DJ Premier
Chris Martin A.K.A DJ Premier partage avec nous ses souvenirs et retrace son parcours. Celui d’un jeune Texan mélomane, bricoleur et curieux, progressivement devenu une icône incontestée et symbole d’une certaine identité musicale New-Yorkaise. Rencontre avec un monument où il est notamment question de 45 tours, de Guru, de mixtapes et de Headqcourterz.
Abcdr Du Son : Tu as grandi au Texas. Quel genre de musique écoutais-tu ?
DJ Premier : J’écoutais tous les grands standards de la musique noire sortis avant que le hip-hop ne débarque. Toutes les sorties de la Motown : The Temptations, les Jackson 5, Stevie Wonder, Marvin Gaye, etc. J’aimais bien Al Green, Curtis Mayfield, Barry White, Aretha Franklin, Natalie Cole, Grover Washington, Booker T & The M.G.’s, The Bar-Kays. C’est ce que nous écoutions à l’époque, il n’y avait pas encore le… [NDLR : Il fait du beat-box]. Ça n’existait pas encore, donc on écoutait ces trucs-là.
A : As-tu commencé à collectionner des vinyles quand tu étais jeune ?
P : Oui, des 45 tours, juste des 45 tours. Quand j’étais gosse j’étais fasciné par la façon dont le disque tournait sur la platine, comment le bras bougeait, la tête de lecture qui retombait pile sur le disque. J’étais vraiment branché mécanique, je réparais tout dans le quartier. En grandissant, je me suis intéressé de plus en plus à la musique. Ma mère était prof d’art, elle nous faisait écouter beaucoup de musique, des trucs très différents les uns des autres. Elle peignait aussi. Il y avait beaucoup de créativité artistique autour de moi.
A : Donc il y avait toujours de la musique en fond sonore ?
P : J’avais deux sœurs plus âgées, qui écoutaient aussi de la musique. Ma sœur aînée était plutôt dans la musique rock, donc j’entendais The Eagles, Carly Simon, Osmon Brothers, The Bee Gees… Puis AC/DC, Rush… Elle écoutait des trucs assez violents. Van Halen, aussi.
A : Quand et comment tu as découvert le hip-hop ?
P : J’ai découvert ça vers dix ou onze ans, quand je suis allé à Brooklyn pour passer l’été chez mon grand-père. Il m’emmenait toujours voir des matchs de baseball, c’était son sport. Il jouait aussi dans un groupe de jazz. Il jouait plein d’instruments : de la guitare, de la trompette, de la basse et du trombone. Il était très fort et ça me fascinait de le voir jouer comme ça. Un jour il m’a emmené à un match des Yankees, et après, comme toujours, on est passés par Time Square. Il y avait tous ces gamins en train de breaker, un mec avait ramené ses platines, il scratchait et balançait des breakbeats.
Je le regardais et je me demandais : « Comment il fait ça avec deux disques à la fois ?« . Je restais assis, c’était impressionnant de voir la manifestation physique du hip-hop, avant même que les disques de musique hip-hop n’existent. Il balançait juste des breakbeats, celui de ‘It’s just begun’, de ‘Cavern’ [NDLR : il fredonne la ligne de basse]. Quand j’ai vu ça je me suis dit « Je veux faire ça aussi« . Je me souviens, mon grand-père disait « C’est pas quelque chose dont tu peux vivre« . C’était vraiment au tout début du mouvement. En 1977 je crois, parce que j’étais à New-York au moment de la grande panne d’électricité. J’avais quinze ans à l’époque. C’était la première fois que je partais tout seul, parce que mes sœurs en avaient marre d’aller à New-York chaque été. Moi je voulais toujours y aller, j’étais très proche de mon grand-père, et du coup ce séjour m’a encore plus motivé à partir là-bas chaque été.
Je voulais faire partie de ce mouvement. Le hip-hop a commencé ensuite à arriver dans les médias, il y a eu « Rapper’s Delight » de Sugarhill Gang, le premier gros disque. La même année, The Treacherous Three ont sorti « Body Rock », Spoonie G « Spoonin’ Rap ». Je ne possédais pas ces disques, mais je les avais entendus.
« Quand j’étais gosse j’étais fasciné par la façon dont le disque tournait sur la platine, comment le bras bougeait, la tête de lecture qui retombait pile sur le disque. »
A : Quand tu revenais de New-York, tu ramenais des tapes dans le Texas ?
P : Quand j’ai fini le lycée, je suis allé à l’Université. Là-bas j’ai rencontré Gordon. Je lui ai expliqué ma passion, ce que je voulais faire, et on est devenus bons amis. Son frère lui envoyait pleins de mixtapes de Red Alert ou Marley Marl. Je lui volais parfois [NDLR : Gordon présent dans la pièce éclate de rire]. Son frère l’appelait et lui disait « Yo, il y a un nouveau disque qui tourne, d’un mec qui s’appelle Milk D, j’étais en cours avec lui » [NDLR : Premier se met à rapper la première mesure du « Top Billin' » d’Audio Two].
Chaque semaine il y avait des nouveaux trucs qui arrivaient. Que des 12″, pas d’albums. On appelait ça des « singles disco », parce qu’à l’époque le disco était la seule musique à être pressée sur des 12″. A l’époque, les disques de rap duraient quinze minutes. Celui de Spoonie G, de Treacherous Three, T-Ski Valley… Tout le monde utilisait de vrais instruments au début. Puis la boîte à rythme est arrivée et s’est imposée. Je voulais savoir quelle boite à rythme ils utilisaient tous. Jazzy Jay, Rick Rubin, Mantronix, Marley Marl… J’économisais pour en acheter une moi aussi. J’avais commencé comme DJ, et tout ce qui m’importait c’était les disques. Mais je devenais de plus en plus intéressé par la production.
J’étais en troisième année à l’université quand j’ai décidé de déménager à New-York. J’ai fait mes bagages. Ma famille pensait que je faisais un mauvais choix, mon grand-père me disait que New-York était trop grand pour moi, que j’allais me faire manger. Il était surtout inquiet pour ma sécurité. New-York est une ville de dingues. Je me souviens la première fois que j’ai vu un mec se suicider en se jetant sous une rame de métro… On a vu le gars courir vers la rame, on a essayé de le retenir, mais c’était trop tard. Son bras a volé d’un côté, son corps de l’autre.
A : Quand est-ce que tu t’es installé à New-York ?
P : En 87.
A : New-York était une ville plutôt dangereuse à cette époque ?
P : Carrément ! C’était super chaud. Aujourd’hui, il y a les Crips et les Bloods. Mais tu ne peux pas comparer ça avec les années 80, c’était vraiment violent.
A : C’était l’époque du crack…
P : Ronald Reagan mon pote.
« Step in the Arena, c’est le premier disque sur lequel j’ai vraiment fait mes beats tout seul. »
A : Quand as-tu commencé à travailler sur des samplers ? Qui t’a enseigné comment t’en servir ?
p : King of Chill. Tu sais qui c’est ? Audio Two. The Alliance aussi, MC Lyte. Je bosse toujours avec lui aujourd’hui. Il m’a appris à me servir du sampler que j’utilise toujours aujourd’hui. J’ai aussi appris pas mal de trucs via Large Professor, Showbiz, Pete Rock… Ensuite, ça a été à mon tour d’innover, d’amener le sampling à un autre niveau. On a tous commencé à entrer en compétition, on allait les uns chez les autres, on se faisait écouter nos nouveaux beats. Large Professor venait chez moi, dans le Bronx, où j’avais déménagé. Guru sortait avec une fille qui était partie en Californie pour un an. Elle avait un appartement dans le Bronx, qu’elle nous a laissé pendant son séjour sur la côte ouest. C’est durant cette période que j’ai rencontré Melachi the Nutcracker de Group Home ; Smiley the Ghetto Child, Panchi de NYG’z. De relations fortes se sont créées, c’est comme ça que la Gang Starr Foundation est née.
A : Ta première apparition sur disque, c’était sur l’album de Lord Finesse & DJ Mike Smooth ?
P : Lord Finesse, ouais.
A : Comment c’était de bosser sur cet album ? Quels souvenirs gardes-tu de cette période ?
P : Je n’étais pas très bon producteur à l’époque, j’avais encore des choses à apprendre. Je savais comment faire des démos sur un quatre pistes, mais c’était tout. Lord Finesse avait déjà une petite expérience, donc il m’a appris quelques trucs. On a commencé à bosser sur The Funky Technician, j’ai progressé et on a pu se mettre à travailler sur Step in the Arena. C’est le premier disque sur lequel j’ai vraiment fait mes beats tout seul. Il y avait notre ingénieur, Guru et moi. Ils m’aidaient tout de même en gérant la boite à rythme de temps en temps.
A : Comment as-tu rencontré Guru ?
P : Gang Starr avait un single, « Bust a Move », produit par 45King. Red Alert le jouait souvent, je l’ai entendu et je trouvais que ça sonnait différemment du reste des disques de l’époque. Je voulais savoir qui était Gang Starr. J’ai parlé à Guru, il a vu que je connaissais son disque. On a eu une conversation intéressante, et il m’a dit qu’il aimerait beaucoup bosser avec moi. On s’est donné rendez-vous à un festival Tuff City. Sur scène, il y avait Kool G Rap, Melle Mel et Busy Bee, Ice Cream Tee de Philadelphie. Une bonne soirée. Guru et moi on a fumé de l’herbe ensemble, je me disais que ça avait l’air d’être un gars cool. Il m’a dit « J’aimerais vraiment avoir quelques unes de tes prods pour mon album« . Je lui ai dit que je ferais quelques beats pour lui, mais qu’il pouvait aussi faire quelque chose pour moi.
A l’époque, j’avais un groupe avec un autre MC. J’avais essayé de démarcher le label où Gang Starr était signé, mais le boss, Stew Fine avait accepté de me signer moi mais pas mon MC. Du coup, j’avais refusé. J’ai demandé à Guru de convaincre son patron de changer d’avis, mais il m’a dit qu’il faudrait que je voie ça directement avec lui. Il n’y avait rien à faire, Stew Fine [NDLR : Boss de Wild Pitch] n’aimait pas ce que l’on faisait. On a fini par se séparer. Le MC avec lequel je bossais s’était engagé dans l’armée, je n’allais pas attendre quatre ans qu’il revienne. J’ai donc dit à Guru, « si vous avez besoin de moi dans le groupe, je suis disponible« . C’est comme ça que j’ai intégré Gang Starr.
A : Comment le studio D&D a-t-il été créé ?
P : Le D&D existait depuis 1982, mais on n’a rencontré les gars qui s’en occupaient qu’en 1991, après Step in the Arena. Tous les disques que j’aimais, je regardais dans quel studio ils avaient été enregistrés. J’ai été au D&D avec Showbiz pour enregistrer un remix d’un morceau de Lord Finesse – « Return of the funky man ». Finesse voulait des scratchs sur le titre. C’est pendant cette session que j’ai rencontré Eddie Sancho, mon ingénieur du son. Quand j’ai entendu la qualité sonore, je me suis dit que c’était là que je voulais enregistrer mes trucs. Je suis devenu ami avec Eddie, il m’a montré comment me servir d’une MPC60. J’ai acheté sa MPC, et j’ai arrêté de bosser sur une SP12.
« J’adore faire cette émission (Headqcourterz), ça me rend dingue quand je ne suis pas là pour animer. Si je pouvais revenir tous les vendredis à New-York pour faire l’émission, puis repartir, je le ferais. »
A : Concernant tes projets actuels, à quoi peut-on s’attendre ces prochains temps ?
P : Pas mal de trucs pour Year Round Records. C’est le label sur lequel nous avons sorti la compilation de NYG’z en 2008 et l’album de Black Poet l’an dernier. Là nous avons quasiment bouclé l’album de NYG’z. Ça s’appellera Hustlers Union : Local NYG. Le dernier arrivé sur le label c’est Nick Javas, du New Jersey. Son album à venir s’appelle Destination Unknown. On lui fait faire beaucoup de concerts, comme ça le public peut mettre un visage sur ce nom et découvrir son talent en vue de l’album. Il a un bon buzz qu’on va essayer d’entretenir jusqu’à la sortie. Khaleel, un mec du Texas est aussi signé, il va sortir un album appelé Already.
A : « Opportunity Knocks » de Nick Javas, c’est comme une conversation entre lui et toi, via tes platines…
P : Ouais, dans le morceau il essaie de me convaincre de le signer, mais je lui dis que je n’ai pas le temps de l’écouter. De toute manière, je n’auditionne pas les rappeurs, ce n’est pas comme ça que je fonctionne. Donc il insiste, et je finis par lui dire « OK, montre moi ce que tu vaux, ça a intérêt à être bon« . Il lâche son premier couplet, je suis impressionné mais pas assez pour lui montrer. Alors je lui réponds par les platines, je fais la fine bouche. Il livre son second couplet, qui est meilleur, je lui fais un compliment et il s’enflamme. Je cutte « Hold it hold it just a minute« , et ainsi de suite. J’avais jamais fait un morceau comme ça, c’est vraiment original. La vidéo colle tout à fait au concept. On comprend bien l’alchimie entre Nick Javas et moi, en tant qu’amis et collègues.
A : La vidéo est faite par Tcho ?
P : Oui, par Tcho. Tu le connais ?
A : Oui. Il est vraiment doué.
P : Ouais, il est bon. Je l’ai rencontré via Gordon. C’est un grand fan de ce que l’on fait. Il ne parle pas trop anglais, mais suffisamment pour que l’on se comprenne. Il a un style à lui. Gordon c’est quelqu’un qui sait reconnaître le talent. C’est pourquoi c’est lui qui s’occupe de la gestion du label, entre autres choses.
A : Tu animes aussi une émission en direct du studio The Headqcourterz…
P : Ouais, tous les vendredis, de 22 heures à minuit, heure de la côte est. Le nom de l’émission est en hommage à mon pote Headqcourterz, qu’il repose en paix. Je joue des morceaux de rap récents, des trucs que j’aime. Si je n’aime pas, je ne joue pas. Pas de faveurs.
A : Tu as des DJs invités comme DJ Scratch, Evil Dee ?
P : Scratch me remplace de temps en temps, quand je suis pris ailleurs. DJ Eclipse, JS-1, Marley Marl, Tony Touch également. J’adore faire cette émission, ça me rend dingue quand je ne suis pas là pour animer. Si je pouvais revenir tous les vendredis à New-York pour faire l’émission, puis repartir, je le ferais.
A : Pour la faire en direct…
P : Ouais, c’est toujours en direct. Je ne veux pas l’enregistrer, je veux que ce soit en direct. Donc même si les auditeurs ne sont pas contents que je ne sois pas là, au moins c’est en direct.
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