Abd Al Malik : « Reprendre là où La Haine s’était arrêtée »
Interview

Abd Al Malik : « Reprendre là où La Haine s’était arrêtée »

Abd Al Malik sort aujourd’hui Qu’Allah bénisse la France, son premier film. Rencontre où il est question de Mathieu Kassovitz, du côté obscur de la force, mais aussi de changer le monde.

Vendredi 28 novembre 2014, le cinéma Étoile Lilas sert de terre d’accueil à une avant-première du premier film d’Abd Al Malik : Qu’Allah bénisse la France. À cinquante mètres du périphérique parisien, le positionnement de la salle offre une certaine symbolique. « Entre deux mondes » rappait Rocca. Le public est à l’image du lieu : mixte, il offre un mélange d’intellectuels de gauche, de fidèles (et) auditeurs trentenaires d’Abd Al Malik, le rappeur, et quelques gratteurs curieux. Tout ce beau monde réuni sous un même chapiteau boit l’introduction de Pierre Haski – cofondateur de Rue 89 – et Abd Al Malik, à la fois réalisateur et auteur de ce film basé sur son autobiographie. Une autobiographie bouclée il y a dix ans, qui aborde son lot de sujets glissants. Au hasard : l’Islam, le rap français et le quartier du Neuhof à Strasbourg.

Au final, Qu’Allah bénisse la France, est une heureuse surprise. Il évite angélisme et manichéisme de base, tout en jouant assez justement avec la nuance et l’humour. Quelques minutes après la diffusion du film, un débat se met en place. Abd Al Malik y explique son approche et ses convictions, avant tout humaines et sociales. L’approche citoyenne, le « Vivre ensemble » et la République en thèmes récurrents, on frôle par instants le rassemblement du Parti Socialiste. On reste à la fois convaincu par tout ce bon sens et cet humanisme… tout en ayant l’impression d’enfoncer des portes grandes ouvertes. Posé et consensuel, l’homme du soir semble toujours sous contrôle. Parfois, on aurait envie de lui glisser de respirer et de lâcher un peu prise.

Quelques jours plus tard on retrouve Abd Al Malik juste avant la diffusion d’une autre avant-première. La vraie. Aux Halles, en plein cœur de Paris, avec les lumières, les caméras et la plupart des acteurs du film. Une grande messe qui ressemble à une réunion de famille, avec les têtes d’affiches et les seconds rôles remarqués – notamment MC Jean Gab’1 et Zesau. On regarde cette grande agitation, en attendant tranquillement Malik et en repensant aux années passées. À NAP – de La Racaille sort 1 disque à La fin du monde – à Gibraltar – son succès populaire et les récompenses en série qui ont accompagné sa sortie. Un bref échange d’amabilités avec Fabien Coste, manager d’Abd Al Malik depuis plus de dix ans, nous rappelle également cette histoire confuse avec Hatem Ben Arfa. L’ex-future star, en constante rédemption, qui avait accusé le duo de vouloir « l’endoctriner » dans « une sorte de secte. » On repense aussi au livre Qu’Allah bénisse la France. Abd Al Malik a fait du chemin depuis, beaucoup de chemin.


Abcdr Du Son : Pourquoi as-tu choisi de faire le film en noir et blanc ?

Abd Al Malik : Je voulais reprendre là où La Haine s’était arrêtée. Mathieu est un grand cinéaste et un référent. À un moment, je me posais des questions : est-ce que je devais rester cantonné à l’écriture ? Est-ce que je pouvais le réaliser ? Mathieu m’a convaincu de le réaliser en me disant que j’en avais pleinement les capacités. Il y a une vraie affiliation assumée avec La Haine. Quelque part nous sommes tous des enfants de La Haine, on a tous été marqués par ce film. J’ai aussi été marqué par d’autres formes de cinéma. Le néo-réalisme italien c’est important pour moi, avec des gens comme Visconti. J’ai aussi été marqué par François Truffaut, notamment par Les Quatre Cents Coups. Quand je me suis dit que j’allais réaliser mon premier film, j’ai eu envie de rendre un hommage fondamental au cinéma.

A : J’imagine que Scarface, qui a été très marquant pour notre génération, c’est aussi une référence importante.

AAM : Oui, Scarface ça a aussi été une inspiration. Une inspiration à l’envers. Moi, je ne parle jamais dans l’absolu, je parle toujours des expériences que j’ai pu vivre. Quand j’étais gamin, j’ai vu des proches mourir – mourir au sens premier du terme – parce qu’ils avaient vu Scarface. Ils s’étaient pris pour Tony Montana et voilà… [Il s’arrête] Dans un coin de ma tête, j’ai toujours eu envie de faire un anti-Scarface, un film qui inspire mais dans l’autre sens. Une espèce de Scarface de lumière.

A : Si Scarface était le côté obscur de la force, toi…

AAM : … [il coupe] Nous, on est les Jedis. Tu avais Dark Vador d’un côté, et nous, oui, on est les Jedis ! [enthousiaste]

« La réflexion c’est de parler de la réalité avec les outils de la fiction. »

A : Est-ce qu’il faut aussi voir ce film comme un hommage au rap français ? On y aperçoit un paquet de têtes connues, notamment MC Jean Gab’1, Zesau, Bilal ou les Psy 4 de la rime.

AAM : Bien sûr que c’est un hommage au rap français. On parle souvent du rap, on fantasme sur le rap sans parfois le connaître de l’intérieur. C’est la même chose pour les cités. Et c’est également la même chose sur l’Islam. La réflexion c’est de parler de la réalité avec les outils de la fiction. Mais néanmoins de parler de la réalité. On parlait de Mathieu Kassovitz tout à l’heure, c’est merveilleux ce qu’il a pu faire avec La Haine. Mais ça reste un film périphérique pour lui. Périphérique dans le sens où lui ne vient pas de la cité. J’ai voulu faire un film qui parle de l’intérieur, avec des acteurs – acteurs au sens du jeu – mais aussi des personnages participants de l’intérieur. C’était important de sortir du langage médiatique, du langage du fait divers ou du langage statistique. Et surtout d’individualiser les gens, on parle d’êtres humains, de personnes bien réelles.

A : Ce que tu décris me rappelle cette marque de fringues de la fin des années quatre-vingt-dix FUBU…

AAM : …. [il coupe, avec un très grand sourire] For Us By Us ! Oui, notamment popularisée par LL Cool J. C’est vraiment une de mes démarches. J’ai eu une vraie réflexion dans ce sens-là. For Us By Us. Cette approche, je ne l’ai pas eu pour me ghettoïser mais pour dire : « voilà qui nous sommes, voilà notre humanité. Et en réalité nous sommes comme vous. » Ce qui m’intéresse avant tout, c’est le cheminement. Le cheminement d’un être humain, d’un artiste, d’un musulman.

A : Skyrock et Universal sont présentés dans le film comme des objectifs ultimes – voire des fantasmes absolus.

AAM : Quand t’es un rappeur en France, avoir son Planète Rap ça veut dire quelque chose. C’est une forme de Saint Graal. C’était important pour moi d’inscrire ou de réinscrire Skyrock dans la pop culture. Skyrock représente vraiment quelque chose en France, c’est notre Hot 97. Être assis à côté de Fred dans les studios de Skyrock ça veut dire que tu as réussi quelque chose. Certains ont beau jeu de dénigrer Skyrock, ça reste un outil médiatique qui a popularisé et rendu star des gens qui ne seraient rien sans. Soit on dit la vérité, soit on ne la dit pas. Soit on est dans la réalité, soit on ne l’est pas. Moi, je veux être dans le réel.

A : Tu as dit : « j’ai fait ce film pour changer le monde. » Faut-il percevoir ce film comme une forme de contrepouvoir ?

AAM : Oui, c’est totalement ça. L’art est un contrepouvoir. Et les cinéastes sont les grands romanciers du siècle précédent. Ils ont cette capacité à parler de l’époque et à faire changer l’époque. Si on n’a pas cette ambition ça veut peut-être dire qu’on n’est pas là pour les bonnes raisons.

A : C’est très ambitieux comme objectif.

AAM : Non, pour moi c’est la moindre des choses. Après, ça ne veut pas dire qu’on va réellement changer le monde. Il faut au moins avoir cette intention. C’est ça qui donne la pureté à un film réel. Quand j’écris un livre, quand j’enregistre un disque ou quand je fais un film, j’ai ce même objectif. Je veux changer le monde.

A : Tu te décris comme « un artiste citoyen. » Comment est-ce que tu définirais ça ?

AAM : Ce que je fais en tant qu’artiste, je sais que ça a un impact dans mon pays. Il y a un impact politique et social, alors je le fais avec une vraie responsabilité citoyenne. Moi, je ne suis pas là pour détruire, je suis là pour construire. Je ne suis pas là pour séparer, je suis là pour rassembler. Moi, au final, je veux la même chose que toi. Je veux qu’on puisse bien vivre ensemble, que nos différences ne soient pas une tare mais une qualité, quelque chose qui nous permette d’avancer ensemble.

« Quand j’écris un livre, quand j’enregistre un disque ou quand je fais un film, j’ai ce même objectif : je veux changer le monde. »

A : Dans le débat qui faisait suite au film, tu disais vouloir placer la République au centre…

AAM : La République, c’est la chose qui appartient à tous. Elle est là pour faire la concordance des différences, pour faire en sorte qu’on puisse tous avancer et vivre en harmonie. Elle n’a besoin ni de pasteur, d’imam, ni de rabin, ni de prêtre. Elle doit permettre à des gens, croyants ou pas croyants, de s’épanouir normalement. Remettre la République au centre, c’est remettre la chose qui appartient à tous au centre.

A : Il y a un vrai attachement à Strasbourg qui se détache de ce film. Tu cites plusieurs lieux symboliques de la ville, le Neuhof évidemment, mais aussi la salle de concert de La Laiterie, le parc de L’Orangerie, le quartier de La petite France.

AAM : Quand on parle des problématiques de banlieue, on a l’impression que tout se passe en banlieue parisienne ou à Marseille. La France est pleine de singularités. Tu peux avoir des choses semblables sur le fond mais différentes par la forme. Strasbourg et le Neuhof sont des personnages à part entière du film. L’important pour moi c’était de célébrer pleinement la diversité. Les différentes origines des habitants du Neuhof constituent notre histoire. Ça donne quelque chose de singulier. La mystique rhénane, le régime concordataire, il y a plein de choses propres à l’Alsace, des soubassements qui font que je suis l’homme que je suis.

A : Le titre de ton livre et par conséquence de ton film laisse une place importante à l’Islam. Un thème qui est finalement relativement secondaire dans ton film. Tu peux nous expliquer le choix du titre ?

AAM : Dans cette période d’amalgame, notamment par rapport à l’Islam, où on dit un peu tout et n’importe quoi, il me semblait important d’affirmer haut et fort que l’Islam, comme le judaïsme ou le christianisme sont des religions françaises. J’aurais pu dire : « Que Dieu bénisse la France » mais j’ai choisi Qu’Allah bénisse la France pour rappeler que toute une partie de nos concitoyens sont des musulmans. Ils sont heureux d’être en France et sont pleinement intégrés. C’est une façon de dire aussi qu’en France, on peut croire en Dieu, ou pas, et véritablement aimer son pays.

A : Tu suis encore le rap français ?

AAM : Oui, après il y a beaucoup de choses qui ne sont pas en phase avec ce que j’ai envie de mettre en avant. Au départ, le rap est un cri. Et parfois, il faut laisser les gens crier. Mais il y a autre chose après le cri. Il y a un auteur qui s’appelle Jonathan Franzen [NDLR : écrivain américain, il est notamment l’auteur de The Twenty-Seventh City et The Corrections] qui a dit un jour : « les rappeurs sont les Verlaine ou les Rimbaud d’aujourd’hui. » Je pense que ça on doit le prouver, ce n’est pas juste un acquis. Il y a des artistes que j’aime, d’autres que j’aime moins. Il n’y pas de problème, tout le monde est libre et c’est important que cette diversité existe.

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