Chronique

Nekfeu
Cyborg

Seine Zoo Records - 2016

Rap Against the Machine

Quand on parle de Nekfeu, la tentation est grande de ne voir dans son succès qu’un effet de mode. Elle s’est même répandue, au point de parfois se matérialiser en délit de belle gueule ou en saillie au fond misogyne, comme si avoir un public féminin était un problème. Il y a pourtant quelque chose de plus profond derrière le succès du seul MC de 1995 à avoir accédé au statut d’icône. Quelque chose qui touche tout un pan du rap français et qui vaudrait par exemple pour PNL. Concrètement ? Cette faculté à dire simplement des émotions complexes. Oui, Nekfeu fait partie de ces « rappeurs sensibles », pour reprendre le titre d’une parodie. Mais on voit mal comment la sensibilité ne peut pas être une qualité lorsqu’il s’agit de musique. C’est peut-être d’ailleurs ce qui agace certain-e-s : Ken Samaras serait devenu un rappeur aussi impudique que simplificateur.

Mais cette dynamique, le MC ne l’avait-il pas annoncée sur son précédent album Feu, qui se terminait significativement sur « Être humain » ? Alors avec Cyborg, il pousse un peu plus loin la mise à nu. Toujours loin de l’esthétique du hashtag, il chante la liberté seul face à un monde de robots, déjà décrit en 2015 sur « Plume ». La recette ? Toujours ces rimes multisyllabiques dont la technicité dans l’écriture et l’interprétation ne retire rien à leur extrême sincérité. Des formules efficaces parsèment l’album et explorent des sentiments au premier abord adolescents. Aux questions de teenagers qui ouvrent le disque avec « Humanoïde », Nekfeu répond en rappant quatorze pistes durant quelque chose d’ultra-sensible. Et peut-être même aussi d’extra-lucide, jusqu’à mettre en scène une plombante communion avec la nature. Au point que les six minutes qui ouvrent Cyborg font office de sommaire : tout y est annoncé. L’album narrera donc la tension entre le constat d’un monde désenchanté et du « rayonnement des supernovas » qu’on a tous dans le cœur. En plein dans l’humain en somme, tel est le centre névralgique d’un album qui s’appelle pourtant Cyborg. De celui que dessine la science-fiction, être implacable à la mécanique tout terrain, Nekfeu répond par un mécananthrope défectueux, car doté de sentiments. D’un cœur immense.

Ces battements émotionnels, cette (a)rythmique affective, le tenancier du S-Crew les explore dans les thèmes, mais aussi musicalement. Aux sons uniformes des cyborgs – autotunés ou non – répond la voix nue, traversée d’émotions, prête à se briser dans un cri comme dans le refrain de « Vinyle ». Fort de sa triple légitimité dans le rap, Nekfeu utilise ses habilités techniques, mais aussi les subtilités des arrangements jusqu’au cœur de son propos. Au point que l’amour est un grain de sable dans l’engrenage parfaitement huilé du flow sans faille. Ici, celui qui « gagnait des clashs avant les RC », qui est capable de poser aussi bien avec Kohndo qu’avec Gradur, de défourailler sur des productions d’Al’tarba sans perdre le grand public en route – se permet un disque émotionnel, tourmenté et direct. En résumé : toujours plus loin dans cette mise à nu que ses détracteurs lui reprochent. Il est pourtant très difficile de jeter la pierre à un disque qui prolonge les phases introspectives de Feu tout en témoignant d’une telle urgence de dire, jusque dans un propos dont la politisation remet toujours l’humain et la souffrance au centre du monde. Dans la réédition de son précédent disque, Nekfeu ne disait-il pas vouloir « être contemporain autant qu’intemporel » ?

Alors il explore la réalité, celle augmentée des réseaux sociaux, mais aussi celle qu’il augmente de cet engagement politique qui est le sien. Car au-delà de ses prises de paroles publiques de ces derniers mois, de ces saillies à la mère de Manuel Valls, à Trump ou Netanyahu, il peint avant tout le portrait d’une modernité désespérée. Il l’agrémente de choix musicaux qui en disent plus long qu’un grand discours alambiqué. La parole du cœur est simple, celle de la musique doit être fluide. Entouré de ses proches tout au long du tracklist et même jusqu’au label (Seine Zoo Records), Nekfeu s’offre une liberté totale, touchant au jazz autant qu’au rap le plus moderne. Au point d’esquiver la phase de communication par une méthode radicale : ne pas parler de son disque avant le jour de sa sortie. Pour faire simple, Nekfeu a choisi de dire ce qu’il a sur le cœur avant qu’on ne lui demande quoi que ce soit. Un affranchissement qui pendant soixante minutes ne soulage pas que lui. Car si le rappeur semble exorciser sa propre résignation à travers son propos, il cherche aussi à délivrer les auditeurs, ses semblables, de tout ce qui leur pèse. Comme s’il défiait le règne de l’immédiat par une présence instantanée offerte par sa musique et ses confidences.

Si l’engagement de Nekfeu est parfois vu comme un humanisme naïf, il est bon de retenir qu’avant de rapper un truc anti-raciste, la tête d’affiche du S-Crew invite Archie Shepp avec la pensée qu’il s’agit d’« une légende du jazz qui s’est battue toute sa vie contre la ségrégation ». Il est bon de retenir qu’avant de rapper un tract anticapitaliste, écolo, Nekfeu rappe ce qu’il ressent – quitte à fondre en larmes devant la nature et frôler la crise d’hyper-sensibilité. L’artiste en devient plus humble et son message plus accessible. Car Cyborg est l’album qui transforme une tension personnelle en don de soi, l’un et l’autre incarnés par ce phrasé millimétré qui raconte un « cœur en débris ». En débris, comme peut l’être une machine, certes. Sauf qu’un cyborg n’a pas de palpitant, seulement un œil rouge. Nekfeu, lui, a le regard à vif et a décidé de se livrer à cœur ouvert. Par surprise et en le tournant vers les autres. Certain-e-s y verront l’expression d’une naïveté adolescente. Peut-être, mais sublimée en une tension générationnelle par un rappeur qui en a extirpé le code source dans un album à écouter cul sec. Trop humain pour n’être qu’un cyborg. La gueule à la John Connor avec la résilience du Terminator.

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