Chronique

Cypress Hill
Black Sunday

Columbia / Ruffhouse - 1993

D’accord, on avait été prévenus. Le premier album de Cypress Hill, éponyme, avait imposé en 1991 un nom avec lequel il fallait compter bien au-delà des frontières californiennes. Le multiculturalisme tendance latino, la voix nasillarde instantanément reconnaissable de son rappeur, la bannière haut levée dans la croisade cannabique : le mélange assurait au groupe une identité bien trempée. Et derrière ‘Hand on the pump’ et ‘How I could just kill a man’, singles à succès aux titres sans équivoque sur le contenu, le LP était plus que robuste. La Funky Cypress Hill Shit, placée sous la houlette des gourous Chris Schwartz et Joe Nicolo, promettait de se faire remarquer.

Mais peut-être pas autant. En 1993, Black Sunday tombe comme la foudre. Plus ramassé et moins festif que le précédent, l’album innove dans le son comme dans la symbolique. Le climat s’est assombri. Le groupe a pris ses quartiers dans un ossuaire. Si l’imagerie mortuaire, autour de l’emblème d’un crâne percé de flèches, puise moins dans l’héritage rap que dans celui du rock (avec pour effet malheureux de nous les briser pendant des années avec la rengaine de la rencontre des publics), la cohérence de l’ensemble, du titre à la pochette macabre, ont le cachet des classiques. Même chose, à l’intérieur du livret, pour le vade-mecum historique en dix-neuf points vantant les multiples vertus du chanvre (on apprenait entre autres que Georges Washington et Thomas Jefferson avaient la main verte).

Avant que le succès soit définitivement certifié par le bondissant ‘Insane in the brain’, c’est par un pilonnage hardcore que Black Sunday conquiert ses lettres de noblesse. L’album est tout entier associé au nom de DJ Muggs… Surprise, pourtant : l’un des morceaux phare, ‘I ain’t goin’ out like that’, est le seul qu’il ne produit pas. Mais son remplaçant, T-Ray, ne fait pas l’ingrat. La noirceur de sa production, qui sample Black Sabbath, touche à la perfection. Pas en reste, Muggs enfante avec ‘Lick a shot’ un jumeau encore plus nerveux.

Pas de doute, donc : Muggs demeure l’homme de main. Son linceul sonore est ensorcelant. De la torpeur comateuse de ‘I wanna get high’ au pluvieux ‘Cock the hammer’, de l’enlevé ‘Break’em off some’, porté par une boucle de piano de Joe Zawinul, à la résurrection par quelques taffes du ‘Son of a preacher man’ de Dusty Springfield sur ‘Hits from the bong’ : des coups de maître ne souffrant pas la contestation. Samples envapés, funk cradingue revisitant Lou Donaldson comme James Brown, variations en embuscade avant le dernier couplet (on embarque à bord d’un manège entre le refrain et le troisième couplet de ‘Insane in the Brain’) : un régal.

Cypress Hill porte en même temps à son sommet la formule improbable adoptée par les trois groupes piliers du crew Soul Assassins : un leader et un sparring-partner. Au premier plan, le chuintement nasal aigu de B. Real ; au second, les expectorations vocales de Sen Dog. Le contraste absolu, accentué, à l’époque, par le fait que le premier était mince. L’homogénéité vient des textes, Black Sunday causant pour l’essentiel de flics à éviter et de flingues à recharger.

Black Sunday n’est pas un album parfait. Sa courte durée est un peu frustrante, comme l’illustre une fin un peu brusque, avec l’impression que le disque s’arrête en plein milieu. Il est vrai que cela contribue aussi à son charme. Moins défendable est son caractère inégal : ‘3 lil’ putos’ ou ‘A to the K’ ne brillent pas tout à fait du même éclat que leurs à-côtés. Plus tard, le groupe avouera du « remplissage », à cause de pressions exercées par leur maison de disques. D’un certain point de vue, l’album suivant, Cypress Hill III : Temple of Boom, est plus abouti, dans la mesure où il pousse plus loin la mise en place d’un même univers, cette fois bleu argent. Pourtant, Black Sunday est Cypress Hill, et vice versa : magie d’un chef d’œuvre bancal.

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