Marc Animalsons, du Mauvais Œil à l’Himalaya
« Le silence n’est pas un oubli », « Boulbi » ou « Danse pour moi », c’est lui. On l’appelle aujourd’hui The Left Lane Project mais le rap français l’a célébré avec son binôme d’alors sous le nom d’Animalsons. Retour sur vingt ans de passion productive avec Marc Jouanneaux, de Mo’vez Lang à Mala via Dany Dan et Booba.
Abcdr du Son : Tu as commencé la musique par le reggae ?
Marc Jouanneaux : Oui, par le rock même. J’avais un groupe. On faisait des reprises de The Clash, Jimmy Hendrix… Ca nous a permis de faire nos premiers concerts. C’était une bonne expérience parce qu’arriver de la scène au studio, ça m’a donné une vision différente. Après le rock, on est passé au funk vite fait puis au reggae et au dancehall. J’avais vu Beenie Man en concert. Les mecs rejouaient les riddims digitaux avec de vrais musiciens. Je me suis dit qu’il fallait qu’on fasse ça. Par rapport à du roots, c’est plus pêchu et dansant. Donc on s’est mis au dancehall. Les concerts, c’était mon loisir préféré. Je voulais qu’on répète un peu plus souvent mais les autres n’étaient pas très motivés. Dans mon synthé, j’avais un petit séquenceur, donc j’ai commencé à faire des sons tout seul, des trucs de dub, de ragga… Puis un jour, des potes qui rappaient m’ont dit : « On a besoin de sons. » Moi, je n’étais pas très chaud parce que je n’avais pas de sampler. Je leur en ai fait un ou deux et ils ont kiffé. Un de ces gars est d’ailleurs devenu le manager de Chronixx, le chanteur de reggae.
A : Tu écoutais déjà du rap ?
M : J’étais à fond dans Les Sages Poètes de la Rue. J’ai commencé à bien aimer le rap français avec la bande originale de La Haine. C’est là où le rap français a pris un tournant un peu plus américain, technique. Les Sages Po’ ont fait cette transition entre le rap des pionniers et cette nouvelle école. Je n’écoutais pas beaucoup de musique francophone à l’époque. Quand j’ai entendu Les Sages Po’, je me suis dit : « Ouh là là… » Les flows de Dany Dan et Zoxea, c’était quand même un truc de ouf. Les beats aussi. Leur premier album a tourné en boucle au moins un an dans mon Walkman. J’aimais beaucoup Daddy Lord C aussi. Il s’était inventé un flow qui n’appartenait qu’à lui et tu pouvais dire toutes les phrases de ta vie sur ce flow-là, ça pétait. J’ai rencontré Clément Dumoulin au lycée technique Jules Ferry de Versailles, quand j’étais en première. On s’est associés et on a acheté un sampler à deux.
A : Tu as connu LIM à la même époque ?
M : Avec mon groupe de ragga, on avait acheté du matériel, dont l’ADAT qui est toujours là. J’ai connecté LIM via le pote qui m’avait demandé des instru’ de rap. Mon pote était dans la classe de Pass Partoo, un ancien rappeur avec qui LIM, Sir Doum’s, Djé et moi avons formé un groupe : Boulogne Bizness. Pass Partoo aurait pu devenir une des meilleures plumes du rap français.
A : Il n’a jamais sorti de sons ?
M : Non mais Booba parle de lui dans une rime : « Surprenant comme un Hindou qui deale… » [Sourire] S’il avait continué le rap, ça aurait été un truc de ouf. Mon pote était donc au lycée à Boulogne avec Pass Partoo, qui était le meilleur pote de LIM. Avec lui, ça a fonctionné tout de suite. On passait nos journées en studio.
Mo’vez Lang - « A 9 ans déjà »
A : LIM faisait déjà des prod’ à l’époque ?
M : Oui. D’ailleurs, à la base, Animalsons, c’était nous deux. On faisait aussi des trucs avec Clément mais on n’était pas forcément sur les mêmes projets. On a pris le blaze d’Animal parce qu’à chaque fois qu’on faisait un son avec LIM, un des deux était oublié pour les crédits. Donc on s’est dit qu’on allait faire un groupe. Le blaze Animal vient du grand frère de LIM qui disait tout le temps : « Chachanimal. » Et Le Célèbre Bauza m’a inspiré ensuite de le mettre au pluriel avec la faute d’orthographe suite à cette phase sur « Premier Suicide » : « Nique les règles grammaticales, on est pire que des animals… » Il était mortel ce morceau.
Je me suis retrouvé à co-composer trois sons sur l’album de Mo’vez Lang : « A 9 ans déjà », « Héritiers de la Rue » et « La vie est pleine de surprises » Mais je ne suis pas dans les crédits. On avait fait les sons chez moi. C’était mon premier projet avec la « vraie industrie. » LIM m’avait dit : « Ouais Marc, faut que tu viennes en studio, on va re-poser les sons qu’on a faits, c’est pour l’album de Mo’vez Lang qui est produit par les Sages Po’… » C’était big, même pour LIM. Mais je ne pouvais pas, j’avais une session avec le groupe de ragga… Je suis descendu à Boulogne pour lui filer les ZIP du S2000 et je suis reparti. Zoxea ou Melopheelo l’ont mis dans la MPC et il ont retouché le groove de la rythmique. Ils ne m’ont pas vu et ça a été crédité « Melopheelo/LIM ». LIM avait kiffé Boom Sound, notre groupe de ragga, parce que c’était le commencement de Sean Paul et Mr. Vegas qui apportaient leur style singjay, mi-rappé, mi-chanté. Et les rappeurs ne connaissaient pas du tout ce truc-là. D’ailleurs, c’est là que La Fouine s’est mis à chanter. Il a débarqué, il devait avoir dix-sept ans. La première fois qu’il est venu enregistrer ici, il ne chantait pas du tout. C’est parce qu’il a entendu le groupe de ragga, il s’est dit : « Ah ouais, c’est cool, on peut chanter sans que ce soit du rnb relou… » On bossait beaucoup avec LIM. On se retrouvait à quatorze heures et on finissait à minuit. Il avait encore plus faim de travail que moi. Booba kiffait avoir LIM avec lui sur scène d’ailleurs.
« Booba m’a dit : « Tu reviens quand tu veux. » Il ne fallait pas me le dire deux fois. »
Lunatic – Mauvais Œil (2000)
Lunatic - « HLM 3 »
A : C’est LIM qui t’a présenté à 45 Scientific ?
M : A Booba, même. La première fois que je l’ai vu, c’était en déposant LIM au Pont de Sèvres un soir. Je me souviens qu’il avait un t-shirt Boot Camp Click. Mais on me l’a vraiment présenté un peu plus tard, dans les parkings souterrains de la cité du Pont de Sèvres. Le parking du Bricorama. Il avait une R19 Turbo à l’époque. Quand LIM revenait de chez moi, il lui faisait écouter les sons. Booba était en plein enregistrement de l’album de Lunatic, Mauvais Œil. Il a demandé à LIM : « Ouais, c’est qui les mecs qui te font les sons ? Ramène-nous une cassette. » Et sur la cassette, il y avait ce qui deviendra « HLM 3 ». L’enregistrement de « HLM 3 », c’est peut-être un des plus beaux jours de ma vie musicale. C’était l’été, il me semble. J’arrive au studio : je vois Ali et Booba assis dans la R19 avec le son à fond, en train d’écrire. J’étais content ce jour-là. [Rires] « Le Silence n’est pas un oubli » était pour le groupe de reggae à la base. Mais le groupe commençait à se disperser. J’avais grillé qu’un des chanteurs, dès qu’il pourrait se barrer avec des plus gros, il le ferait. Je me suis dit que ça ne servait à rien de continuer à bosser avec lui. Lunatic cherchait encore un son et je leur ai fait écouter « Le Silence n’est pas un oubli » directement en studio.
A : Tu connaissais Ali et Booba en tant que rappeurs avant de le rencontrer ?
M : Oui, bien sûr. Moi, je suis un enfant des freestyles de 88.2. Un jour, un pote me dit : « Il y a des nouveaux rappeurs français qui ont débarqué, c’est comme les States ! » Moi, j’étais super dubitatif. On était à fond dans Method Man à l’époque… Je lisais L’Affiche, plus pour le côté funk et reggae d’ailleurs. Et, tous les mois, je voyais dans les publicités le logo de Method Man : une chauve-souris inversée. Je me disais : « Putain, le logo est trop mortel… » Ça m’a donné envie de l’écouter. Un jour, j’étais à la FNAC et j’ai vu le logo sur une cassette. J’ai volé la cassette. [Sourire] Et quand j’ai écouté pour la première fois 88.2, il devait y avoir Ill, Booba… Tous étaient forts. Les instru’ aussi, on était à fond dans Mobb Deep. C’est à partir de ce jour-là que je me suis dit qu’il pouvait y avoir du vrai rap français, avec un réel niveau d’écriture.
A : Tu appréciais le travail de DJ Sek et DJ Mars ?
M : J’ai toujours été super fan de leurs instru’, notamment pour Opéra Puccino. Il y avait un son mortel avec une espèce de cithare grecque : « Amour & Jalousie » [Ce morceau a en fait été produit par Cris Prolific, ndlr]. Ça ne m’a pas forcément nourri dans mon taf mais je dois beaucoup à des mecs comme Mars et Kessey, Ziko, Rudlion, Moda & Dan… J’avais un S2000 et je n’arrivais pas à avoir les mêmes sons de batterie que Mobb Deep et compagnie. J’ai compris quand, la première fois que je suis allé en studio avec Lunatic, j’ai entendu les sons de Geraldo avec sa MPC 3000. Tu mets play sur la MPC 3000, t’as l’impression que ton son est déjà mixé. Vu que le S2000 avait un plus petit son, j’ai cherché des trucs pour compenser. Au début, avec Clément, on trouvait une boucle et on écoutait pendant des heures d’autres disques pour trouver une autre boucle, vu qu’on séparait refrain et couplet. Au bout d’un moment, j’en avais marre d’écouter sans cesse des disques. Comme je savais jouer du synthé, je me suis dit : « Je vais faire mes samples moi-même. » Dans « HLM 3 », il y a un petit bout de sample découpé et j’ai rajouté plein de trucs au synthé. J’ai dû faire trois sons avec un sample dans ma carrière. Les gens me prenaient toujours mes sons totalement composés, donc j’ai vite arrêté de sampler. Craig avait fait « Groupe Sanguin » uniquement avec son synthé et le son était d’une violence… C’est aussi le moment où Swizz Beatz commençait à sortir. Je me suis dit qu’on pouvait faire une instru’ rap juste avec des sons de synthé. J’étais content parce que c’était cohérent avec mon passé dancehall.
A : Quelles étaient vos relations avec les autres producteurs de 45 Scientific ?
M : Cris Prolific, je ne l’ai jamais croisé mais j’ai toujours eu énormément de respect pour lui. « Dieu a béni mon clan » sur l’album des X.Men ou « Civilisé » de Lunatic, ça défonce par exemple. Geraldo, ça a été galère la fin des relations avec lui. Pour les sessions de Mauvais Œil, la première fois que je suis venu, Booba m’a dit : « Tu reviens quand tu veux. » Il ne fallait pas me le dire deux fois. Je suis venu à toutes les prises de voix, tous les mixes. Je regardais Fred Dudouet bosser. Il m’a appris énormément de choses en tant qu’ingénieur du son. C’est grâce à lui que je mixe aujourd’hui.
A : Pendant l’enregistrement de Mauvais Œil, vous aviez la sensation de faire quelque chose de grand ?
M : Je ne pensais même pas à la sortie en fait. J’étais là et je me prenais un panard pas possible en studio. Tout ce qu’on attendait, c’était la fin de la session où on réécoutait tout ce qui avait été enregistré. J’entendais les couplets de « Pas le temps pour les regrets », « Groupe sanguin » ou « HLM 3 » et je prenais mon pied. Mon père kiffe le jazz et, quand j’ai commencé à faire de la musique avec les ordis, il m’a dit : « Tiens, j’ai un disque de John Surman, c’est un clarinettiste mais il programme des boucles sur un synthé et il fait ses solos de clarinette dessus… » Je m’asseois, il me met le disque et boum, c’est le sample de « Le silence n’est pas un oubli ». Je n’avais pas de sampler à l’époque mais je m’étais dit : « Le jour où j’ai un sampler, il va y passer celui-là… » J’ai grillé la politesse à Hit-Boy sur ce coup-là [« Nah I’m Talking Bout », morceau du G-Unit sorti en 2014, reprend le même sample, ndlr].
Lunatic & Jockey - « Le silence n’est pas un oubli »
A : Ils travaillaient comment en studio, Ali et Booba ?
M : Ils étaient très sérieux, méthodiques mais, généralement, ils faisaient quatre, cinq prises maximum, toutes en one shot. Si tu écoutes bien l’album, il y a très peu de back. Booba a toujours fonctionné comme ça. S’il galérait pour poser ou que l’alchimie ne prenait pas, il passait à la suite. Il ne forçait pas le truc. La seule fois où je l’ai vraiment vu refaire un morceau, c’est « On m’a dit ». Le son était peut-être un peu lent, il avait galéré à le poser pendant une nuit. Je me disais : « C’est mort, il va pas le prendre… » Et, finalement, on a remis deux BPM de plus au son et il l’a enregistré en une heure.
A : Quel était le regard de ton entourage familial sur ce que tu faisais ?
M : A l’époque, mon père rentrait dans ma chambre comme une furie tous les matins à dix heures et il ouvrait mon volet : « Marc, il fait jour. » Moi, je sortais de dix ou douze heures de session avec LIM… [Rires] Un jour, je lisais Le Nouvel Obs auquel mon père est abonné et je vois une page entière sur Mauvais Oeil ! Je fonce direct le voir et je lui dis : « Regarde ton fils, tu crois qu’il passe ses nuits à se défoncer et à rigoler avec ses potes ? C’est pas faux. Mais il fait ça aussi. » Depuis ce jour, il a arrêté de me réveiller le matin. [Sourire] La musique m’a permis de capitaliser ma glande. Au lycée, je commençais à fumer des joints et je ne foutais rien. Mais je me suis dit : tu peux glander et en même temps faire un truc qui devient un investissement sur l’avenir. Pour faire une maison, il faut des briques, et pour faire des briques, il faut des grains de sable. Ma spécialité, c’est la fabrication de grains de sable. [Sourire] Je me suis donc posé cette question : « C’est quoi Marc la chose pour laquelle tu te lèverais tous les jours ? » La seule réponse, c’était la musique.
« C’était Booba, notre pote. Au moment de la scission, la question du camp à choisir ne s’est même pas posée. »
Booba – Temps Mort (2002)
A : L’idée d’un solo de Booba a vite germé ?
M : Le jour où Mauvais Œil est sorti, j’ai croisé Booba à Boulogne : « Ouais, je fais mon album solo… » Dès que le mix du Lunatic était fini, il avait dans l’idée de faire un album solo, ce qui avait un peu surpris tout le monde. Il avait sûrement des thèmes qu’il ne pouvait pas aborder dans Lunatic et il était tellement prolifique qu’il voulait enchaîner. Comme dans tout groupe, lui et Ali devaient faire des compromis.
A : Fred Dudouet nous avait dit que l’intro de Temps Mort avait été posée sur une prod’ d’Animalsons à la base.
M : Oui, c’est moi qui l’avais faite. Mais, pour le coup, j’étais content de m’être fait griller la politesse. C’était un son qui ressemblait un peu à du CNN période The Reunion, avec de gros cuivres de synthé. Fred venait d’acheter son Virus [Un synthé, ndlr]. On n’était que tous les trois en studio : le rappeur, le compo et l’ingénieur. Alors que pour Mauvais Œil, on était tout le temps une trentaine en studio. Fred nous a fait écouter la prod’, on a halluciné. L’intro sur ma version a été enregistrée mais je ne l’ai pas. Elle doit être dans les cartons de bandes de Booba ou de 45. Avec Fred, on se tirait bien la bourre en studio. Il y avait une émulation. On ramenait une nouvelle cassette de sons à chaque session. On faisait tous les deux des sons à base de synthé, d’expander et on aimait les rythmiques bizarres.
Booba - « Inédit »
A : Quelle est la prod’ dont tu es le plus fier sur Temps Mort ?
M : J’aime bien « On m’a dit » et « 100-8 Zoo ». « On m’a dit » est un des premiers sons que j’ai faits au synthé. Clément avait ramené un disque de Jean Ferrat et il y avait dedans un gros son de basse digitale. J’ai dit direct : « Putain, on prend cette basse-là. » J’ai découpé une note puis recomposé. Les prises de « 100-8 Zoo » étaient assez mythiques. Le couplet de Sir Doum’s… J’étais fier de l’« Inédit » aussi parce que c’était un son qui ne ressemblait à aucun autre. C’était ambiance comptine mais le son devient lourd, ce sont des techniques de ragga, ça. Tu n’as pas besoin d’une mélodie méchante pour avoir une musique bien lourde. « Inédit », c’est mon petit bébé. Geraldo s’est planté d’ailleurs, il a crédité Clément à ma place dessus. A l’enregistrement, Fred et Nessbeal étaient là. Je revois encore Booba sortir de la cabine, nous regarder interloqué et demander : « C’est bien ou pas ? » Et Nessbeal : « Mais t’es fou ou quoi !? » Booba doutait parfois. Mais moi aussi. Le moment que je déteste le plus, c’est aller faire écouter mes sons, notamment à Booba parce que j’ai une grande confiance en son avis. La question n’est pas de savoir s’il va me prendre le son ou pas, si ça va rapporter de l’argent ou non. Ce qui m’importe, c’est de savoir s’il va kiffer ou pas. Mais la réponse est nette parce qu’il va en faire son outil de travail.
Booba - « Le bitume avec une plume »
A : « Le Bitume avec une plume »
M : « Le Bitume avec une plume » est plus ou moins l’ancêtre de « Pitbull ». Geraldo avait fait un son avec le sample de « Mistral Gagnant » de Renaud. Sans doute que c’est Booba qui lui avait demandé. On faisait la séance de studio et, à la fin, on écoutait les morceaux. Rien ne sortait du studio à l’époque des bandes. Peut-être que Booba se faisait graver un CD mais c’est tout. Pendant les dernières sessions de prises de voix, Booba a dit : « Nan, il me saoule le son, je veux plus le prendre. » Peut-être qu’il ne voulait pas se prendre la tête à déclarer le sample… Et il trouvait le morceau trop basique de mémoire. Je lui ai dit : « Attends, je te le refais au synthé. » J’ai rejoué le piano de « Mistral Gagnant » et j’ai bouché tous les petits silences par des doubles-croches. Et derrière l’arpège est cachée la mélodie de « Mistral Gagnant ». Pour moi, ça saute aux oreilles, mais personne n’avait vraiment reconnu. Ça avait changé l’ambiance. C’était l’époque où j’écoutais beaucoup Hell on Earth de Mobb Deep. Les samples étaient très dark mais j’avais remarqué que les basses étaient super funky quand même. Je kiffais grave « G.O.D. Part III ». J’avais ce son mais je ne savais pas comment l’utiliser. Ce sont des strings, des violons synthétiques. Et quand j’avais entendu le son de Geraldo avec le sample de « Mistral Gagnant », je m’étais dit : « Putain, il me faudrait une ambiance comme ça… » Donc ça a été une aubaine pour moi quand Booba m’a laissé le refaire. Je savais déjà exactement comment j’allais camoufler la mélodie, quels sons du TR Trinity j’allais utiliser pour avoir le son que je voulais.
A : Après Temps Mort, il y a la scission entre Booba et le 45. Comment ça se passe pour vous ?
M : On a suivi naturellement Booba parce que Geraldo nous avait fait un sale coup. Geraldo voulait nous signer en édition depuis le début. Nous, on n’était pas fermés mais on n’était pas convaincus par ce qu’il nous proposait. Un jour, j’étais là avec Booba, Issaka et Brams. Geraldo m’appelle : « Bon alors, les éditions ? » Je lui dis qu’on ne va pas signer et il répond : « Bon, vous ne serez pas sur le solo de Booba et le Lunatic 2. » OK, je raccroche. Je ne dis rien à Booba sur le moment. Le lendemain, je le recroise : « C’est vrai ce qu’il a dit, Geraldo ? » Booba m’a répondu texto : « Moi, j’en ai rien à foutre. Si vos sons me plaisent, je les prends. Si on signe en édition, c’est pour faire un truc grand ensemble… » Et puis c’était Booba, notre pote. Ali, on le voyait juste en studio. Booba m’a toujours soutenu qui plus est. Donc au moment de la scission, la question du camp à choisir ne s’est même pas posée.
Booba – Panthéon (2004)
A : Pour Panthéon, vous avez signé sur Tallac ?
M : Non, pas du tout. On est restés indépendants. On lui proposait nos sons et il prenaient ce qu’il kiffait. « N°10 », c’est plutôt une prod de Clément. J’ai juste fait le refrain, les overdubs, les petites percussions… Je l’ai complétée en fait. Booba avait déjà pris le son mais n’arrivait pas à trouver le refrain. J’ai ajusté en fonction. Je dirais que c’est le premier tube de Booba en termes d’accueil du public.« Alter Ego », je l’ai fait avec cette guitare. C’était l’époque où on jouait à mort à PES avec un pote. On allait enclencher une partie et la mélodie est venue d’un coup dans ma tête. J’ai branché le micro pour enregistrer la mélodie à la guitare acoustique.
Booba & Wayne Wonder - « Alter Ego »
A : Wayne Wonder, c’est ton idée ?
M : On voulait faire un truc avec Bounty Killer à la base. Déjà à l’époque, avec nos potes de Special Delivery [label de reggae, ndlr], on voulait faire une compil’ de combinaisons entre rappeurs français et chanteurs jamaïcains. Et puis, finalement, le choix s’est porté sur Wayne Wonder qui a toujours été un de mes chanteurs préférés. Comme on a baigné dans le dancehall, mes potes avaient des contacts. On a réussi à l’avoir. C’était assez épique comme voyage. On a commencé par rater l’avion. Je me souviens qu’entre Temps Mort et Panthéon, j’avais eu un petit coup de démotivation. Je ne savais pas si j’avais envie de continuer dans la musique. Je me demandais l’utilité de ce que je faisais. Question à la con. [Sourire] Le son avec Wayne Wonder m’a remotivé. De toute façon, même si j’avais repris un boulot normal, ce que je kiffe quand je rentre chez moi, c’est fumer un petit joint et faire du son, que ça rapporte ou pas. Donc autant continuer.
A : Tu ne travaillais pas du tout à côté ?
M : Si, à l’époque de Temps Mort. Je rentrais de studio à cinq heures, je me levais à six heures et demi, je dormais au boulot… Pour revenir à Wayne Wonder, on loupe notre avion le vendredi, on arrive à New York le samedi vers quatorze heures et on va direct au studio. C’était le studio où NTM avait enregistré et mixé J’appuie sur la gâchette. Nos potes qui géraient le lien avec Wayne Wonder appellent sa femme : personne ne répond. Gros flip. Au bout d’une demi-heure, elle nous rappelle : « Ouais, c’est bon, il est déjà parti au studio. » On a dû l’attendre trois heures. On se demandait s’il allait vraiment venir. Je me souviens, on avait acheté une bouteille de Bourbon Four Roses à l’aéroport pour l’offrir à Alex [Lex Profit, beatmaker proche du 92i, qui les logeait à New York, ndlr]. Avec Booba, on stressait comme des ouf, on s’est tapé la bouteille à deux en une demi-heure. Booba me regarde : « On va prendre l’air… » Je fais : « Ouais… » [Rires] On monte fumer une clope dehors et on voit un gros taxi clandestin arriver. J’étais pas frais, l’escalier, je ne le descendais pas droit. [Rires] Au début, on était un peu sceptiques parce que Wayne Wonder pose par couches successives. On se regardait avec Booba sans trop savoir si c’était bien ou pas. Il fait des trous, c’est une sorte de puzzle et, au bout d’un moment, la magie prend. Wayne Wonder kiffait le son à mort, il s’était excité comme un dingue. C’était le début de sa période toaster. Il nous avait fait un couplet de toast, chose qu’il ne faisait jamais en featuring normalement, il les gardait pour lui. C’était super cool comme moment.
Booba - « Hors-Saison »
A : « Hors-Saison »
M : J’ai fait « Hors-Saison » le jour où je suis rentré de New York. Je voulais refaire un son de Isley Brothers, qui avait été samplé pour « Big Poppa » de Biggie. Je kiffais ce son parce qu’il avait une basse naturelle et une autre digitale. Je l’ai fait avec cette guitare, « Hors-Saison ». Et j’en suis super fier parce que plein de magazines se demandaient : « Ouais, c’est quoi le sample qu’il a pris ? » Moi, je ne samplais plus mais je kiffais traiter des bouts d’instru’ pour faire croire que c’était un sample. Je n’avais jamais tilté mais il y a deux sons sur lesquels je joue de la guitare dans Panthéon. Dans notre période rock avec mon groupe, je faisais de la guitare. Je voulais être Slash quand j’étais petit. [Sourire] Mais « Hors-Saison », je ne voulais pas le faire écouter à Booba, je pensais qu’il n’allait pas du tout kiffer. C’est Clément qui lui a donné le CD et Booba a pris le son direct. Il veut toujours des trucs originaux. Avant de rencontrer Booba, j’hésitais souvent entre les rythmiques normales de boom bap et des trucs alambiqués de dancehall. Le problème de la création, c’est que tu arrives à un carrefour avec plein de routes différentes. Le plus dur, c’est d’en choisir une. Davantage que de créer la matière première. Booba m’a très vite résolu ce problème : quand je faisais du boom bap, il ne prenait pas les sons, quand je faisais des rythmiques bizarres, il les prenait.
A : « R.A.P. »
M : C’est Clément qui a ramené le sample mais j’ai fait le son tout seul. Je l’aimais beaucoup à l’époque mais il ne fait pas partie de mes préférés aujourd’hui. Ma prod’ n’a pas très bien vieilli. Les lyrics sont mortels par contre, c’est un vrai morceau de hip-hop. Panthéon, ce n’est pas l’album qu’on préfère et je pense que Booba te dirait la même chose. Mais c’est l’album charnière qui lui a permis de devenir ensuite une entreprise à lui seul et un pilier de l’histoire de la musique francophone.
« La mélodie de « Boulbi » m’est apparue toute seule, tombée du ciel. »
Booba – Ouest Side (2006)
Booba - « Pitbull »
A : « Pitbull »
M : Booba est revenu avec le sample. Clément a commencé à le boucler, j’ai fait la rythmique et il a rajouté des petits violons sur le refrain. Par rapport à la version de Geraldo qui a sauté de Temps Mort, ça n’avait rien à voir. Lui faisait des sons rap traditionnel. Moi, je faisais des instru’ à la manière du dancehall mais dans le rap. Mes modèles n’étaient pas des compositeurs cainris au début. Je kiffais RZA mais je ne savais pas du tout comment avoir son son. Lui avait une Ensoniq que j’ai fini par acheter longtemps après. Et parfois, quand tu n’as pas la machine, tu n’as pas le son. Même si ce n’est pas parce que ta machine sonne toute pourrie que tu ne peux pas faire des sons mythiques. Tous les sons de Visa, un album mythique de Junior Reid, ont été faits sur un Casio. Les Jamaïcains n’ont pas les plus gros sons de batteries mais souvent la plus grosse musique. Le clip de « Pitbull » en Russie, c’était quelque chose aussi à ce qu’on m’a dit. Dans le froid, – 40 degrés… Ils n’étaient pas préparés, surtout Mala. [Rires]
A : « Au bout des rêves »
M : « Au bout des rêves », c’est un morceau de new roots jamaïcain à la base : « Drop Leaf Riddim » de Don Corleone . On va dire qu’on l’a reproduit. Le morceau avait tout explosé en Jamaïque. Quand on allait à New York à l’époque, il y avait toujours les deux plus gros hits rap du moment qui tournaient de façon répétée dans les rues, les magasins, les voitures… Booba est allé à New York un jour et il a vu que le son tournait partout, ça a dû terminer de le convaincre. Il a toujours kiffé le reggae et ça faisait longtemps qu’il voulait poser sur un riddim de reggae. Il nous a donc demandé de le refaire. J’ai appelé Bost & Bim, mes potes de reggae, ils ont refait la guitare, et moi la batterie, Clément a rajouté un petit truc… Et voilà, c’était parti. Quand Booba est parti le rapper à la Star Academy, beaucoup de gens ont critiqué sur le coup mais ont finalement admis que ça avait contribué à un déblocage entre rap et grands médias. Les gens parlent, le temps établit les vérités. Où est l’escroquerie ? Le mec a donné un morceau super pointu de la culture jamaïcaine à la Star Academy avec des lyrics qui restent hip-hop à mort.
Booba - « Boulbi »
A : « Boulbi »
M : « Garde la pêche », c’est Clément, et « Boulbi », c’est moi. A cette période, j’avais envie de faire de la musique de cinéma. Composer du rap, c’est comme du sport de haut niveau. Tu as une mélodie de quatre mesures, au pire huit mesures, qui tourne sur un morceau de trois minutes. Ce n’est pas une musique progressive ou évolutive, il faut toujours faire mouche. Une musique de cinéma, ça peut être juste une ambiance. Donc je composais de la musique de cinéma, je venais de bosser de quinze heures à sept heures du matin. Je n’éteignais jamais la MPC puisque ça prenait du temps de la rallumer et de tout recharger dessus. Et, ce jour-là, je me suis dit que j’allais reposer un peu les machines. J’éteins tout, je vais fermer le volet et, en touchant le volet, la mélodie de « Boulbi » m’est apparue toute seule, tombée du ciel. Je me dis : « Putain… » J’hésite un peu : « Vas-y Marc, fais pas le fainéant, à la cainri : never sleep ! » J’ai tapé la rythmique en one shot. Je faisais tellement de musique que je n’avais plus besoin de réfléchir. Je voulais juste noter la mélodie et j’ai fini par faire le son en une demi-heure. Mais je ne savais pas s’il était bien ou pas. C’était à l’identique ce qui deviendra « Boulbi », sauf la rythmique. J’avais fait un beat super Led Zeppelin en fait. Booba kiffait mais ça le gênait un peu. Lui m’avait fait découvrir Lil Wayne sur le premier Tha Carter. C’est là que j’ai découvert la TR 808. Je n’étais pas entièrement satisfait de mes drums à l’époque. Je me souviens qu’en sortant de la cabine, Booba a demandé : « C’est bien ou pas le « Boulouloubi » ? » C’est un détail a priori insignifiant qui a marqué les gens. J’ai mis un laser en intro pour qu’il y ait un automatisme qui se crée dans la tête des gens : dès la première seconde, tu reconnais le son. Je kiffais quand Timbaland prenait des sons non-musicaux pour les inclure dans ses instru’. Les Jamaïcains le faisaient avant lui. Aujourd’hui, c’est la donne. Depuis qu’elle n’est plus classique, on fait tous de la musique avec douze notes. En cent ans d’histoire de musique moderne, tu as fait le tour. Aujourd’hui, il faut s’approprier les ingrédients pour réinventer de nouvelles recettes. Le soir où j’ai fait « Boulbi », dans ma tête, c’était pour Dany Dan. Parce que c’est un caméléon et je savais qu’il était capable de faire un son club. Mais ce qu’a réalisé Booba, c’est encore mieux que ce que je projetais. Il en a fait un vrai son club, sans concession qui plus est.
Un succès comme « Boulbi », c’est très intense comme plaisir mais c’est bref finalement. Ça ne me rassasie pas. Il faut que je réenclenche la machine derrière. Je suis toujours dans la recherche de nouveauté. Quand « Boulbi » apparaît aux oreilles du public, j’ai déjà travaillé entre-temps sur dix autres morceaux qui me prennent la tête. Quand un morceau que j’ai produit sort, je l’ai déjà bouffé à la création, à la prise de voix, au mix, au mastering… Au moment où l’album sort, j’ai envie d’écouter tout comme musique mais pas ce son-là. Et puis, quand un morceau a du succès, tu n’as plus l’impression de l’avoir fait, que c’est ton morceau. Un jour, un mec de maison de disques me prévient que Jay-Z va faire un couplet sur la prod’ de « Boulbi » à son concert à Paris. Je trouve une place en catastrophe une demi-heure avant le concert. Quand il a lancé le beat, j’ai mis au moins cinq secondes à le reconnaître : « Ah putain, je connais ce son, ça me rappelle un truc que j’aime bien… » Avant de réaliser que c’était ma prod’. C’était une situation paradoxale. J’avais l’impression de voler dans le Zénith et, quand je suis sorti, je me suis dit : « Putain de merde, si je pouvais faire écouter mes sons à des mecs comme Jay-Z… » On n’a pas le même timing de plaisir par rapport au public, on est en décalage permanent. Après Temps Mort, je me suis écouté du Led Zeppelin pendant six mois. [Sourire]
A : « Gun in hand »
M : Booba kiffait à mort « Soldier » de Destiny’s Child. Et ce n’était qu’une rythmique pourtant. Je m’en suis inspiré pour « Gun in Hand » même si j’ai changé des pieds et des trucs comme ça. C’est la première fois que j’utilisais la TR 808. Booba kiffait la rythmique du son mais pas les mélodies : des gros synthés à la Lil Jon avant l’heure. Booba a toujours aimé une certaine mesure dans la musique. C’est comme en boxe thaï où il faut une certaine décontraction pour frapper plus fort. La fluidité fait la puissance.
« Mala, c’est un griot moderne, un rappeur blédard. Il fait le lien entre la culture du petit village africain et la culture hip-hop de New York. »
Booba – 0.9 (2008)
Booba - « Illégal »
A : « Illégal »
M : C’est une de mes prod’ préférées. J’étais étonné que Booba l’ait prise. J’étais bourré quand je l’ai faite. C’est « Summer Love » de Justin Timberlake qui m’a autorisé à aller dans cette direction. Je voulais un petit truc d’arpégiateur comme ça mais il fallait que je rajoute un peu de soul dedans. C’était l’époque où Three 6 Mafia explosait dans le monde entier. Ils faisaient des sons du Sud avec des samples de soul, des harmonies complexes… Je me suis dit : « Tiens, je vais mettre une section de cordes comme si c’était de la soul. » Ça a fait le refrain. Un jour, il parlait avec Armen mais j’étais à côté : « Putain, ce son, il m’a fait chier ! Je l’écoutais tous les matins, je le kiffais mais je trouvais rien à écrire dessus… Et un matin, je me suis levé et j’ai trouvé le truc ! » Booba marche au déclic. Il reçoit tellement d’instru’ qu’il ne sélectionne que celles qui lui provoquent un déclic. C’est la meilleure manière de fonctionner. Quand Booba met de côté une prod’, s’il ne t’a pas appelé dans les trois jours en disant « j’ai trouvé un truc mortel ! », c’est qu’il ne va pas la prendre. Beaucoup de gens ont critiqué la prod’ à l’époque pour son côté electro mais c’est devenu la donne maintenant.
A : Vous l’aidiez parfois à trouver des phases ou un flow ?
M : Non, jamais. Après, n’importe quel détail d’une discussion peut nourrir un artiste. Quand il a choisi « Boulbi », il était là, on parlait des chaussures qui déchiraient quand on était au CP ou au CE1. Booba disait : « Ouais Stan Smith, c’était mortel ! » Et moi je lui dis : « Ouais ouais mais souviens-toi, à l’époque, il y avait un truc pire que les Stan Smith, c’étaient les Năstase d’Adidas ! » Et, dans « Boulbi », il fait une rime sur Ilie Năstase. Je pense que ça vient de cette discussion. Et je me souviens que pour « Duc de Boulogne », il n’avait pas trouvé de titre. Au mastering, je dis : « Putain, on dirait un menuet ! » Par mes cours de piano classique, je connaissais l’ambiance menuet que je déteste. Mais, là, je kiffais parce que Jaynaz avait fait un découpage qui rendait gangster un menuet ! [Rires] Et j’ai dit pour rigoler : « Le comte de Boulogne ! » Il me regarde et il dit : « OK, Le duc de Boulogne. »
A : Vous étiez dans quel état d’esprit pendant l’élaboration de 0.9 ?
M : Je me souviens de discussions avec Booba, il me disait : « Faut qu’on aille encore plus loin que Ouest Side dans les expérimentations chelous. » Et, en même temps, il était réceptif à ce public qui voulait qu’il fasse du Lunatic. Dans cet équilibre-là, 0.9 est pour moi un des meilleurs albums de Booba. Quelques jours après la sortie du disque, j’ai débarqué à Miami. Booba venait de recevoir les chiffres de la première semaine. Il est venu me chercher à l’aéroport et m’a dit : « Bon, c’est un échec. Mais nous, quand on échoue, on repart au travail direct. » On avait kiffé le faire cet album. Je trouvais justement que les sons de Therapy étaient mortels et rappelaient l’ambiance Lunatic avec une touche de modernité. Le morceau éponyme, « 0.9 », est incroyable. C’est, pour moi, un des meilleurs textes de Booba. Je pense qu’avec le temps, cet album a trouvé son écho et sa place dans l’histoire du rap français. Je crois qu’il a influencé pas mal de rappeurs de la génération actuelle.
Mala – Himalaya (2009)
Mala & Booba - « Danse pour moi »
A : Comment est née l’idée de faire l’album de Mala ?
M : On s’est retrouvés à vivre pratiquement dans la même pièce pendant quatre mois. Au bout d’une semaine à jouer à la console, on s’est dit que ce serait mieux d’en profiter pour faire de la musique. Je crois que l’un des premiers sons enregistrés, ça a été « Bande à part ». Je faisais un son à deux heures du mat’, Mala posait à six… Je disais à Mala : « Donne-moi une étincelle. » Tout a été fait ici à part les instru’ des autres beatmakers. Booba a posé ses featurings pendant les sessions de 0.9 au Palais des Congrès. A la base, ce qu’on a enregistré ici, ça ne devait être que des maquettes. On devait le re-poser en studio. Mais on a très vite vu que ça allait être compliqué de faire re-poser Mala. La première intention est inimitable. Ce n’est pas Lil Wayne qui m’a fait connaître l’autotune mais Demarco et Busy Signal. La nouvelle école venue après Sean Paul et Mr.Vegas qui sont pour moi les mecs ayant renouvelé le style de Bounty et Beenie Man, qui eux-mêmes ont renouvelé le style de Ninja Man. Busy Signal me rendait complètement ouf. Quand on jouait à PES avec Mala, on écoutait ses sons. C’est là que Mala m’a dit : « Marc, mets-moi l’autotune. » L’album de Mala est sorti après 0.9 et Tha Carter III mais il a été enregistré avant. Il s’est fait très vite mais il a pris un peu de temps à se finaliser. Un des sons qui nous a vraiment convaincus de mettre de l’autotune sur tout l’album, c’est « Délit de Faciès » produit par Fred. Il défonce. Je kiffe travailler avec Fred.
Mon morceau préféré sur l’album, c’est « Danse pour moi ». Je glandais un soir et j’ai commencé à faire un son qui a fini en grosse dance. J’avais le casque sur les oreilles mais Mala entendait à travers : « Il a l’air bien ton son, fais écouter ! » Et lui, normal, il me dit : « Oh ouais, c’est bon, je le prends ! » [Rires] Moi, ayant un peu de respect pour la culture hip-hop, je n’étais pas assez fou pour le faire poser sur un son de dance. [Sourire] Je lui ai dit : « OK, tu le prends, pas de problème, je garde tous les synthés mais je te refais une rythmique rap dessus. » En fait, c’était de la trap EDM avant l’heure. Mala ne se prend pas la tête, il entend un son qui lui plait, il fonce. C’est un griot moderne, un rappeur blédard. Il fait le lien entre la culture du petit village africain et la culture hip-hop de New York. Despo Rutti et Alpha 5.20 sont aussi dans ce registre. Mala, c’est un des MC les plus talentueux de France mais il a un état d’esprit très freestyle. Lui ne voudrait faire que des mixtapes. Le remix de « Danse pour moi » s’est fait par l’intermédiaire de mes potes de Special Delivery qui s’occupaient de la tournée de Busy Signal. Il était à Paris et ils lui ont fait écouter « Danse pour moi ». Il a kiffé et il a accepté tout de suite de poser sur le remix. Il l’a fait gracieusement en plus, c’était au feeling.
A : Quels sont les rappeurs français que tu aurais aimé produire ?
M : Rétrospectivement : Ill. On était encore là quand il est arrivé chez 45. On l’a rencontré juste après la fin des sessions de Mauvais Œil. On l’avait vu deux, trois fois pour lui filer des sons. Ça aurait pu se faire. Il avait un cerveau différent des êtres humains courants. [Sourire] C’était un bon génie, Ill. Je me souviens qu’au studio, tu ne le voyais jamais avec un texte. Jean-Pierre Seck me disait : « Putain, nous, on flippe trop des fois. Le mec arrive, quand il fait les tests de voix, on dirait qu’il a pas son texte. Je me demande s’il improvise pas… » Je ne veux pas comparer parce que ce n’est pas la même chose mais pour schématiser : Ill, c’était Messi, Booba, c’est Cristiano Ronaldo. Moi, je suis plus un Ronaldiste parce que c’est facile d’aimer Messi en fait. Et ce n’est pas facile de se mettre à son niveau. Tout ce que Ronaldo a mis en œuvre pour y arriver, ça force le respect. Mais Ill, c’était un génie, avec tout ce que ça comporte de bien et de mal. Ce que Booba a créé comme aura autour de lui, c’est incroyable. Ce n’est pas pour diminuer son talent évidemment mais ce n’était pas non plus l’élu. C’est comme Sangoku et la salle du temps, il a travaillé pour être au-dessus de tout le monde. Entre le Booba de « Tout le monde dans la ronde » et le Booba de « Le Crime Paie », tu peux constater que ce n’est pas tout à fait le même, que tout est devenu plus précis. C’est là où il est devenu « le super rappeur ». Si je kiffe Dany, Ill ou Booba, c’est parce qu’ils n’ont en aucun cas à rougir par rapport au rap cainri. Ça ne me choque pas de placer leurs noms aux côtés de ceux de grands rappeurs américains. Tout comme ça ne me choque pas de mettre Quincy Jones à côté de Mozart.
Sinon, le Oxmo de l’époque, ça m’aurait bien plu de le produire aussi. Etre le champion, c’est faisable. Rester champion, c’est le plus compliqué. C’est pour ça que, quoi qu’on pense de leur évolution, il faut respecter le parcours de gars comme Oxmo ou Booba. Un dernier groupe que j’aurais aimé produire : H2B. C’est un groupe qui faisait partie du 92i première mouture. Ils ont un son mythique sur une mixtape de La Légion. Dans les jeunes, je ne dirais pas non à PNL, Keros-n, Damso ou Niska. PNL ont vraiment inventé un style. Ça ne ressemble pas à Future, ça ne ressemble pas à Migos… Pendant longtemps, on n’a vu que des Boorohff ou des Rohffba comme on disait. [Sourire] Mais la personne qui me fascine le plus dans PNL, c’est leur ingénieur du son.
A : Quels sont tes projets désormais ?
M : Je commence à travailler avec les membres d’un collectif d’auteurs d’Atlanta qui s’appelle The Clutch. Ils ont écrit un nombre incalculable de titres pour Timbaland, Ciara, Beyonce, Christina Aguilera, Alicia Keys, Britney Spears, Jennifer Lopez… J’ai plusieurs projets en cours avec eux. J’avais rencontré un jour en studio l’ancien ingénieur du son d’Elephant Man et des frères Kelly. On a bien accroché et il m’a permis de développer des contacts. Aux Etats-Unis, quand tu proposes un son, il faut que tu viennes avec une idée de voix ou de refrain. Et ce n’est pas le plus facile à faire. On travaille tout ça, je ne peux pas trop m’avancer mais il y a de belles choses en perspective. Et je développe en parallèle ma vision electro/trap sous le nom de The Left Lane Project. Je ne suis pas le meilleur mais mon espèce d’honnêteté dans la création a séduit plein de gens. Je ne sais faire que ça. C’est pour ça qu’aujourd’hui je fais de l’EDM et plus du rap. Quand je ne sens plus un truc, j’arrête. Ça ne marche pas sinon. Quand tu fais des escroqueries dans la musique, il faut le faut le faire tout le temps, être un pro de la carotte. Je préfère réussir avec ma propre identité. L’argent que j’ai gagné dans la musique, ça a été grâce à cette volonté de partir au plus profond de ce que j’avais envie de proposer et d’écouter.
Merci pour l’interview. Un Grand du rap céfran!
Passionant… tellement de taf et de noms… big up ke-mar !!