en tant qu’artiste, après une première partie de carrière insatisfaisante.
Un long chemin semé d’embûches. Pendant plusieurs années, Luidji aura connu le sens du mot galère sous toutes ses formes. Dans sa musique, par le biais d’un contrat de maison de disque qui aura surtout bridé la création de l’ancien rappeur de Capsule Corp. Mais aussi et surtout dans sa vie personnelle, au travers d’une histoire sentimentale complexe et douloureuse, qui aurait pu finir d’achever ses envies de musique tant elle a eu un impact sur son inspiration. Après de multiples remous et de nombreuses remises en question, c’est pourtant tout l’inverse qui a fini par se produire. Mieux encore : son histoire tumultueuse est devenue sa source d’inspiration, donnant naissance à Tristesse Business : Saison 1, premier album d’un Luidji métamorphosé, éloigné de ce qu’il présentait sur ses premiers EP sortis en 2014 et 2015 chez Wagram. Aujourd’hui indépendant avec sa propre structure Foufoune Palace, Luidji rappe et chante les émotions qui l’habitent sans pudeur, jusque dans sa communication sur les réseaux sociaux, tout en transparence sur le récit de son passé et ses intentions artistiques. Sur Tristesse Business : Saison 1, tout y est honnête, sur le fil, et surtout, extrêmement éclectique dans ses inspirations : entre rap pur, r’n’b synthétique inspiré de Toronto, bossa nova romantique et chanson française, la musique que présente Luidji et ses producteurs sur son premier album sorti en avril dernier est un cas à part dans le rap français. Une belle prise de risque qui nous a donné envie d’échanger avec lui afin de mieux comprendre le parcours et les intentions d’un type qui a réussi à exorciser ses fantômes du passé sur un disque dense mais dansant.
Abcdr du Son : Sur tes réseaux sociaux, à la sortie de l’album, tu as écrit que cet album t’avait guéri de tes maux, et que tu espérais qu’il allait guérir aussi d’autres personnes. As-tu reçu des messages depuis allant dans ce sens ? Est-ce que tu as le sentiment d’avoir touché des gens avec ce disque ?
Luidji : Carrément. Je dirais même au-delà de mes espérances, parce que je n’étais pas persuadé que raconter mon histoire personnelle, dans des détails aussi profonds, allait intéresser les gens outre mesure. Au final, c’est au contraire ça qui a suscité tout l’intérêt des gens, et toutes les réactions derrière, souvent par messages privés. C’est un mélange de leurs expérience d’écoutes de l’album et de leur expériences de vie, et comment ils associent les deux. Je commençais déjà à recevoir ce genre de messages au moment où on a commencé à partager les pellicules sur mes réseaux sociaux, et je me suis vite aperçu qu’il était possible de susciter l’intérêt des gens, en ne s’appuyant que sur des faits réels.
A : Tu recevais quoi comme type de messages ?
L : Souvent, c’était : « Incroyable ce son, parce qu’en fait, j’t’explique, voilà ce qu’il s’est passé pour moi… » Et parfois c’était carrément des questions, genre « qu’est-ce que je dois faire ? ». [rires] La personne me raconte toute son histoire ! « Je suis avec ma copine, ses parents sont des gros cistes-ra, ça détériore notre relation, elle m’en veut, moi je l’ai trompée, je m’en veux, je ne sais pas quoi faire ». Je me disais : « Mais mec ! Je n’ai aucune légitimité pour te dire quoi faire, je fais juste du son ! » [rires] Mais c’est un indicateur assez fort de l’impact que ma musique peut avoir. Ce qui est cool c’est que c’est un album qui dure dans le temps : cet impact peut arriver aujourd’hui tout comme dans six mois quand quelqu’un découvrira l’album. C’est en tout cas ce qu’on a essayé de mettre en place : créer un album et une oeuvre qui ne soient pas périssables. C’est pour ça qu’il n’y a pas de morceaux dans la tendance. C’est une carte d’identité que je voulais présenter.
A : Cette histoire que tu racontes sur l’album est personnelle, avec de nombreux détails. Comment tu expliques qu’elle ait réussi à toucher des gens malgré son côté très intime ?
L : Je pense que l’intimité et la véracité de ce que je raconte font l’universalité du projet. Quand on va voir un film, on peut être touché sans se sentir concerné par l’histoire que traverse le personnage. Le fait d’être sensible à ce genre de contenus vient du fait que l’on perçoit une sincérité qu’on ne retrouve pas ailleurs. Ça dépend de la sensibilité de chacun, et de la sincérité de l’artiste, c’est un équilibre entre les deux. C’est comme ça que je conçois ma musique, mais après, il y a des mecs qui ne racontent pas du tout ma life et que j’écoute tous les jours. Comme 13 Block : je les écoute tout le temps, et pourtant je ne suis pas en bas du bloc à vendre du shit. Et pourtant je kiffe de ouf ! Parce que je préfère écouter comment 13 Block le racontent que d’autres. J’ai l’impression que c’est plus sincère que d’autres. C’est là-dessus que ça se joue.
A : Question peut être un peu naïve, mais pourquoi est-ce que dans cet album tout est centré autour de l’amour ?
L : Parce qu’au moment de vivre ce que je raconte sur mon album j’avais deux choses dans ma vie : mon contrat chez Wagram et ma situation avec ma copine. Et j’étais fermé à tout ce qui passait en dehors, j’avais vraiment la tête sous l’eau. Je ne vois pas ce que j’aurais pu raconter d’autre parce que je ne portais attention à rien d’autre. C’était ma première copine, mon premier amour, et je l’ai connu très tard. J’avais la tête sous l’eau sans chercher à en sortir parce que pour moi c’était normal. Le fait d’avoir connu tout ça très tard a inhibé mon cerveau, un truc de dingue. Vu que ça se passait mal en musique et aussi en amour je n’avais pas vraiment d’échappatoire. Je ne pensais qu’à ça constamment : je dormais chez moi, et mes parents me posaient des questions sur la musique, je dormais chez ma copine et elle me posait des questions sur mes fréquentations. J’étais toujours entre les deux et c’est ça qui a donné naissance à la thématique de cet album.
A : Combien de temps cet album t’a pris ?
L : Si je devais parler en travail cumulé, entre trois et quatre mois. Mais en vrai, tu reviens, tu prends du recul, tu replonges… Donc en tout, ça m’a pris onze mois en vrai.
A : On te demande ça parce qu’on sent que l’album a été travaillé sur un temps long, il y a même une évolution entre certains morceaux. Tu as été pointilleux ?
L : C’est pour ça que je parle en taf cumulé et en taf sur la durée. Si j’avais vraiment bossé sur quatre mois, ça aurait été impossible que je le fasse. J’ai « sciencé » [sic] le truc. Je faisais ma tracklist sans avoir tous les morceaux, juste pour écouter comment ça sonnait, comment les émotions allaient s’enchaîner entre les morceaux, comment les morceaux allaient s’imbriquer entre eux. Sur un morceau comme « Néons rouges / Belles chansons », comment j’allais imbriquer deux morceaux ensemble ? Je savais que je ne voulais pas que ce soient des morceaux seuls, car je savais que ce serait une sorte de morceaux bascules – car pour moi, il y a trois parties dans cet album. Ce sont ces petits détails qui m’ont pris du temps. Je repensais à des albums qui m’avaient inspiré, et je me disais : « je veux pas me faire chier en écoutant mon album ». J’imaginais quelqu’un en train d’écouter mon album et se dire « la track 4 ? Aller, c’est bon, fin ». Étant donné qu’il y a une histoire, s’il y a un morceau trop en dessous des autres, tu le zappes, et tout part en vrille, parce que les gens vont choisir leurs morceaux. L’idée, c’était de pouvoir l’écouter de A à Z plusieurs fois. Et pour ça, il a fallu que je définisse très précisément la couleur des sons, leurs fréquences, les reverbs, les ambiances, pour retrouver l’atmosphère que moi j’aime avoir dans les albums que j’écoute. Je voulais un album substantiel, pas vide, avec des singles compilés.
A : Tu es passé par un travail de réécoute sur tes anciens albums pour comprendre ce qui fonctionnait ou non dans ta musique ?
L : Quand j’ai trouvé le concept de l’album, j’ai dû faire deux trucs pénibles. D’abord me réécouter, pour trouver une suite logique à tout ça. Station 999, même si c’était plus jeune, j’ai bien aimé parce que j’ai trouvé que c’était structuré au niveau de la couleur du son. Alors que Mécanique des fluides, c’était plus inventif, mais c’est un bordel… Il y a plein de morceaux que je regrette sur cet album-là, des choses que je n’avais pas validé mais qui sont sur le disque, par contrainte de temps. Du coup ça m’embête un peu quand des gens qui ont pété un cable sur Tristesse Business vont écouter les trucs d’avant par curiosité. S’ils écoutent Mécanique, j’ai le seum. C’est pour ça que je mets beaucoup la playlist Foufoune Palace en avant plutôt que mes anciens projets.
A : On sent qu’il y a une réinvention musicale entre Mécanique des fluides et Tristesse Business : Saison 1, que tu t’es trouvé thématiquement mais aussi musicalement. Quel a été le déclic ?
L : L’indépendance. Il n’y avait plus de décisionnaire au-dessus de moi pour me dire « on aime bien » ou « on n’aime pas » et ça m’a vraiment fait du bien. Même si je n’étais pas dans le cliché de la maison de disques qui formate les artistes, parce qu’au moment où j’ai signé, on était déjà loin de ça. C’est juste qu’inconsciemment, tu t’auto-formates, parce que tu sais qu’il y a des gens qui vont donner leur avis peu importe ce que tu fais. Tu te conditionnes, et ce n’est pas bon. Pour moi en tout cas. Ce n’est pas nocif à tous les artistes, ça dépend du but visé par chacun, mais ce n’est pas la manière adéquate pour ce qu’on voulait faire. Et puis avec la playlist Foufoune Palace on a pu rapidement sortir de nouveaux morceaux, ce qui a créé un noyau dur de titres plébiscité par les gens. Ça nous a donné une base pour l’album.
A : Le disque a été composé avec quelques producteurs récurrents comme Ryan Koffi ou Pee Magnum. Tu as bossé en équipe resserrée sur cet album ?
L : On a réalisé un travail complémentaire oui. À part les morceaux de la fin, comme « Basquiat », ou « Gisèle », qui a par exemple trois ans, on m’a rarement envoyé des prods pour que je rappe juste dessus. Ce sont souvent des morceaux que j’ai faits en direct avec les producteurs, sur une base qu’ils avaient déjà. Les arrangements, changements d’ambiance, l’apport d’instruments joués live ont toujours été fait en collaboration et en présence du compositeur. Et on a effectivement restreint l’équipe à des compositeurs avec qui je m’entends bien humainement : Pee Magnum, MNSD, puis Ryan Koffi et 60nes [NDLR : prononcé « bones »], qui nous ont rejoints plus tard. Ces deux-là sont plus jeunes, et nous ont dit : « J’ai pas l’impression d’être nul, mais je ne place pas de prods ». C’était pareil pour moi : je ne me trouve pas nul, mais je ne trouvais pas de prods sur lesquelles je pouvais faire quelque chose. Et c’est cette symbiose de notre équipe qui a fait qu’on a pu sortir un album aussi complet. Ryan et Pee sont plus dans l’acoustique – je pense que leur but ultime serait de faire de la synchronisation. Alors que Dino [NDLR : autre nom de MNSD] et 60nes sont plus dans les sonorités plus dark, efficaces. Ça crée un équilibre, une entité originale. Et c’était le but : ne pas faire un album qui ressemble à un autre disque qui sort une semaine après.
A : Il y a quelques minutes, tu évoquais le fait de trouver les bonnes émotions. Sur cet album, on a l’impression que tu laisses de la place à la musique, et donc aux producteurs, pour transmettre cette émotion justement.
L : C’est archi conscient. L’un de mes morceaux phares avant cet album, c’était « Marie-Jeanne », et il y avait au moins une ou deux minutes de prod’ seule à la fin dessus. Et j’aimais écouter le morceau comme ça. C’est en réalisant ces choses-là que je me suis dit que ça allait faire partie de l’équilibre de l’album. Si j’ai la chance d’avoir des bons compositeurs, qui savent ce que c’est de faire de la musique, autant les laisser s’exprimer sur ce projet-là. Il m’arrive de jouer à FIFA avec des potes, et l’un deux, Choupot, met des vidéos YouTube qui durent deux heures avec uniquement de la musique instrumentale. Je ne m’en lasse jamais et c’est ce genre de trucs qui m’a mis la puce à l’oreille. Un peu comme le fait d’entendre le vent en étant à la plage : tu te dis que ce serait agréable de ne pas entendre autre chose. Et bien c’est pareil avec mes morceaux : je me suis dit que ce serait agréable de ne pas entendre un mec rapper tout le temps, que je puisse kiffer un peu ce qu’il se passe derrière si ça vaut le coup d’être kiffé. C’est pour ça qu’il y a notamment « Erzulie », cet interlude instrumental. C’est primordial.
A : C’est ce qui te manquait justement, ce travail d’équipe et de mécanique de groupe ? Ça a été nouveau pour toi au moment de bosser sur cet album ?
L : Carrément oui. Et la formulation de ta question me rappelle une histoire : avant que l’on se sépare, ma copine de l’époque avait vu un médium et elle lui avait parlé de moi pendant sa consultation. Le mec ne savait pas que je faisais de la musique et a commencé à lui dire « j’entend des notes de piano ». Ensuite, il rajoute : « par contre, pour concrétiser ces projets il va falloir qu’il se rapproche d’une équipe, d’un groupe ». Sauf qu’à l’époque j’ai pris le truc littéralement, en me disant qu’il fallait que je joue dans un groupe. En fait non, c’était juste un groupe de travail, de confiance, avec qui on peut avancer pour concrétiser par la suite nos projets respectifs au sein de Foufoune Palace. Je viens de me rappeler de ce mec-là et je pense que c’était de ça dont il me parlait.
« Pour moi, cet album est une carte d’identité, quelque chose qui s’inscrit dans le temps. »
A : On entend régulièrement des sons aquatiques sur ton album. Pourquoi ?
L : Le sound design autour de l’eau, c’est une métaphore autour de l’histoire du disque. Tu vois la dame qui parle dans l’intro de « Veuve Clicquot » ? C’est une amie de mon père. On a beaucoup discuté à l’époque où toute cette histoire m’était arrivée et elle m’avait dit que, pendant mes vacances dans le sud avec mes potes, je devrais plonger dans l’eau. À chaque fois que je remonterais à la surface, je laisserais une partie de mes problèmes dans l’eau. C’était comme une cure, et en effet, à chaque fois que j’allais dans l’eau, je me sentais archi-bien. C’est en me remettant la tête dans ces histoires que j’ai pensé à ce sound design autour de cette idée. Et puis c’est aussi plus complexe que juste être dans et hors de l’eau. Dans l’intro, il n’y a pas de contexte aquatique, on ne sait pas où on est. Dans « Agoué », on entend le bruit d’un plongeon, mais on sent que je raconte ce qui m’arrive à l’instant T. En réalité, il y a beaucoup de détails à découvrir dans cet album.
A : Il y a effectivement un vrai jeu de pistes sur cet album, entre cette story line qui n’est pas linéaire, ou encore des références à des anciens morceaux…
L : C’est ce qui participe à la pérennisation du succès d’un album. Comme le fait de poser un contexte sur ce storytelling. Je vois les notes vocales comme des témoignages additionnels à tout ce qu’il se passe. Pour moi, cet album est une carte d’identité, quelque chose qui s’inscrit dans le temps. Si demain je fais un album de variet’, personne ne va m’en vouloir, parce que j’ai fait « Gisèle », « Le Remède », « Les Gens qui s’aiment ». Si je fais un album club, personne ne va m’en vouloir, parce que j’ai fait « Mauvais réflexe » ou « Basquiat ». C’est un album zéro qui me libère des chaînes de la tendance. Souvent quand les mecs font un album trop dans leur confort parce qu’ils savent que ça va fonctionner, on dit qu’ils ont changé s’ils essaient d’autres choses derrière. Je voulais me libérer de ça d’entrée.
A : Dans les détails de l’album, on retrouve régulièrement des enregistrement audio. Comment est-ce que tu te débrouillais pour enregistrer ces notes vocales ?
L : La majorité des enregistrements sont originaux, sans mise en scène. La seule, c’est sur « Tu le mérites », parce que c’est la meuf qui dit « Foufoune Palace, bonjour ». On avait l’habitude de bosser ensemble. Mais le reste, ce ne sont que des coïncidences. Au début de « Agoué » par exemple, le mec qui me dit qu’il est « desséché de l’intérieur » c’est un patient de l’époque où je bossais à l’accueil d’un hôpital. Il avait des airs de Hagrid ou Dumbledore. [rires] Ce n’était pas un mec que tu peux zapper quand tu le rencontres, et quand il a commencé à parler, c’était archi-cinématographique. Du coup je me suis mis à l’enregistrer. L’enregistrement de l’amie de mon père, je l’avais depuis longtemps, mais je n’ai trouvé son utilité que pour « Veuve Clicquot », parce que la thématique allait bien avec cet enregistrement. Celui de « Mauvais réflexe », c’était une meuf que j’avais rencontré à Marseille et qui me parlait de « Pour deux âmes solitaires (Part. 1) ». J’avais tellement golri sur ce truc que je me suis dit que j’allais le garder. Ce ne sont que des vraies notes vocales, que les gens ne connaissent que dans le contexte du son, et elles donnent du sens au morceau selon moi. Et j’en ai encore plein ! Je pourrai trouver des thématiques pour d’autres albums avec tout ce que j’ai dans mon téléphone.
A : C’était quoi le but derrière ces notes vocales ?
L : Juste d’apporter de la richesse au truc. La même histoire sans les notes vocales, c’est un peu moins bien. Pareil sans le sound design. Ça ne reviendrait pas à faire un album normal, parce qu’il y a de la substance dans les textes. Mais ça me permet de me différencier, de renforcer une identité, parce que j’en avais déjà mis dans des morceaux de la playlist. Je me suis dit que ça serait mon truc. Je trouve ça trippant.
A : Sur « Belles chansons » tu dis « Il est en train de devenir celui qu’il a rêvé d’être ». Tu rêvais d’être quoi à ce moment de ta vie ?
L : Je rêvais juste d’être libre. D’être libre et faire quelque chose où je me sentirais utile. C’est pour ça que je me suis beaucoup posé la question de quel genre d’album j’allais faire, parce que je savais que ça allait être déterminant. Soit je sortais un disque bof, soit je commençais vraiment à faire ce que j’avais envie et surtout à avoir un vrai impact sur les gens qui m’écoutaient de manière à ce que derrière on puisse faire des concerts, de la promo… Ce n’est même pas le côté business que je cherchais mais vraiment le côté authentique. Je ne me suis jamais vraiment senti rappeur du game, qui va percer. Je me posais plus la question de savoir ce que je voulais moi dans ma vie de tous les jours. Au-delà du rap et de la musique. Surtout que je bossais à l’hôpital à ce moment là, j’étais aux urgences, et je n’étais personne par rapport à maintenant. Donc je me disais que si demain je devais sortir un album, qu’est-ce que je raconterais dedans ? Comment est-ce que je voulais que les gens le perçoivent ? Et qu’est-ce qui ferait qu’il susciterait l’intérêt ? C’est à ce moment là que j’ai dû replonger dans mes histoires vécues pour me dire : « Celui que je veux être c’est celui qui n’a pas peur de se livrer, qui n’a pas peur de raconter ses histoires telles qu’elles lui sont arrivées ». Parce qu’au final je ne pense pas vraiment que ce soit l’histoire qui soit intéressante, mais la manière dont je m’en suis sorti et dont j’y ai fait face. Et c’est en ça que les gens peuvent s’identifier à mon histoire. Tout ce que je veux qu’on se dise en écoutant mon album c’est que si j’étais dans ce genre d’histoires, et que je m’en suis sorti, tout le monde peut surmonter ses galères. Je sais très bien qu’il y a des mecs qui ont pu vivre des choses bien pires que les miennes, mais dans la vie de tous les jours, on rencontre plus souvent mon histoire. Donc si demain je remplis des salles à mille ou trois mille personnes, je veux que le type qui écoute mon album se dise que je suis parti de là.
A : En 2015, pour la sortie de Mécanique des fluides, tu avais dit à OKLM que tu avais hésité à sortir le morceau du même nom, parce que tu avais l’impression que tu te mettais trop à nu. Comment tu expliques que cette barrière a sauté en quatre ans ?
L : C’est le travail. C’est drôle que tu me reparles de ce genre d’interviews, parce que c’est typiquement le truc que je n’ai jamais revu, que je ne regarderai jamais. Je m’en doutais à l’époque sans arriver à mettre de mots sur mes difficultés, mais je sais que je n’étais pas où je voulais être musicalement. En interview je me perdais un peu, et au final, cette mise à nu, c’est la maturité, le travail, et l’indépendance. Je fais ça pour moi-même, ça donne un rapport différent au travail. À partir du moment où l’on travaille pour soi, j’ai l’impression qu’il y a un mécanisme qui se met en place : soit je fais ça, soit je meurs [rires]. Automatiquement, les morceaux que j’ai commencé à écrire étaient plus poussés, je me prenais plus la tête, parce que je savais que derrière on pourrait faire tourner le label. Le travail qu’on a fait sur la playlist, le fait de donner des morceaux régulièrement et d’explorer toutes les facettes que je pouvais montrer, ça a donné les trois parties de « Pour deux âmes solitaires », où, pour le coup, j’ai commencé à me livrer. J’avais déjà tout dit, donc je voulais raconter ce qu’il se passait maintenant, au présent, à l’instant T. Ce sont ces morceaux, ou plutôt les réactions suscitées par ces morceaux, qui m’ont fait réfléchir, et me faire dire que je pouvais sortir dix-sept morceaux comme ça, avec cet état d’esprit là. Comme les gens ont aimé les petites histoires de « Pour deux âmes solitaires », autant leur raconter les grosses histoires. C’est pour ça que naturellement, je me suis mis à nu sur tout l’album, et pas sur un ou deux morceaux que j’aurais eu peur de défendre. Là, je suis tranquille, je peux en parler en interview, les jouer en concerts : je n’aurai jamais l’impression de raconter des mythos. Je suis à l’aise, maintenant.
A : Ce n’est pas un peu étrange de se mettre à nu comme ça aux yeux de tout le monde ? Il y avait un tweet assez drôle récemment qui disait « Les meufs qui veulent se mettre avec Luidji après avoir écouté son album, vous vivez dangereusement ».
L : [rires] C’est la contrepartie. Si je devais me demander si j’allais trouver une meuf après cet album c’est sûr que je n’aurais jamais fait cet album là. [rires] Je suis très à l’aise avec ça parce que je suis hyper détaché de ce que je raconte sur cet album en vrai. C’est pour ça que je dis souvent que faire cet album a été une thérapie : je ne pense plus du tout à ces histoires aujourd’hui. Avant c’était toujours dans un coin de ma tête parce que quand tu n’es pas très stable dans ta vie tu te remets à repenser à des choses de ta vie, les incidences que ça a pu avoir ensuite… Alors que le fait de tout balancer sur cet album, ça m’a complètement vidé de ça. Cette histoire est dans ce disque, si les gens veulent la connaître ils l’écoutent, et moi je m’en suis débarrassé. J’ai beaucoup plus fait cet album pour moi que pour le partager avec les gens à la base. Quand je l’écrivais je me disais juste « ah putain ça fait du bien quand même ».
A : Ça aurait pu être un peu douloureux de faire remonter tous ces souvenirs pourtant.
L : Il y a eu un truc qui était douloureux. À l’époque où j’étais dans cette tourmente, une amie de ma copine de l’époque m’avait offert à mon anniversaire un carnet qui ressemblait à un journal intime. Quand je suis arrivé au summum de mes problèmes, j’ai commencé à écrire dans ce cahier, et j’écrivais tout ce qui me passait par la tête. C’était le seul truc qui me faisait du bien. Avant ça je n’avais jamais cru qu’écrire pouvait aider à aller mieux, pour expurger ses souffrances… Et là, j’ai vraiment été témoin de ce truc. À chaque fois que je refermais ce carnet je me sentais vraiment plus léger. Et comme ce carnet datait de 2015, quand j’ai trouvé le concept de l’album, je me suis dit qu’il fallait obligatoirement que je le rouvre. Je pensais déjà à tout ce que j’avais écrit dedans et j’avais honte de moi. Mais j’ai bien dû le faire malgré moi.
« Je dois réapprendre à écrire sur le présent, à capter mes émotions et mes ressentis que je peux traverser dans l’instant. »
A : Sur le déroulé de l’album on a l’impression que, sur la troisième partie, tu es prêt à assumer les conséquences de tes erreurs, mais aussi plus globalement à assumer tes défauts, tes côtés plus misanthropes. Tu as voulu installer une progression sur ton disque ?
L : Carrément. Par exemple, « Gisèle » et « Basquiat » se suivent alors que ce n’est pas du tout le même format de son, mais leur enchaînement partie de la cohérence de l’album. Sur ces deux morceaux l’état d’esprit est le même et ça rejoint un peu tout le concept de l’album : les liens entre les morceaux ne sont pas tout le temps musicaux, mais plutôt dans ce qu’ils racontent. Sur « Tu le mérites » je suis carrément en train de dire que j’accepte le fait d’avoir aimé quelqu’un d’autre pendant que j’étais officiellement avec ma copine. C’est clairement un moyen pour moi de fermer un chapitre pour en ouvrir un nouveau, et je pense que je serai encore plus libre sur le prochain. Je vais maintenant écrire en 2019 pour 2019, sans me replonger sans des choses douloureuses, et ça mettra moins de temps à faire.
A : Il y a une interview à la sortie de l’album ou tu as expliqué qu’avec ce disque tu t’étais enlevé ton étiquette de lover…
L : En étant encore plus lover. [Rires] Ce qui faisait que je ne m’étais pas musicalement encore trouvé avant, c’est que je n’assumais pas ce côté-là. J’avais peur que les gens puissent juger ce que je suis vraiment. Au final, c’est clairement le fait d’avoir accepté le fait que j’avais été très sensible à toutes ces histoires, que ça avait pris beaucoup de place dans ma tête au point que ça me marque, qui m’a aidé à assumer. Le fait d’assumer de raconter ce à quoi j’avais été vulnérable m’a enlevé cette étiquette un peu simpliste selon moi. Quand tu vas plus en profondeur, tu oublies un peu les étiquettes, et tu te rends compte que tu es juste un artiste comme les autres avec son univers et ses thématiques.
A : Depuis la sortie du disque, on a parlé avec pas mal de femmes, qui aimaient le disque, mais qui étaient aussi un peu gênées par la manière dont tu les présentes dans certains morceaux, avec un regard parfois un peu méprisant, sans te remettre en question. C’était voulu de ta part ?
L : Pas vraiment. Prenons par exemple « Mauvais réflexe » : j’ai apporté beaucoup de second degré dans le clip pour équilibrer les choses parce que quand on écoute le morceau tout seul on peut se dire que j’abuse un peu. Mais en vrai je racontais ce qu’il se passait vraiment. Quand tu arrives dans une soirée, et que ce n’est pas une meuf, mais trois, quatre ou cinq, qui te posent les mêmes questions hyper cliché, forcément, tu as envie d’en parler dans un son. Donc je ne vais pas prendre de pincettes quand je raconte le truc. Mais oui, il y a des teintes de sexisme, j’en parle moi-même sur mon album. En vrai c’est juste de la provoc’, j’ai toujours aimé ça et je ne suis pas outrancier, il n’y a pas de vulgarité gratuite. Mais parfois pour donner du relief à certains morceaux tu as besoin de piquer, sinon ça donne un morceau super lisse. « Le ciel est bleu », bon…
A : Tu n’as pas envie d’être lisse ?
L : Je trouve que « Tu le mérites » est super lisse ! Bon je parle de cave c’est vrai. [sourire] Mais je le vois un peu comme une comptine. Pour moi un vrai morceau lisse c’est un morceau sans fond. Et un morceau sans fond, qui ne raconte vraiment rien, je ne pourrais jamais le faire.
A : Dans ce que tu écris aujourd’hui, tu penses t’essayer à d’autres thèmes ?
L : Oui ! Tristesse Business reste en fait pour moi quelque chose à part. Je n’ai pas envie de communiquer les mêmes énergies sur le prochain album. En plus j’étais dans un contexte particulier, j’avais un travail de nuit aux urgences, en faisant des astreintes. Du coup tu te retrouves très souvent seul, donc ça favorise la rétrospective. Tu es tout seul, il n’y a pas de bruit, rien. Alors que là, je n’ai plus les contraintes de travail, je m’assume financièrement, donc je suis forcément moins mélancolique. Je ne vois pas pourquoi j’irais raconter une saison 2 de Tristesse Business alors que tout va bien maintenant. Là, c’est plus un moment d’amusement, de chill, même quand je vais faire de la musique je vais beaucoup moins intellectualiser ce que je crée, sans être mois exigent.
A : Tu parles pas mal de ton petit boulot à l’accueil des urgences. C’est quelque chose qui a eu une importance dans ton parcours ?
L : C’est vraiment parce que c’est un travail particulier. Tu es dans un environnement hospitalier, les gens n’ont pas le même rapport avec toi quand ils arrivent : ils ne viennent pas chercher une baguette ou un coca. Ils viennent te dire en gros pourquoi ils vont mal, donc il y a une vraie relation qui s’installe avec les gens. Il y en a qui sont très vulnérables, ou très bavards et qui se confient, et tu commences à réaliser qu’il y a des problématiques qui sont beaucoup plus importantes dans d’autres foyers que le tiens. Tu relativises beaucoup sur toi-même, sur la vie. Et puis même si ça ne m’a pas influencé dans ma manière d’écrire, le contact humain dans ces conditions m’a forcément ouvert l’esprit. C’est peut être aussi une des choses qui a fait que je n’avais pas du tout honte de me livrer ensuite, vu que tous les jours j’étais face à des gens qui faisaient pareil. Une mère qui se fait battre par son mari, ou un mec qui a des hémorroïdes, tu connais leur vérité intime, il n’y a plus de faux semblants. Et si tu as un minimum de tact et de discernement, tout ce que tu vas essayer de faire c’est de mettre ces gens super à l’aise pour leur faire comprendre que ça arrive à tout le monde. Du coup, ça me poussait à tout le temps être neutre, le plus humain possible.
A : L’empathie que ce boulot t’as permis d’avoir, tu te l’es appliquée à toi-même ? Est-ce que tu as appris à être plus indulgent envers toi ?
L : Quand je raconte « Système », l’idée de le raconter était compliquée, en me disant que ça allait passer. Mais je pensais à tous les mecs qui avaient vécu la même chose et je pense que c’est évident. Je me suis dis que tous ces mecs qui ne peuvent pas faire de musique, qu’est-ce qu’ils vont avoir pour mettre des mots sur ce qu’ils vivent ? On se crée facilement des prisons psychiques ou mentales dont on n’arrive pas à sortir quand on n’a pas l’élément nécessaire qui nous permet d’expurger tout ça. Et une fois qu’on arrête de se demander ce que les gens vont penser, on peut se concentrer sur toutes les personnes qui attendent cette sincérité-là, pour leur raconter ce que tu es et ce qu’ils ont eux aussi vécu. Et ça les aide à traverser plus facilement tout ça.
A : Dans le morceau « Système » tu expliques que tu pensais que le temps serait ton allié, mais qu’il t’a trahi par rapport à tout ce que tu as traversé. Est-ce qu’en tant qu’artiste tu as aussi eu un rapport complexe avec le temps, notamment par rapport à ce que tu as vécu avec Wagram jusqu’à aujourd’hui ?
L : Dans les périodes sombres, de trouble, je me sentais beaucoup plus vieillir que maintenant. Aujourd’hui je ne me sens que rajeunir. C’est juste un concept dans la tête, qui varie selon les humeurs et les épreuves que l’on peut traverser et en fonction du degré d’épanouissement que l’on a dans la vie. Mais c’est clair que je me sentais beaucoup plus vieux à 24 ou 25 ans que aujourd’hui à 28 ans. Dès que tu ne faillis pas dans le but que tu cherches, à la mission que tu t’es fixée, la vieillesse ne devient qu’un concept has been. Tu le vois sur les gens de toute façon. La vieillesse est sur les gens, sur leur visage, dans leur manière de penser, leur manière de vivre, pas dans l’âge.
A : Avec ton premier album, on a l’impression que tu es un artiste qui a besoin de temps pour vivre des choses, ressentir des choses, pour ensuite faire de la musique. Pour la suite, comment est-ce que tu vas procéder ? Tu vas encore te laisser vivre ?
L : En fait je me réadapte un peu. Je suis quasiment sûr de savoir ce que je vais raconter sur l’album suivant, mais des fois j’ai l’impression que c’est trop tôt pour commencer à écrire les mots parce qu’il n’y a pas encore de trucs qui sortent. Sur Tristesse Business je m’étais laissé du temps et surtout je n’étais pas attendu. Là, je suis partagé par l’idée de revenir vite : j’ai fait zéro voyage, zéro nouvelle expérience depuis que le disque est sorti. À part de la promo, je ne suis pas parti hyper loin, j’ai fait trois quatre jours dans le Sud… Donc quand je commence à écrire, là je me dis que je n’ai pas grand chose à dire. Je sais que je vais être obligé de vivre des choses sur un temps réduit, parce que je vais m’imposer ces délais-là. Aujourd’hui j’ai le temps et les moyens d’aller voir d’autres choses, mais il faut que je me ré-adapte. Je dois réapprendre à écrire sur le présent, à capter mes émotions et mes ressentis que je peux traverser dans l’instant. Mon premier album, c’était un travail d’archéologie : tout était déjà vécu, analysé, alors que là le travail est plus sur l’instant T. En attendant, je prends des notes, j’écris sur tout ce que je vois, ce que je ressens, sur mon iPhone, quand ça me vient. Pour l’instant je me prends plus la tête sur la construction musicale du truc et ensuite je pourrais me poser tranquillement cet été sur un transat’ et commencer à gratter des trucs. [sourire]
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