Chronique

Shad
A Short Story About a War

Secret City Records - 2018

Photographie en page d’accueil : Justin Broadbent

De ce côté-ci de l’Atlantique, Shadrach Kabango alias Shad s’est fait connaître du plus grand nombre en tant qu’interviewer itinérant du documentaire Hip Hop Evolution, dont Netflix a récemment diffusé la deuxième saison. (Si vous avez loupé ça, laissez tomber immédiatement ce que vous êtes en train de faire et allez rattraper le coup fissa.) Mais le Canadien est d’abord un rappeur, ayant plusieurs albums à son actif depuis When This is Over en 2006. On a pu aussi l’entendre ici ou là, sans forcément y avoir prêté attention, par exemple en 2013 sur l’album éponyme de The Procussions. Né au Kenya puis élevé dans l’Ontario, cet artiste multicarte, animateur radio à ses heures, était définitivement sorti de l’anonymat en 2011 lorsqu’il avait, à la surprise générale, ravi à Drake le prix du meilleur album aux Juno Awards pour l’album TSOL.

Passé chez Secret City Records, label montréalais pas franchement orienté vers le hip-hop, Shad livre ici son album le plus ambitieux. A Short Story About a War est en effet un disque conceptuel construit, comme son nom l’indique, autour du thème de la guerre. Ce thème n’est pas qu’un vague fil rouge : il détermine une narration savamment élaborée, dont l’introduction suggère qu’elle provient d’un poème et a donc valeur d’allégorie. Le récit, égrené le long de morceaux et d’interludes (la frontière entre les deux étant perméable), met en scène des personnages tant individuels (le tireur d’élite [the sniper], qui occupe de fait une position en surplomb ; l’idiot ou le fou [the fool], seul à se balader sans arme) que collectifs (révolutionnaires et élites établies s’affrontent pendant que les laissés-pour-compte, les stone throwers, paient les pots cassés).

Envisageant la situation de ces divers points de vue, le disque change aussi d’angle d’attaque : dans son dernier quart, il passe de l’objectif au subjectif, du social à l’individuel, de la violence économique aux conflits personnels. L’avant-dernier morceau, « Another Year », marque un point de bascule, musical autant que thématique. Dans une veine organique quasi live, il décrit, en compagnie de Ian Kamau et Eternia (croisée notamment sur le Killmatic des Demigodz dans un style nettement plus rugueux), trois expériences citadines (à Toronto en l’occurrence) plus ou moins adverses. Dommage que le tableau soit, sur le fond (la forme, elle, est entraînante à souhait), terni sur la fin par le refrain (« the truth is bulletproof ») un peu niais de la piste qui ferme la marche, de même que le chœur éculé qui va avec (« all I need is love »). L’amour et la vérité contre la guerre, c’est bien gentil, mais un peu léger…

En tout cas, l’ambition de l’album ne tient pas qu’à sa trame. Elle est aussi liée à la texture sonore, alliage de sampling et d’instruments joués, et à la performance vocale qu’elle suscite. L’album passe par des ambiances variées, du plus dansant (le groove contagieux de « The Fool Pt 1 (Get it Got it Good) ») jusqu’au plus tendu (c’est la guerre, quand même…). L’inspiration jazzy demeure palpable, à commencer par le thème musical récurrent qui accompagne les interventions du narrateur. Cependant, A Short Story About a War s’éloigne volontiers du boom bap assez tranquille des débuts, pour s’aventurer dans un son plus synthétique allant jusqu’à des rythmiques inspirées par la trap ou se mêler à des influences soul et r’n’b (le piano et les chœurs de « The Fool Pt 2 (Water) »).

Des variations voire des ruptures se font entendre au sein même de certains morceaux. Pour mieux faire sentir l’antagonisme, « The Revolution/The Establishment » est ainsi conçu en deux styles opposés. Sur le premier couplet, rugueux, Shad adopte un flow nerveux et des intonations qui, effets sur la voix aidant, ne sont pas sans rappeler Eminem ; sur le second, il prend le contrepied en endossant l’arrogance tranquille et décomplexée des profiteurs de guerre – qui nient bien sûr qu’ils en sont. En arrière-fond, le son de la foule en colère laisse alors place à celui d’un tiroir-caisse… Sur l’ensemble du disque, Shad imprime des torsions telles à sa voix, y compris au sein d’un même morceau (« Peace/War »), qu’il donne habilement l’impression d’incarner plusieurs personnes. Capable de souplesse comme de nervosité, il développe ainsi une palette assez impressionnante.

Au risque du faux pas, sans doute. La chansonnette du « sniper interlude » et le refrain fadasse de « The Fool, Pt. 3 (Frame Of Mind) » affaiblissent d’autant plus cet opus qu’il est assez court (moins de quarante minutes). C’est ce qui empêche d’être complètement emballé, aussi attachant Shad soit-il. Mais appelons ça la rançon du renouvellement. Dans le sillage de Hip Hop Evolution, le MC aurait pu se contenter de platement reproduire ; il s’est, au contraire, efforcé de frayer de nouvelles pistes.

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