Saïan Supa Crew
X Raisons
Après un premier album populaire, singulier et controversé, le Saïan Supa Crew entend confirmer sa percée dans le paysage français, toujours en comité fermé. Si le graphisme, de nouveau confié à Mode 2, est reconnaissable entre mille, la présence d’interludes constitue une nouveauté – parfois malvenue, certains n’étant franchement pas drôles. La continuité est néanmoins réaffirmée implicitement dans l »Intro’, celle-ci étant en fait composée des dernières mesures de leur précédent album. Mais si KLR était la consécration de six MC’s – Alsoprodby et Dj Fun étant passés inaperçus -, X raisons est l’avènement d’un pool de producteurs, L’Block. Derrière l’identité confuse de cette entité, dont les membres se nomment Le grand-père de Heidi, Mark Landers, Pimp Daddy ou Jeanne & Serge, se cache tout simplement le Saïan Supa Crew lui-même. Et surprise, surprise : la réussite est au rendez-vous.
Luttant contre la réputation collée au rap français de se contenter de boucles basiques, le groupe accomplit une oeuvre impressionniste. Composées d’innombrables touches superposées, les productions s’avèrent fines et habiles. Trombones versatiles (‘Maladie’), piano déjanté (‘14.02.2002’), grosses caisses imposantes (‘Au nom de quoi’), saxophone entraînant (‘J’avais’), flûte traversière légère et allègre guitare sèche (‘A demi-nue’) : la liste, loin d’être exhaustive, des instruments utilisés ne permet pourtant pas d’appréhender correctement la tournure musicale choisie. Ici, le travail de composition donne toute la profondeur au son. Intégrant des phrases du Muppets Show, du beat-boxing, un sample accéléré de Claude Nougaro, tout est recyclé pour une fusion furieusement bigarrée.
Un tel excès de zèle aurait pu créer un brouhaha inaudible. Mais la multiplication des rythmes et des sons est en permanence subordonnée à une cohérence globale. Par ailleurs, seule une écoute extrêmement attentive permet de déceler certains détails. A titre d’exemple, le refrain de ‘14.02.2002’ voit se succéder une voix étouffée, un beat-box de scratch, une voix d’outre-tombe au ralenti et un chant de Samuel, tandis qu’on perçoit en fond des applaudissements et une troisième voix héliumée rembobinée. Et le résultat, malsain et mélodieux, n’en finit plus de hanter nos préjugés qualifiant de prévisible le Saïan. Trop aisément étiquetée « musique inclassable » du fait de ses influences reggae, zouk, ragga ou soul, la production sonore est en fait simplement du hip hop décloisonné. Faisant fi de toute barrière, le SSC ingurgite tous les genres pour les réinventer à sa manière. X raisons est la preuve que le « formidable groupe de scène » cachait surtout un formidable groupe de studio.
Ne s’étant pas contenté de briller derrière les consoles, le travail vocal – partie intégrante de l’aspect musical – est là aussi de qualité. Certes, les six flows sont familiers,.mais là encore, sous des dehors de resucée sans saveur de leur premier album, Leeroy & co accumulent discrètement les perles. Connivence flagrante entre Vicelow et Feniksi, sur ‘La dernière séance’, refrain collectif avec reprise de ‘Simon Says’ sur ‘J’entends dire’, concours de flows sur ‘Au nom de quoi’, chants récurrents de Feniksi, Samuel et Sly : le Saïan est un groupe et le démontre à chaque instant. Tous ne s’en sortent pas avec la même réussite – à quand un album d’OFX ? -, mais l’ensemble prime sur les lacunes individuelles (Specta en retrait, couplets fades de Samuel, écriture freestyle de Leeroy). De plus, cerise sur le gâteau, dissimulé derrière un tel festival sonore, le texte est lui aussi digne d’intérêt.
« Parait qu’on est rigolo, qu’on agit solo : quand d’autres se maquent pour monter, c’est qui les rigolos ? J’entends dire qu’on fait clown, qu’on ne serait que des clones des Redman, Lord Have, Busta Rhymes, entres autres, qui se déclinent. Qui est-ce qui se croit au pays du Ku Klux Klan, à Brooklyn : nous ou les gars sapés Wu Tang Clan en plus clean ? Paraîtrait qu’il y a que des petits qui sont emballés, qu’allez, encore un an à tout casser et l’on pourra remballer, ça les ferait bien rire : je pense que dans dix, vingt, trente balais, nos phases feront mal comme dans le cul tout autant d’balais… ». Dans un style d’écriture morcelé et explosif, les MC’s surprennent une nouvelle fois. ‘14.02.2002’ est, cette fois encore, l’exemple le plus flagrant du boulot abattu. Fonctionnant sur le principe simpliste du montage inversé – déjà utilisé dans le film Memento : chaque scène est racontée avant celle qui a précède – , le morceau est époustouflant, tant au niveau des liens entre les couplets qu’au niveau du résumé final. Traitant de rapports sexuels non protégés, la morale n’est pourtant pas révélée, l’histoire se terminant juste avant les résultats du test.
Blindé par d’aveugles accusations – incitation au viol, racisme – , le groupe aborde n’importe quel thème avec une grande aisance. Dogmatisme religieux, solitude suicidaire ou egotrip vindicatif : les divers exercices de style se superposent au sujets évoqués pour mieux les traiter. Mêlant technicité et sens, ils transcendent les thèmes classiques (‘J’entends dire’, ‘X Raisons’, ‘Polices’, ‘J’avais’) et se révèlent bien plus incisifs que beaucoup de groupes conscients (‘Tourner la page’, ‘Au nom de quoi’, ‘Dernière séance’). De même, l’incorporation fragmentée du refrain dans un couplet est assez brillante sur ‘A demi-nue’: « [Quand elle s’est mise à demi-nue], j’ai bien senti qu’elle me mentait, [elle m’a] menti, j’étais l’élu bien trop gentil [ému]-tilisait pour scandaliser, [elle m’a eu]-milié« . Des auto-références permanentes favorisent la connivence avec les connaisseurs de leurs anciens maxis et albums, mais l’ensemble est de toute manière susceptible de séduire n’importe qui.
Par conséquent, si vous avez oublié à quoi ressemblait un album ne comportant aucun morceau jetable, X raisons saura vous rafraîchir la mémoire. Bien meilleur que son prédécesseur, cet album, trop rapidement enterré, confirme que le Saïan figure parmi les formations à suivre. Cependant, il convient de mettre en garde les insensibles à KLR qui risquent de retrouver la même marque de fabrique qui leur avait déjà déplu.
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