Steve Lejeune, du cinéma dans le rap
« C’est que des rappeurs, j’suis un putain de paradoxe » disait Ahmad. Quelques clips plus tard, celui qui est devenu son videomaker attitré pourrait surenchérir par : « C’est que des réalisateurs, j’suis une putain de mécanique ». Retour sur les premières réalisations de Steve Lejeune, sous la bannière… Paradoxe Mécanique.
On connaît tous, dans notre entourage, un grand « engreneur ». Le genre de personne tellement passionnée par un domaine artistique qu’elle peut vous en parler pendant des heures, vous décortiquer telle ou telle réalisation, vous encourager à découvrir absolument telle ou telle autre… En l’occurrence, Steve Lejeune est un engreneur de type mélo-cinéphile : une heure et demie d’interview, et deux fois ce temps en visionnage de clips, de scènes de films et de séries télévisées. Auparavant en duo avec Jax, il est aujourd’hui seul au sein de la structure Paradoxe Mécanique. Rencontre avec un réalisateur pétri de références au sens large du terme – un clin d’œil suffit pour passer de Skrillex à Moulin Rouge, de Happy Feet 2 à Die Hard 3, de Mulholland Drive à Flight of the Conchords – et particulièrement habile quand il s’agit de les réutiliser. Un amoureux de l’image, du son, et encore plus de tout ce qui peut les lier.
« Hôtel Bilderberg » – Ahmad X Sako (2011)
Abcdr du Son : Ton premier clip officiel, c’est « Hôtel Bilderberg » pour Ahmad. Comment tu l’as rencontré ?
Steve Lejeune : À la base, j’avais Ahmad en ami sur Facebook, on discutait un petit peu de ce qu’il faisait parce que j’étais vraiment fan. Un jour je lui ai envoyé une vidéo de deux minutes que j’avais faite à l’époque, avec une qualité d’image proche de celle d’un téléphone portable, à l’occasion d’un concours sur Tarantino. Il me dit : « Bon, l’image est dégueulasse, mais t’es balèze en montage. » On a beaucoup échangé et il m’a très vite proposé de lui faire un clip. On passait pas mal de temps au téléphone vu qu’il est de Montpellier, c’est un gros cinéphile aussi donc on parlait beaucoup de films et, par extension, de clips. A l’époque, Ahmad était encore chez Noy-Lab [NDLR : il rejoindra le label LZO début 2012], et c’est eux qui nous ont permis de faire le clip.
A : Comment est venue l’idée d’intégrer au clip l’imaginaire de Breaking Bad ? Ça peut paraître très sensé après coup, mais il fallait aller la chercher…
SL : Alors, j’ai un peu peur de te décevoir là-dessus. C’est un peu une aventure ce clip. Dans un premier temps, Noy-Lab voulait qu’on aille faire le truc à Londres. Moi j’étais pas très chaud, ça collait pas au morceau. Je trouvais qu’il y avait un côté un peu sauvage au niveau de l’instru, quelque chose de plus naturel. J’avais proposé d’aller en Espagne sur les décors des films de Sergio Leone. En plus, il y a un sample de western au début du morceau, et c’était parfait puisque ça revenait moins cher niveau budget. Entre temps, le label a fait un peu marche arrière, a réduit le budget et nous a proposé d’aller du côté d’Avignon, dans une carrière d’ocre avec du sable rouge, qui collait parfaitement. A ce moment là, j’étais en train de regarder la dernière saison de Breaking Bad. La série est très inspirée de Sergio Leone. Quand tu regardes les décors, ça se passe beaucoup dans le désert. A la fin de la saison 4, quand Gus Fringe attend dans la voiture, c’est du western pur. Tu as cette dynamique d’affrontement entre deux mecs, ce long gros plan sur son visage avec un morceau joué à la guitare, c’est hyper western. De là, je me dis que j’aimerais faire un petit clin d’œil à Breaking Bad et mettre des mecs en masque à gaz dans le désert.
On était donc partis sur ce concept à la base. Finalement c’est le cauchemar, on arrive sur les lieux en repérage, et il s’avère que le lieu, on ne peut pas l’avoir. Le label avait mal géré son coup, et on se retrouve à rentrer le lendemain sans savoir ce qu’on fait comme clip. Sur le chemin, on discute avec Ahmad de ce concept Breaking Bad. On est sur la route et là on tombe sur un garage à camping-car. Donc on s’arrête, on discute avec le mec, il ne loue pas mais par chance on tombe sur un client qui nous propose de nous prêter son camping-car. Je voulais un truc un peu old school, qui colle vraiment à l’image de la série. Le mec nous envoie la photo de son truc et ça colle parfaitement. On était toujours un peu paumés au niveau du lieu, et de là on a décidé de s’adapter : plutôt que de juste recopier Breaking Bad, on s’est dit qu’on allait en prendre un élément et le déplacer dans un autre univers. En l’occurrence dans un décor plus montagneux avec des forêts, quelque chose de très automnal. Donc ça a été un peu un hasard que ce soit tellement connoté Breaking Bad , à la base ça devait plus être connoté western avec un clin d’œil à la série.
A : Ahmad distille énormément de références cinématographiques ou télévisuelles dans ses morceaux. Tu pourrais les utiliser pour tes clips, mais tu choisis toujours d’en insérer d’autres. Pourquoi ? Ce serait tomber dans la facilité ?
SL : Complètement. C’est mon point de vue, mais l’une des fausses bonnes idées du clip c’est de chercher à représenter ce que la personne dit. L’une des choses qui m’agacent le plus quand je regarde un film ou une série, c’est qu’on me prenne pour un con, qu’on insiste inutilement sur les choses histoire de s’assurer que j’aie bien tout compris. J’ai adoré une série comme Lost par exemple, qui ne sous-estime pas son spectateur. Le coup des ours polaires, il n’a pas été expliqué concrètement, mais tu avais des pistes à mettre bout à bout pour avoir les réponses. Et à la fin de la saison tu as eu des gens pour dire : « Mais c’est quoi le truc des ours polaires ? Ils ont pas expliqué ». Si ils ont expliqué, mais c’était au spectateur de faire le lien entre les choses.
Partant de ce principe-là, je n’aime pas insister sur les choses. Si Ahmad fait une référence aux Affranchis, j’ai pas envie de faire une référence aux Affranchis à ce moment-là, parce que ce serait mâcher le travail au spectateur. Et je pense que le spectateur lui-même préfère quand il arrive à déceler les clins d’œil, il se sent valorisé. Et puis c’est plus intéressant d’ajouter une nouvelle référence plutôt que de recoller une ancienne, ton clip devient plus qu’une simple illustration, c’est une interprétation.
« Mastermindzz » – Ahmad X Dany Dan (2012)
A : Tu tournes ensuite « Mastermindzz », encore pour Ahmad. Tu as déjà dans l’idée de le suivre à chacun de ses clips à ce moment-là ?
SL : Oui complètement. Ahmad est vraiment un mec qui m’a marqué avant que je ne me mette à faire de la vidéo. Justin Herman Plaza est peut-être l’un de mes albums de rap préférés. Quand je l’ai rencontré ça a direct accroché, il était cool, drôle, c’était comme si on se connaissait déjà depuis longtemps. C’est devenu très vite une évidence pour moi de bosser avec lui, limite j’aurais été jaloux s’il faisait appel à quelqu’un d’autre pour faire du clip. Et on va continuer dans ce sens, je ne pense pas qu’il fera faire un clip par quelqu’un d’autre que moi pour la suite.
A : The Big Lebowski, c’est une influence plutôt inattendue. Autant tu peux plus ou moins relier l’univers de Breaking Bad à l’imagerie hip-hop, autant c’est plus difficile pour le film des frères Coen…
SL : L’idée même, c’est Ahmad qui m’en a parlé, qui avait évoqué l’ambiance du film. De là, j’ai cogité et je me suis dit : plutôt que de chercher à retranscrire le truc en terme de grain d’image ou autre, autant aller dans un bowling et filmer. Je voulais aussi faire un truc sur le tatouage et là ça collait bien. La boutique de mon pote dans laquelle on a tourné, Street Tiki Tatoo à Melun, était plutôt jolie avec ses tons rouges, les deux univers se rejoignent bien. Dans mon idée, le lien entre le bowling et le tatouage, c’est la précision. De la même manière que les rappeurs jouent avec la langue et rappent avec précision sur le beat, ces deux pratiques sont liées par la précision. Il y a eu beaucoup de clips où des mecs se font tatoués pendant qu’ils rappent, moi je voulais justement l’inverse, que eux tatouent. Au final, aucun des deux n’étaient à l’aise avec la machine dans les mains pendant qu’ils rappaient, ça se sentait à l’image et donc on a arrêté.
Je le trouve très hip-hop ce clip. Le hip-hop c’est pas que des casquettes ou des bâtiments. C’est un thème que je voulais aborder dans « Mastermindzz ». Le mec qui se fait tatouer, en l’occurrence moi, c’est un mec en costard. C’est un mec qui à la base ne paye pas du tout de mine, tu te dis qu’il est peut-être commercial, ou dans les bureaux, ce genre de truc. Finalement il se fait tatouer, et surtout il se fait tatouer une cassette audio, qui est un symbole fort du hip-hop. C’est ça que j’aime, cette idée d’apparence. Le hip-hop n’est pas que là, il est dans plein d’autres trucs, et un mec en costard peut être complètement hip-hop aussi. C’est peut-être l’un de mes clips les plus hip-hop après « Respecte ça ».
A : J’ai l’impression que le clip est scénarisé, tu le confirmes ? Pour résumer ça grossièrement, tu joues contre un mec tatoué, tu fais un spare, lui fait un strike, puis tu te fais tatouer la fameuse cassette sur le bras et tu finis par faire un strike. Il y a un sens particulier à ce cheminement ?
SL : Alors ça c’est marrant, je suis content que tu vois ce genre de trucs, dans le sens où c’est pas du tout volontaire. Le clip a été pensé pour donner des pistes aux gens, leur faire comprendre qu’il y avait des liens et peut-être une histoire mais que c’était un peu à eux de la trouver. C’est pas du tout à son niveau évidemment, mais dans la démarche c’est assez Lynchien. Je suis fasciné par la mécanique narrative d’un film, j’aime comprendre comment un film arrive à me faire ressentir des choses. Lynch est l’un de mes modèles de réalisateur. Je me suis retapé Mulholland Drive il n’y a pas longtemps, c’est impressionnant. Tu ne comprends rien, mais quand tu le regardes, tu es fasciné. L’incompréhension suscite la fascination. Ton cerveau a besoin de faire des liens, de faire des connexions et de comprendre le truc. Si je te raconte une histoire que tu ne comprends pas, tu vas bloquer dessus. Paradoxalement, Freud disait dans L’Interprétation des rêves que si l’on ne se souvient pas de ses rêves, c’est parce qu’on ne les comprends pas. Par exemple si je te dis une phrase dans une langue qui t’est étrangère, tu ne vas pas réussir à la retenir parce que tu ne l’as pas comprise. Si je t’en dis une en français, tu vas être capable de la retenir car tu vas en comprendre la mécanique. Et je me suis rendu compte de ça avec Lynch : j’ai beau avoir vu ses films plein de fois, je suis incapable de te redire ce qui s’y passe. Au-delà d’une scène ou deux, je suis incapable de te redire la mécanique parce que je ne l’ai pas comprise. J’ai revu L.A. Confidential il n’y a pas longtemps, après quinze ans, et j’étais capable de te dire quelle scène suivait dans le film, parce que j’en avais compris la mécanique. De là c’est simple, mais quand tu ne comprends pas c’est très dur de le retenir. Même si je ne caresse pas encore ce truc-là, c’est quelque chose dont j’aimerais m’approcher. Ce truc un peu nuageux, duquel tu n’arrives pas à saisir quelque chose de précis mais qui va te faire ressentir quelque chose de fort, te fasciner, et qui paradoxalement risque d’être difficile à se rappeler.
J’en reviens au clip. A la base tu as deux types dans un bowling, dont un gars qui a l’air complément désinvolte. The Dude est peut-être l’un des personnages les plus désinvoltes de l’histoire du cinéma. Ahmad a cette manière de poser très lâchée, très nonchalante, qui colle au truc. Tu as donc ce personnage du Dude, très détaché, qui à un moment enlève son peignoir et tu vois alors qu’il est plein de tatouages. C’est toujours cette histoire d’apparence. Au plan suivant, tu vois le mec en costard qui le regarde d’un air hautain comme si il disait : « Moi je suis en costard, toi t’es en peignoir, t’as l’air dégueulasse », alors que finalement, c’est ce mec en peignoir qui va le tatouer derrière. Techniquement il n’y a pas d’histoire, mais ça a été pensé dans le sens : « J’ai envie que les gens le pense, et qu’ils la trouvent eux-mêmes ». Donc ce que tu dis, ça me fait plaisir, ça veut dire que toi tu as eu cette démarche d’y trouver une histoire, qui n’est pas la mienne [Rires], ce sont les hasards du montage finalement. 50% de la réalisation d’un clip se fait au montage. Et je trouvais ça plus classe de commencer le clip par un spare plutôt que par un strike.
« Big Ben » – Ahmad X Lartizan (2012)
A : On en arrive à « Big Ben », ton troisième clip toujours pour Ahmad. Il est particulièrement opaque et difficile à décrypter, qu’est-ce que tu as voulu retranscrire à travers lui ?
SL : Un jour, Ahmad voit un clip de Dick Rivers qui venait de sortir récemment, et il me dit : « Le mec est has been, mais il a de la classe. J’adorerais faire un clip dans lequel Dick Rivers pose mon texte ». Sur le coup, même si l’idée est marrante, je suis à peu près persuadé que c’est un cauchemar à mettre en place. Il faut trouver le gars, le faire accepter car j’imagine – peut-être à tort – qu’il n’a pas forcément une haute estime du rap. Il faut lui faire apprendre le texte, il a peut-être des exigences derrière, et ça me semblait un peu compliqué. Par contre, j’aimais bien l’idée de faire rapper le texte par quelqu’un d’autre. Vu que la tête d’Ahmad n’est pas encore énormément connue, je me dis que ça ne sert a rien de faire rapper son texte par un mec inconnu. Le but, c’est quand même qu’on comprenne que ça n’est pas la tête du chanteur.
De là, je pars sur l’idée d’une fille, en essayant d’éviter les clichés de la fille hip-hop avec une casquette, un jean large… Toujours dans cette idée d’apparence, dans la continuité de « Mastermindzz », je me dis qu’une fille en tailleur ça pourrait le faire. Il y a une partie de moi qui aime bien le côté destructeur des choses. Quand tu regardes cette fille en tailleur, tu t’imagines facilement une situation sociale, qu’elle a une place dans la société, qu’elle bosse… Et j’aime cette idée selon laquelle la destruction n’est pas réservée aux gens qui n’ont pas grand chose. Je trouve que c’est finalement plus dur de se détruire quand tu as beaucoup à perdre en fait. Tout ça c’est très vaste, c’est une idée générale du clip. Avec un personnage, tu peux déduire beaucoup de choses. En faisant ce clip, j’ai surtout pensé à « Yonkers » de Tyler the Creator, je suis à peu près dans la même esthétique, avec un fond blanc très blanc, sans image de contraste, et une ambiance très autodestructrice. C’est un peu une réinterprétation. Son opacité est très volontaire. Je voulais décontenancer les gens, que ça fasse bizarre de voir une fille poser avec une voix d’homme. Je voulais rendre la chose inconfortable pour le spectateur. C’était un peu quitte ou double, je me suis dit que les gens allaient adorer ou détester. Jusqu’au jour où il est sorti j’ai assez stressé sur la manière dont il allait être perçu. Heureusement la plupart des gens m’ont donné d’excellents retours, ont dit qu’il y avait une vraie démarche artistique, qu’ils n’avaient pas forcément compris et qu’ils le regardaient du coup plusieurs fois. J’espère avoir atteint avec ce clip là cette volonté de fasciner.
A : C’est pour cette raison que c’est ton préféré [NDLR : Steve nous l’avait affirmé avant l’interview], parce qu’il s’approche le plus de ce que tu cherches à produire ?
SL : Je pense que c’est celui que je préfère parce qu’il ressemble complètement à ce que j’avais en tête avant de le tourner. C’est rarement le cas quand on fait du clip.
A : Ce clip signe le retour de l’homme au masque à gaz, que tu joues d’ailleurs. Tu peux nous dire ce qu’il symbolise ?
SL : Il faut savoir que beaucoup de choses sont dues au hasard. A la base, j’ai une volonté sur les clip d’Ahmad qui est de les lier les uns aux autres…
A : Pourtant il n’apparait pas dans « Mastermindzz ».
SL : Exactement, mais par contre tu as un costard ! Sur « Hôtel Bilderberg », on avait fait un clin d’oeil au clip d’avant [NDLR : « Mon polo »] avec le mec au parapluie. Même si je n’ai pas fait ce clip, ça me faisait plaisir de faire un rappel dessus. En fait, « Big Ben » a été tourné après « Mastermindzz » mais est sorti avant, et j’ai décidé sur « Big Ben » de faire un rappel du masque à gaz qu’on avait déjà sur « Hôtel Bilderberg ». J’ai voulu l’esthétiser avec un costard, je trouvais que ça collait super bien. C’est toujours cette idée de paradoxe. Le masque à gaz, c’est la survie, le costard, c’est la place acquise dans la société. Et dans « Mastermindzz » tu as donc le costard qui réapparait. La volonté n’est pas de lier tous les clips entre eux, mais de faire en sorte que chaque nouveau clip ait un lien avec le précédent. Dans « Mastermindzz » tu as une cassette par exemple, et il y a de fortes chances pour qu’une cassette vienne se balader dans le prochain clip d’Ahmad…
A : En sachant qu’Ahmad a une écriture très « athématique », comment tu relies l’image à son écriture ? Comment se passe l’élaboration d’un clip entre vous ? Tu apportes ta vision, ou il a déjà une idée de ce qu’il veut ?
SL : C’est très marrant parce qu’on a une manière très similaire d’aborder les choses. Ahmad, il fait de la synesthésie. Il va faire un morceau et il va te dire : « Ce morceau il est genre velours » ou « Ce morceau, il va être orange » [Rires]. Tu vois ce que je veux dire ? Il va associer un mot, une sensation ou une couleur à un morceau. « Big Ben », je trouve que c’est un morceau très arrogant. C’est pas de l’égotrip. « Je triomphe à mes heures perdues », c’est le genre de phrase qui dégage quelque chose de très arrogant. J’ai donc cette idée générale qui se détache du morceau, et c’est dans ce sens là que je vais creuser. « Hôtel Bilderberg », c’était pour moi quelque chose de sauvage. « Mastermindzz », il y avait beaucoup de classe et de savoir-faire dans ce morceau, c’est pour ça que je parle du bowling et de la précision.
Ahmad ne va pas spécialement vouloir un scénario, ou que j’illustre ses propos, il va vouloir que je retranscrive la chose à ma manière. Il a été très surpris par « Big Ben ». Il faut savoir que je ne lui avais rien dit. Je lui avais juste dit : « Je vais faire rapper une nana à ta place, j’aurai pas besoin de toi, fais moi confiance », et il a découvert le clip quand je lui ai montré le montage. Il a été très décontenancé, mais au final, même si ce n’est pas son préféré il me dit : « C’est le clip le plus fort que j’aie, en terme d’impact ». Ahmad me fait vraiment confiance, il n’angoisse pas quand il me laisse ses clips, alors que pour certains artistes ça peut être compliqué de laisser l’un de ses morceaux à un réalisateur. On a les mêmes références, je sais exactement ce qu’il veut ou pas, je sais qu’il y a des trucs que j’aime et qu’il n’aime pas du tout. Donc en général ça va être des mots tout cons, on va parler d’un truc, d’un lieu, et il va voir ce que j’ai en tête. C’est vraiment de la synesthésie qu’on partage, dans la manière dont on va élaborer les clips.
« Saturn » – Vicelow (2012)
A : « Saturn » pour Vicelow est ta quatrième réalisation. Ce qui est drôle à ce sujet, c’est que si on m’avait montré tous les clips de la Blue Tape 2.0 en me disant que tu en avais réalisé un, c’est le dernier qui me serait venu à l’esprit…
SL : Sûrement parce que c’est celui que j’ai le moins réussi je pense. Je suis complètement passé à côté de ce que je voulais faire. Ca me frustre un peu, parce que c’était peut-être mon idée la plus forte. J’avais un concept presque plus marqué que celui de « Big Ben ». Le problème, c’est le manque de temps. On n’a eu qu’une journée de tournage pour réaliser une idée peut-être trop ambitieuse. Vicelow, je l’ai rencontré au End of the Weak, où on était dans le jury tous les deux. On a discuté, il avait déjà vu « Hôtel Bilderberg » qu’il avait kiffé et il m’a proposé de bosser avec lui. Il voulait que je fasse « Hip Hop Ninja » au début, et au fil des discussions je me suis arrêté sur « Saturn ».
J’avais envie de faire un truc sur le refus de la célébrité, pas en elle-même mais telle qu’on nous la propose en ce moment. Le truc commence sur cette espèce de clip dans le clip que tu vois au début en noir et blanc, avec un gros plan très basique, et assez rapidement Vicelow pousse la caméra, sort du tournage et refuse ce clip en noir et blanc. Dans mon idée, je voulais que le clip soit intégré visiblement dans plein d’endroits, je voulais que les gens dans la rue l’aient sur leur iPhone, je voulais qu’il y ait des affiches que lui aurait déchirées, je voulais qu’il éteigne les télés qui jouaient le clip dans les magasins…
A : On les voit encore à la fin ces télés…
SL : En effet, mais du coup c’est tellement espacé que tu n’arrives pas à ressentir le truc. Je voulais que ce soit un pied de nez au clip commercial en le faisant ressembler à un clip très conventionnel justement. C’est là où je suis passé à côté du sujet, le thème était assez fort, il y avait une bonne idée derrière que je n’ai pas réussie à mettre correctement en images. Il reste un espèce de squelette, mais par manque de temps je n’ai pas pu retranscrire ce que je voulais. Je pense qu’il est loin d’être dégueulasse, mais de tous mes clips c’est clairement celui que je regarde avec le plus d’amertume.
On devait également faire les deux versions de « Nouvel automne » ensemble, où j’avais aussi un concept fort et très ambitieux pour lier les deux clips. Malheureusement, pour une question d’agenda Akhenaton ne pouvait pas être présent. De là, on s’est rabattus sur un seul des deux morceaux, la version originale avec Deen Burbigo et Némir, où je ne pouvais plus adapter mon concept et où il a fallut que je repense des trucs… Par peur de refaire un truc à côté du sujet pour Vicelow, j’ai préféré ne pas le faire.
« Stress » – Artik (2012)
A : La suite se déroule aux côtés d’Artik. Comment a été réalisé le clip de « Stress » ? Le concept est plutôt risqué, ça laisse peu de possibilités en terme d’image.
SL : Je vais déjà rendre à César ce qui appartient à César, c’est Artik qui a eu l’idée de faire un clip enterré vivant. Moi j’avais proposé de faire un truc dans une boîte qui était en mouvement, avec la caméra dessus, pour donner l’impression qu’il se déplaçait contre la gravité. Mais son idée m’a tout de suite parlé, surtout que j’avais vu Buried peu de temps avant. C’est pas un film qui m’a énormément marqué, dans son histoire c’est un peu une arnaque, mais sa mise en scène est impressionnante. Dans ce film, le mec enfermé a un téléphone et s’en sert pour essayer de prévenir des gens. Dans le clip, le téléphone permet à Artik de s’enregistrer. C’est en fait une référence à une iPhone session. Le morceau « Stress », ce sont deux couplets dont le premier est tiré d’une vidéo où tu vois Artik faire un instru sur iPhone, écrire un texte sur iPhone, l’enregistrer sur iPhone et clipper le truc avec iPhone. On a voulu faire un clin d’oeil à ça, ainsi qu’à Kill Bill vol.2 évidemment.
On a fait le clip chez moi en fait, on a acheté des planches, et on a fabriqué un espèce de cercueil amovible. Le truc impératif, c’était d’avoir un chef opérateur qui pouvait donner le bon aspect aux lumières. On n’aurait rien vu avec juste un briquet et un téléphone, il nous fallait des lumières qui puissent simuler le côté briquet, et des néons qui puissent simuler le côté téléphone. Artik a pas mal souffert pendant le tournage. Il a passé son temps allongé sur des planches, il se brûlait souvent, a un moment il a plus ou moins pris feu [ Rires ]. Pour nous c’était facile on était posés, mais lui a vraiment morflé. C’est dur en plus pour un rappeur de rapper dans une position à laquelle il n’est pas habitué, il était allongé tout le temps, il n’avait pas la même gestuelle…
A : Surtout qu’il est assez expressif habituellement.
SL : Oui il a une gestuelle très affirmée. L’autre truc qui a été compliqué, c’était d’être dans un endroit aussi fermé et de ne pas pouvoir faire le plan de coupe que je peux faire d’habitude dans un clip. A part le filmer lui, le briquet, ses pieds, je ne pouvais pas faire grand chose. Artik a fait beaucoup du travail de par son jeu d’acteur, et j’ai eu de la chance d’avoir eu mon ancien pote de fac Nicolas Cadart en tant que chef opérateur et Kévin Vincent en tant que cadreur, qui m’assistent souvent et qui ont fait un super taff dessus.
Un peu par malchance, quand le clip sort, un type est venu nous insulter sur YouTube en nous disant : « Bande de bâtards vous avez pompé mon clip ». On n’avait pas vu le sien, et très franchement si ça avait été le cas, on ne l’aurait pas fait parce que ça ne m’intéresse pas de faire un clip qui a déjà été fait. Par contre en toute objectivité, je pense que son clip est clairement moins bien. Déjà, il n’avait pas de chef opérateur. Le type est noir, dans le noir [Rires] avec un briquet et tu vois vraiment rien, t’as deux minutes de noir dans tout le clip. Ensuite il y a beaucoup de plans extérieurs, et tu perds complètement le côté claustrophobe alors que c’est le principe même de la chose, cette peur primale d’être enfermé sans savoir ce qu’il y a à l’extérieur.
A : Tout comme Ahmad, Artik est quelqu’un qui s’inspire beaucoup du cinéma. Les morceaux « Black Swan » ou « Je suis une légende » sont là pour en témoigner. C’est important pour toi d’avoir ce genre d’affinités avec les gens avec qui tu bosses ?
SL : Oui complètement. C’est même impératif. J’ai eu une mauvaise expérience sur un clip que j’ai fait pour Gaiden, où je n’avais plus affaire à lui après le tournage mais à son directeur artistique, avec qui je n’avais pas du tout les mêmes influences. Du coup, on n’était absolument pas d’accord sur le montage du clip. J’ai été taxé de réalisateur qui se branle un peu, tu vois. On m’a dit : « Oui tes plans c’est de la branlette, les 12-25 vont pas comprendre ». C’est là où je me suis rendu compte que ne pas avoir de références en commun avec quelqu’un avec qui tu bosses, c’est quand même assez compliqué. Du coup j’ai abandonné le clip, je l’ai refilé à d’autres personnes qui ont refait le montage, et qui à mon sens ont supprimé tous les éléments intéressants du clip. Il ne ressemblera pas du tout à ce je voulais faire à la base, donc je ne mettrai pas mon nom dessus.
Ce genre de situation, je n’ai pas envie que ça se reproduise. Travailler avec des gens comme Ahmad ou Artik, qui sont cinéphiles, ça permet de savoir de quoi on parle. Quand je leur montre un montage, je n’ai pas à angoisser. On sait de quoi on parle. Et quand je leur fais un clip, il y a très peu de modifications. Artik fait du clip aussi, c’est important de le préciser, donc il sait doublement de quoi on parle. Quand je lui montre les clips de « Stress » ou « Respecte ça » et que je n’ai qu’un ou deux plans à modifier après le premier montage, je suis content. Alors que quand je vais faire un clip pour quelqu’un d’autre, qui va avoir moins de références, va moins s’y connaitre et va te faire changer une vingtaine de plans, tu te dis que tu n’as pas forcément affaire à quelqu’un qui sait de quoi il parle, et ça peut être compliqué. T’es un peu obligé de justifier tous tes choix, alors que quelqu’un avec des influences va comprendre ce que tu fais.
« Respecte ça » – Artik feat. Alpha Wann (2012)
A : Ton dernier clip en date, « Respecte ça », est le deuxième pour Artik. On remarque qu’il n’est pas référencé contrairement aux autres et mise davantage sur l’esthétisme. C’est pour mieux coller au côté « banger » du morceau ?
SL : Alors, on était avec Artik en train de reparler d’un autre clip et Romaric de Noir City [NDLR : le label d’Artik], qui commençait à avoir une esthétique assez marquée au niveau du noir et blanc, m’envoie un clip et me dit : « Est-ce que tu serais chaud de faire « Respecte ça » sur ce modèle ? ». Je l’ai regardé une fois, pas plus, pour en saisir l’ambiance sans m’en inspirer de trop. Mais c’est vrai que le clip n’est pas du tout référencé, c’est l’une des rares fois où on m’a envoyé un modèle pour que je le fasse à ma sauce. Il y a une micro-référence dedans qui s’est faite au montage, je pensais que je serais le seul à la voir mais une personne m’a fait la remarque en me disant : « Eh pas mal la référence ». Ça se passe au deuxième plan, lorsque j’apparais de dos et que la veste s’écarte de l’objectif pour laisser apparaître le décor. C’est une petite référence à Hitchcock dans le film La Corde.
A : Il faut le savoir en effet !
SL : Je l’avais montré à Artik, il m’avait dit : « Ouais c’est mortel mais personne le verra ». Au final quelqu’un l’a quand même vu et j’en suis assez content. Après, si c’est vrai qu’il n’est pas référencé, il reste quand même facile à distinguer. C’est quelque chose que je recherche dans mes clips, qu’on sache immédiatement duquel on parle. Pour « Respecte ça », je pense que la plupart des gens diront : « C’est le clip avec le baby-foot ». C’est con, mais je pense qu’il n’y a pas des centaines de clips de rap avec un baby-foot, donc il y a quand même quelque chose qui le distingue. Au final, c’est peut-être le clip le plus hip-hop que j’ai pu faire. C’est celui qui pour moi ressemble complètement à un clip de rap, et ce sera peut-être le seul que je ferai dans le style. Il fallait que j’en fasse au moins un, je suis content que ce soit celui-là, et que ce soit avec Artik.
A : En regardant tes clips pour Ahmad et Artik, j’ai toujours cette impression que les morceaux s’offrent une nouvelle vie, une nouvelle dimension. A côté de ça, je trouve aussi que beaucoup de réalisateurs se contentent de peu et livrent des clips souvent très conventionnels… Chercher à rendre l’image indissociable du son, c’est ton credo ?
SL : Alors, je ne pense pas que les réalisateurs se contentent de peu, je pense que ce sont les rappeurs. Je pense même que la plupart des réalisateurs ont certaines envies, et que les rappeurs n’aiment pas prendre trop de risques. Il y a toujours cette histoire de street credibility, tu sais. Tu peux arriver avec plein d’idées, tu n’es pas vraiment maitre de ton projet, de par le fait que tu mets en image la musique de quelqu’un. Tu ne seras jamais vraiment décisionnaire en fait, sur un clip. Tu peux avoir plein de trucs en tête, l’artiste préférera avoir une vidéo normale pour diffuser sa musique, plutôt qu’une vidéo risquée qui va leur faire peur. C’est toujours la même histoire. Je pense que le réalisateur est un artiste, mais sûrement l’artiste dans la position la moins enviable parce qu’il est obligé de répondre aux attentes d’un autre artiste. Surtout dans le rap en fait, toujours à cause de cette street credibility . D’où la prise de risque que pouvait représenter « Big Ben » par exemple, je pense qu’il n’y a pas forcément beaucoup de rappeurs qui auraient accepté ce truc là. A un moment, même si ça a déjà été fait d’ailleurs, je voulais faire un clip où deux rappeurs changent leur play-back. Mais pareil, ça passe mal, les gens ont envie que ce soit leur tête qui soit sur leur texte. Idem pour les ambiances, tu ne peux pas mettre n’importe quel type d’ambiance sur du rap, donc ça devient un peu compliqué.
C’est pour ça que j’aime voir un clip comme le « 64 mesures de spleen » de Jazzy Bazz par exemple, parce que je pense que 95% des rappeurs auraient refusé le concept. Alors que lui ose faire ça avec la médiatisation qu’il a en ce moment. J’aime bien citer « On gère » de Deen Burbigo aussi. On aime ou pas le morceau, mais il y a un travail sur le clip. Techniquement il est assuré, et je trouve qu’il y a une démarche artistique dedans, ce qui devient rare en fait. Je suis sûrement moins fort techniquement que beaucoup de réalisateurs, mais j’essaye toujours de ne faire qu’un avec la musique, et je pense que c’est l’un des trucs qui fait que j’arrive à faire des clips qui plaisent. La diffusion de la musique a beaucoup évolué ces dernières années, et la vidéo est devenue quasiment indissociable d’elle. Avant tu pouvais faire un album et ne pas sortir un seul clip dessus, c’était pas grave, ton album pouvait se vendre. Un album sans clip aujourd’hui, je lui souhaite bon courage pour faire des ventes. De là, soit tu utilises ta vidéo comme un simple support de diffusion de ta musique, soit tu y réfléchis comme un objet à part entière. Moi j’essaie de concevoir le clip comme un objet à part entière, je veux que les gens qui écoutent la musique aient les images du clip en tête. Tarantino disait qu’il ne peut pas commencer à écrire son scénario s’il n’a pas trouvé sa musique. Je fonctionne un peu pareil. J’ai très rarement des idées pré-conçues, c’est la musique qui va me donner des idées et c’est ce qui fait que mes clips sont très imprégnés. Je ne fais pas du clip par dépit. Il y a des gens qui veulent faire de la vidéo et pour qui le clip est juste une bonne porte d’entrée. Je fais du clip parce que j’aime ça, que j’aime la musique, que j’ai envie de lui rendre service et de rendre service aux artistes. Des mecs comme Ahmad ou Artik, j’ai envie qu’ils décollent. A partir de là, je sais que je vais me donner pour eux.
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