Mathematics, gardien du temple Shaolin
Interview

Mathematics, gardien du temple Shaolin

Producteur de The Saga Continues, dernier album du Wu-Tang, Mathematics est un soldat de l’ombre essentiel de l’armée créée par RZA.

Photographies : Brice Bossavie

Lire l’interview en version originale.

La sortie d’un nouvel album du Wu-Tang Clan provoque, plus de vingt ans après le monumental Enter the Wu-Tang (36 Chambers), toujours un sentiment ambivalent. Telles les ruines du Colisée de Rome, le Wu-Tang résonne encore jusqu’à aujourd’hui dans le rap mondial, mais il donne le sentiment de n’être plus que l’ombre de lui-même sur ses dernières oeuvres coopératives, de 8 Diagrams à A Better Tomorrow. D’autant que The Saga Continues, septième album officiel du collectif, est présenté comme un album du Wu-Tang, et non du Wu-Tang Clan (vois saisissez la nuance ?), le groupe n’étant pas au complet, U-God étant absent, pour des histoires de royalties.

Dans ce chaos, traditionnel dans le parcours du groupe de Staten Island depuis dix ans, il y a néanmoins un détail qui a son importance. Ce dernier album du Wu est entièrement produit, non pas par RZA, mais par Mathematics. Jadis appelé Allah Mathematics, signe de son affiliation aux Five Percenters, Ronald Maurice Bean tient une place fondamentale dans l’histoire du groupe. Longtemps DJ pour le groupe, compagnon de route de RZA et GZA depuis les années 80, Mathematics est celui qui a dessiné le logo du Wu-Tang Clan, ce fameux W, quelques part entre le Bat signal et un idéogramme chinois stylisé. Mathematics est surtout un producteur doué, membre des Wu-Elements, ce groupe de producteurs informel qui a réuni un temps d’autres élèves du maître RZA, comme 4th Disciple et True Master. Des compositeurs qui ont tracé des sillons parallèles à celui de RZA, en apportant leurs propres nuances au style Shaolin. Si True Master a par exemple longtemps créé des instrumentaux calcaires et secs, Mathematics a lui développé un son plus ample et métallique, de ses propres albums à ses placements sur ceux du Wu, en solo ou en collectif. Il apporte une cohésion musicale à ce dernier album du Wu, de manière parfois trop respectueuse du propre legs laissé par le groupe, mais en évitant de véritables fautes de goût.

Mathematics était présent en octobre dernier à Paris pour la promotion de The Saga Continues, accompagné de The RZA, devenu ambassadeur malgré lui de l’héritage du Wu-Tang Clan. Très demandé, le leader du Wu ne sera malheureusement pas disponible pour un entretien avec nous. Mais c’est aussi une opportunité de rencontrer et échanger avec Mathematics, personnage depuis tant d’années dans l’ombre de l’armée de Shaolin. Si l’on suit les principes de la philosophie taoïste chérie par la tête pensante du Wu, Mathematics est le Yang du Yin de RZA. Il suffit de les voir dans une même pièce : RZA est magnétique, déborde d’énergie, parle fort, et notre collègue Brice Bossavie aura bien du mal à lui soumettre ses suggestions pendant la séance photo. Mathematics, lui, est un homme discret, parlant à voix basse, semblant sous-pesé l’aubaine que lui a offert son ami en le chargeant de donner une direction musicale cohérente à ce nouvel album d’un des plus grands groupes de rap de l’histoire.

Lisez cet entretien en écoutant notre playlist « Algebra and beats : a Mathematics collection », disponible sur Spotify et Deezer.

Abcdr du Son : Comment l’idée de cet album est-elle née ?

Mathematics : C’est arrivé naturellement. Après l’enregistrement de A Better Tomorrow, RZA est venu me voir. Il a vu quelque chose en moi que je n’avais pas perçu. Je savais que je devenais meilleur niveau production, mais il m’a dit : « tu devrais produire le prochain album du Wu-Tang ». J’ai été pris de court, déjà parce que je ne me sentais pas prêt, de deux, la barre était haute, et de trois, j’ai vu ce qu’il a dû gérer pour produire les précédents albums. Je ne savais pas si je voulais gérer ça. Donc j’ai un peu écarté l’idée, et lui aussi au final, parce qu’on est tous les deux retourné à nos propres affaires.

A : Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

M : Je suis patient avec ma musique, c’est de toute manière quelque chose qu’on crée continuellement. J’ai continué à peaufiner mes morceaux, et aimé ce que je produisais. J’ai pris mes distances avec la musique des autres, en n’écoutant seulement que deux albums : Enter the Wu-Tang (36 Chambers), et 2001 de Dre. J’ai pris des notes, étudié ces albums, car je sais que je ne peux pas essayer de faire la même chose, ces albums sont gravés dans la roche. Ça serait du pompage, de toute manière. Mais j’ai appris de ces albums, et appliqué ces leçons à ce que je faisais. J’ai donc coupé toute autre musique, sauf quand j’étais DJ. Quand tout le monde était dans le bus tour et écoutait du son, je m’isolais, pour rester fidèle à moi-même.

Abcdr du Son : Tu disais avoir été sur la route. Tu étais avec qui ?

M : J’étais beaucoup avec Method Man. Meth écoutait ce que je faisais, et a tout de suite accroché. C’est pourquoi il est aussi présent sur cet album, et qu’il tue dessus. Je pense qu’il a été inspiré par ma musique, et qu’il m’a inspiré en retour, parce que je me disais : « il faut que je continue à sortir du lourd ! ». Sur la route avec le Wu-Tang, je jouais ces instrus. J’ai profité d’avoir tous les gars réunis pour les faire poser sur ces sons, et réserver des sessions en studio.

A : Quelle a été la place de RZA dans la direction donnée à cet album ?

M : RZA m’a fait confiance. Il m’a laissé être moi-même. Il écoutait ce que je faisais, et me disait : « c’est du pur Wu ». Mais vers la fin de la création de l’album il manquait quelque chose pour le rendre meilleur, et je n’arrivais pas à savoir quoi. Donc j’ai été voir « The Abbott » [NDLR : l’un des surnoms de RZA]. On s’est posé au « Wu Mansion » [NDRL : maison située dans le New Jersey] pour écouter l’album, il a pris des notes, et me les a filées. Je croyais qu’il allait y en avoir beaucoup [rires], mais il n’y en a eu que quelques unes. Ces petites choses m’ont aidé à façonner l’album tel qu’il est maintenant.

A : Est-ce que tu t’es dit que cet album devait respecter un certain cahier des charges, pour sonner purement Wu-Tang, ou tu as voulu y mettre ta propre patte ?

M : Je suis Wu-Tang, je l’ai toujours été, depuis le début. La musique, c’est ce qu’on ressent. Mes précédents albums, comme Love, Hell or Right et The Problem, étaient ce que je ressentais à cette période. The Answer était plus une expérience, c’est la première fois que j’essayais de l’instrumentation live. Et ça m’a servi à faire The Saga Continues. Une des premières machines que j’ai utilisée était la ASR-10. De nombreux titres du Wu-Tang ont été composés sur une ASR-10. Mais cette fois, je l’ai utilisée différemment. Plutôt que de sampler et produire de la musique sur la machine, j’ai joué des instruments et les ai fait passé dans l’ASR-10. J’ai essayé de trouver une parfaite cohésion. Et maintenant que j’ai appris à jouer de l’instrumentation live, je suis revenu sur mes deux premiers albums, les ai remixés, remasterisés. Je devrais les ressortir bientôt.

« C’est quand j’ai vu RZA produire « Ice Cream » que ça m’a donné envie d’être producteur. »

A : Revenons quelques années en arrière. Comment as-tu rencontré les membres du Wu-Tang ?

M : Je connais RZA depuis le milieu des années 80. Je l’ai rencontré grâce à un frère, Infinit, qui me traînait à droite à gauche, dans tous les quartiers. Je viens de Southside Queens. Avec la Nation of Gods and Earths, la Five-Percent nation, nous avions des rassemblements à Mecca et Medina [NDLR : Harlem et Brooklyn dans le jargon des Five-Percenters]. C’est là où j’ai connu RZA. J’ai rencontré GZA du côté de Southside Queens, il vivait dans le coin, et Infinit nous a connecté. La première fois que j’ai été voir RZA à Staten Island, c’était à l’époque des contrats de RZA et GZA avec Tommy Boy et Cold Chillin’ [NDLR : au début des années 90]. J’ai connu certains frères du Wu-Tang à différents moments. Parfois Ghost ou Raekwon bougeaient avec RZA, c’étaient les premiers que j’ai rencontrés. J’ai fait la connaissance de Meth et Inspectah Deck au même moment, c’était juste après que RZA a produit « Ice Cream », et le « Method Man » original. C’était chez RZA, à Staten Island. Il a joué ces morceaux, et je me suis dit « wow, ça tue ! » Il y avait aussi la première version de « C.R.E.A.M ». Il y avait genre quatre couplets dessus. Je ne savais pas que Rae pouvait rapper comme ça. Je l’ignorais totalement, parce que j’étais avec GZA à Cold Chillin’. Ils ont fait des répétitions pour la tournée de Cold Chillin’ tour, auquel GZA participait, et je me souviens que Rae a pris le micro et… il a plié le truc. J’étais derrière les platines, je jouais les instrus, et il a tué ça. Et Meth… il était fort. La première fois que je l’ai rencontré, il a fait genre [imitant la voix de Method Man] « tu veux fumer ? » [rires]. RZA m’a alors dit : « c’est le frère qui était sur le morceau que je t’ai fait écouter ». Je crois qu’un des derniers frères que j’ai rencontré, c’était U-God. Il était en prison à un moment, je l’ai rencontré plus tard.

A : Tu faisais des beats à ce moment-là ?

M : Non. J’avais essayé d’en faire quelques-uns quand le contrat entre GZA et Cold Chillin’ a foiré. Je me souviens que lui et moi avions samplé des trucs, et ensuite étions allés en studio pour faire quelques titres. J’aimerais toujours avoir les bandes de ces morceaux ! Je pense que mon frère Infinit les a, il faut que je lui demande. Mais RZA commençait à faire son truc, et à tout mettre en place. J’ai pu écouter ses beats, il découpait déjà ses samples, alors que moi, je ne faisais que mettre en boucle ! Je me demandais ce que je faisais. C’est quand je l’ai vu produire « Ice Cream » que ça m’a donné envie d’être producteur. Je lui ai demandé « tu as fait ça sur cette machine ? C’est quoi ? » Il m’a dit « c’est l’ASR-10 », et c’est comme ça que ça a commencé, je suis tombé amoureux de ce truc. Il m’a donné un cours express, et je m’en suis acheté une.

A : Autour de RZA, il y avait toi, 4th Disciple, True Master, et même Inspectah Deck qui produisait. Est-ce qu’il y avait une sorte de compétition entre vous ?

M : Totalement. Particulièrement quand je recevais des appels du genre « on bosse avec untel ou untel, vient au studio ». Il fallait que tu sois au studio le plus vite possible. J’étais le dernier à commencer la prod, alors que 4th et True étaient déjà forts. Donc j’essayais d’être le premier pour jouer mes sons, mais ils étaient déjà là… je me disais « merde ! » [rires]. Ils jouaient leurs sons, je devais attendre, et être sûr que mes sons allaient déchirer. Il y a eu des fois où je pensais avoir du lourd, j’ai joué mes sons, et rien n’était retenu.

A : De quelle manière as-tu essayé de sonner différemment des autres producteurs du Wu, de trouver ta propre signature ?

M : La musique est une forme d’expression. Tu y exprimes ta personnalité. Donc, même si on vient d’une certaine lignée, tu peux entendre un certain son qui nous relie, mais aussi les différences entre nous. Si tu entends un morceau de 4th Disciple, tu sais que c’est lui, tout comme pour True Master et moi. On est juste resté fidèle à ce qu’on est, et c’est ce que j’ai essayé de faire sur cet album, être fidèle à ma musique en 2017.

A : Comme tu l’as dit, tu as été le dernier parmi tous ces gars à faire des beats. D’après toi, quel morceau t’a permis de te signaler ?

M : « Cobra Clutch », le morceau sur la compilation The Swarm, avec Ghostface. C’est celui-ci qui a fait dire à mes frères « t’as un truc, là » [rires]. Ca m’a mené aux morceaux sur Beneath The Surface de GZA, puis ensuite « Mighty Healthy » pour Ghostface.

« Sur The Saga Continues, il n’y a pas de samples. Tout est rejoué. Je pense que « Lesson Learn’d », c’est ma meilleure reconstruction de sample. »

A : De mon point de vue, la manière dont tu as traité le sample de « Mighty Healthy » est peut-être clé dans ta carrière, dans la façon dont tu as mis en boucle et découpé des échantillons.

M : Ça sonne différent, oui. Après, il y a aussi des morceaux que je n’ai pas découpé et que les gens n’ont pas encore captés [rires]. Mais c’est un style qu’on a tous fait, parce qu’on aime tous le même genre de musique et parfois, sans le savoir, on est tombé sur les mêmes samples. Mais ce qui compte c’est la manière dont tu l’utilises. Tu peux essayer de le découper et l’utiliser de la meilleure manière possible. Il y a définitivement une compétition. Encore jusqu’à aujourd’hui si quelqu’un utilise un morceau que je voulais retourner, je le ferais quand même, parce que je ne le ferais pas de la même manière qu’un autre.

A : C’est particulièrement vrai sur cet album, parce qu’on a parfois l’impression d’entendre certains passages de « The Masquerade is Over » de David Porter sur certains morceaux, sans qu’on en soit vraiment sûr.

M : C’est parce qu’il n’y a justement pas de samples. Tout est rejoué, j’ai placé tout où ça devait être. Les voix sur « Lesson Learn’d », c’est Mzee Jones, le mec qui chante sur « G’d Up ». Quand il était avec moi en studio, il me demandait « c’est ce que tu veux », je lui disais « c’est tout ce dont j’ai besoin ! ». Je pense que  « Lesson Learn’d », c’est ma meilleure reconstruction de sample. Avec Isaac Hayes et Norman Whitfield, David Porter est un de mes producteurs préférés, je l’ai bien étudié.

A : Quel est ton disque préféré de David Porter ?

M : Cet album-ci, Victime of a Joke ! Il raconte une histoire, et la musique y est puissante. « The Masquerade is Over » est une de mes chansons préférées, la façon dont elle évolue, et qu’elle dure presque dix minutes. Elle te fait passer à travers plusieurs étapes. Et tu vois combien de gars l’ont déjà utilisé ? « Who Shot Ya », « Ill Bomb », Jake One pour Freeway… J’ai toujours aimé ça.

A : Tu penses que le son que vous avez créé avec RZA, 4th Disciple et True Master a laissé un héritage ? Que certains gars ont pris le relais ?

M : Bien sûr ! Et si ce n’est musicalement, on nous rend hommage. Big Sean, Migos. Ou quand tu vois certains groupes fonctionner de la même manière que nous, comme le A$AP Mob ou TDE, avec Kendrick et les autres. Notre héritage vit sous différentes formes.

A : The Saga Continues est, mis à part tes albums, le premier disque entièrement produit par tes soins. C’est important pour toi ?

M : Ouais, bien sûr. Et en même temps, je ne vois pas ça comme ça. J’ai juste bossé, j’étais dans ma zone. Et j’ai juste laissé les choses se faire. Une fois que le gâteau est prêt, tu peux regarder en arrière et te dire « wow », apprécier le travail.

A : As-tu ressenti à un moment qu’il y avait de grands enjeux pour toi avec cet album ?

M : Jamais. Il n’y a eu aucune pression. Peut-être juste quand RZA m’a dit : « Tu devrais produire le prochain album du Wu-Tang ».

A : Puisque tu as été le dessinateur du logo du Wu, le fait de produire cet album, après avoir été le dernier à te lancer dans la prod, c’est une manière de boucler la boucle ?

M : Ouais. C’est un grand crew, tu sais. Je suis content d’avoir eu cette longévité, d’avoir eu ma chance [rires]. Et permettre aux gens de jeter un œil à mon travail, de me présenter à une nouvelle génération. C’est une bénédiction.

A : Est-ce que ça a fait naître d’autres idées dans ton esprit pour ta musique à venir ?

M : Bien sûr, je continue de bosser. J’ai quelques trucs en stock. La saga continue [sourire].


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