Jimmy Jay
Révélateur de toute une génération de rap en France, Jimmy Jay avait disparu des radars peu après son divorce artistique avec MC Solaar. De retour en studio après une longue convalescence, le producteur concocte actuellement le troisième volet de ses mythiques « Cool Sessions ». Avec un altruisme intact et quelques coups de gueule à balancer.
Abcdr du Son : Qu’est-ce qui t’a motivé à revenir sur le devant de la scène avec un nouveau volet des « Cool Sessions » ?
Jimmy Jay : Il n’y a plus vraiment de structures françaises pour faire évoluer de jeunes artistes et les faire connaître. Les majors ne signent pas de nouveaux artistes – du moins c’est très rare – alors pourquoi pas le faire nous-mêmes ? Les Cool Sessions 1 ont été un tremplin pour pas mal de groupes, ça leur a permis de faire des albums, et pour certains des carrières. Moi-même, dans les démos que j’ai pu faire avec Ricardo [NDLR : ex-Lamifa, présent lors de l’interview], on a beaucoup galéré ces deux dernières années pour avoir une structure sérieuse pour travailler et soutenir nos projets.
A : Donc là, tu as choisi le chemin de l’indépendance totale…
J : Comme d’habitude ! C’est l’indépendance, comme au début. De temps en temps, il y a des signatures en major car le travail indépendant permet de développer pas mal de choses. Comme dirait mon ami Manu Dibango : c’est par les indépendants que les choses bougent, pas par les majors.
A : Quels sont les gens qui t’accompagnent dans ce projet ?
J : Nous avons Ricardo qui m’aide à faire un peu de promo et prend contact avec les radios. On fait des morceaux ensemble, mais il m’aide aussi car on est les anciens, donc quelque part on est là pour aider les jeunes. Il y a Jean-Philippe qui s’occupe de tout ce qui est Internet. Lionel Ducos pour l’aspect juridique, fabrication des CD’s, des choses comme ça. Jean Lahcène qui est surtout sur la section techno / électro / variété. On a aussi un tourneur, Pedro, et des ingénieurs du son. Il s’agit de Jimmy Jay Productions, associés avec Stic Music. En fait, je n’avais pas envie de retomber dans des loyers de studios ni une gestion très lourde à assumer. Surtout avec les problèmes qu’on a dans la musique aujourd’hui. C’est très compliqué, donc on a préféré s’associer pour avoir moins de choses à gérer. Ce sont des gens que je connais depuis une quinzaine d’années : Jean, c’est quelqu’un qui a produit entre autres Bonnie Tyler, Disco Bitch, Charles Dumont – beaucoup de styles différents. Moi, j’ai mon studio de mon côté pour faire tout ce que j’aime : rap, Rn’B, soul…
A : Tu représentes donc le pôle Rap / Rn’B d’un ensemble plus vaste…
J : Oui, Jimmy Jay Productions s’est associé avec des gens qui font aussi autre chose. Pour moi, c’est très intéressant. Ça me permet d’avoir une ouverture d’esprit sur toutes les musiques actuelles, pour ne pas rester bloquer sur une chose. Faut évoluer, quoi !
A : Un casting a été lancé pour les Cool Sessions 3. Ce casting est terminé ?
J : Non, pas du tout. Par contre, j’ai reçu beaucoup de démos, environ 1400 en quatre mois. Des fois on s’entend pas avec les gens, d’autres fois on n’est pas d’accord contractuellement, ou on n’est pas dans l’esprit Cool Sessions. Je préfère prendre mon temps. Pour moi, les Cool Sessions, c’est donner un tremplin à des artistes, leur permettre d’exister grâce à mon nom qui a une certaine ouverture médiatique. Ça peut aider à les faire avancer, mais derrière, ça n’est intéressant que si on peut développer des choses. Si c’est juste pour faire une compil’, ça non, je ne sais pas faire. C’est pas du tout l’esprit de la Cool Sessions.
A : Tu peux déjà citer des noms ?
J : Bien sûr. J’ai signé une fille qui s’appelle Loola. Elle fait de la musique soul, rien à voir avec du rap. J’ai décidé justement de faire ça pour faire voir que la Cool Session, c’est pas seulement du rap. Mélanger, avoir de l’ouverture pour toutes les musiques, et surtout ce que j’aime : le groove. De la soul, du jazz, du rap hardcore mais intelligent… Quand je vois tout ce qu’il y a de bien en musique, et que les gens n’ont aucune chance, on ne leur donne même pas le coup de pouce de base. Bon, après, ça marche ou ça marche pas, on ne peut pas tout contrôler, mais au moins avoir la chance de faire quelque chose. Il y a vraiment de très bons artistes.
A : Tu as vu éclore plusieurs générations de rappeurs. Qu’est-ce qui a changé entre les artistes de 1989 et ceux de 2009 ?
J : Rien. C’est toujours pareil. Après, il y a des gens qui s’entendent, d’autres qui ne s’entendent pas. Ils sont tous innocents quand ils arrivent dans ce métier sans en connaître les rouages et les contrats. Ceux qui en sont le plus conscients, c’est ceux qui ont déjà du métier. Là, ils savent un peu plus de quoi ils parlent, mais c’est souvent plus compliqué. Tandis que les jeunes, ils tentent leur chance, c’est ça qui est intéressant. On parle vraiment artistique. Ce que, souvent, les majors ne font pas : on fait d’abord les comptes et après on fait de l’artistique. Quand des gens viennent me parler, je ne leur demande pas 50 000 trucs, je leur demande de me faire écouter des titres. « Amenez-moi un morceau et on parle ». Mais souvent, les gens parlent mais ils n’ont pas les titres, donc là c’est un problème.
A : Quel regard tu portes sur le parcours des artistes que tu as soutenu pendant les deux premières Cool Sessions ? Il y a eu des trajectoires assez éclectiques… Qui t’a surpris ?
J : Ils m’ont tous un peu surpris, car ils ont tous plus ou moins réussi à avoir des carrières et se débrouiller, à part quelques uns. Tout ce que je leur apprenais au niveau studio et « business », beaucoup ont su s’en servir pour développer d’autres choses derrière. C’est ça que je trouve intéressant : il y a un suivi. C’est pour ça qu’on en parle encore aujourd’hui. Sans les Sages Poètes, il n’y aurait pas eu Booba. Sans Booba, il n’y aurait pas eu Movez Lang’. Kery James était dans le premier album de Solaar. Il était jeune, c’était autre chose, mais peut-être que s’il n’était pas passé par là…
A : Ton regard sur cette génération, il est plutôt bienveillant ? Quand tu vois LIM porte-drapeau du hardcore, ou Booba qui est quasiment devenu le 50 Cent français…
J : Ça me fait sourire quand c’est bien fait, mais quand ça part un peu dans du n’importe comment… Les jeunes veulent ressembler à un mec comme Booba car il a une façon bien à lui de dire les choses. Quand il dit des choses intéressantes, ouais, mais quand il dit des choses pas biens, non, je ne suis pas d’accord. Mais bon, c’est personnel.
A : Le dernier souvenir médiatique que j’ai de toi, c’est un reportage d’Envoyé Spécial à la fin des années 90. Un reportage qui a marqué pas mal de fans de rap à l’époque, on te voyait évoquer ton retrait du rap suite à des histoires d’extorsion…
J : Quand on marche, on a toujours des problèmes. Qui que ce soit . Booba ou n’importe qui, tout le monde passe par là. En général, il y a des périodes où on fait des mauvaises rencontres, surtout quand on est jeune et qu’on réfléchit moins. Mais là, Envoyé Spécial avait un peu trop appuyé là-dessus. Ils voulaient décrédibiliser le rap. A cette époque-là, c’était encore une musique incontrôlable, et elle faisait peur. D’un coup, le rap arrive, y en a partout, ça vend bien… J’ai vu LIM, il y a deux ans, il était devant Patrick Bruel dans les charts, j’ai trouvé ça énorme : Patrick Bruel, deuxième, LIM, premier. Là, j’étais content [rires] ! Ça fait plaisir. Mais cet Envoyé Spécial, c’était un peu des conneries. Bien sûr, il y a des problèmes de racket dans le milieu, mais il y a aussi des gens qui sont là pour arranger les choses. Il y a une loi, moi je suis très clean avec la loi. On fait les choses comme elles doivent être faites, on n’est pas des gangsters ! Moi, j’ai un problème, je fais comme tout le monde : une main courante.
A : Tu as toujours véhiculé l’image d’un rap ouvertement « cool ». Tu n’as pas des regrets face au durcissement opéré par le genre ces dernières années ?
J : C’est pour ça qu’on est là ! Quand j’ai entendu le nouveau Q-Tip, j’étais le plus heureux du monde. J’étais impressionné parce que le mec est bon, et en plus ça m’a fait plaisir d’avoir autre chose que du rap hardcore. Le rap, à la base, c’est pas ça. C’est « Peace, Unity, Love and Having Fun ». On graffe, on danse, c’est festif. Le rap hardcore a été véhiculé par des gens qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient, et on en est arrivé là à cause de gens inconscients. Pour moi, ça peut être très grave. Je m’en suis rendu compte quand j’avais fait ‘Le crime’ avec Démocrates D. Le titre est sorti, c’était du second degré. Une série noire : on va faire du rap comme on ferait un livre. Et personne ne l’a compris, tout le monde l’a pris au premier degré. Ça y est, en deux secondes, on était devenus des criminels. Pas du tout, c’était juste une histoire ! C’est là que je me suis rendu compte qu’il fallait faire attention à ce genre de choses.
Mais c’est aussi pour ça que je suis revenu à la prod’. Tout à l’heure, on était en rendez-vous pendant trois heures avec des jeunes qui font du rap-jazz, dansant, un peu festif. Moi, ça me fait du bien. De toute façon, si on reste dans ce délire de dirty south, machin, des trucs très hardcore – il y a des choses bien faites, bien sûr – mais si on reste dans ce délire-là, on va tuer cette musique. Et ça va arranger beaucoup de gens en major. Des gens qui ne considèrent pas le rap comme une musique.
« Bosser chez Sony ou Universal, même pour X milliers d’euros par mois, si je ne peux pas faire de musique, c’est pas cher payé. »
A : Sur quels projets as-tu travaillé depuis la séparation avec Solaar ?
J : J’ai pris un peu de vacances parce que j’avais quand même fait douze ans de production non-stop. Je dormais 4 heures par jour, j’avais 70 groupes à gérer [rires]. C’était assez compliqué. Donc je me suis un peu détendu. Rien de fou. Et puis j’ai été malade, j’ai passé deux ans immobilisé.
A : Quel rapport avais-tu à la musique pendant cette période ?
J : Je faisais de la musique chez moi. Toujours. Il y en a qui jouent à la Playstation, moi j’ai mon ordi. C’est mon truc. Mais je joue aussi à la Playstation [rires]. Il n’y a jamais eu de break. Si je ne fais plus de musique pendant une semaine, ça va plus. Chez moi, c’est une habitude, une façon de vivre. J’ai du faire 700/800 musiques depuis, il y a eu des très biens, des trucs pas biens… Mais on va découvrir tout ça bientôt !
A : As-tu des regrets ? J’ai appris par exemple que tu avais refusé un poste de Directeur Artistique chez Sony…
J : Je devais être D.A. chez Sony, mais ça ne s’est pas fait. C’était plus de la comptabilité, de la gestion d’artiste… Et en plus, je n’avais pas le droit de faire de musique, rien. Donc, moi, bosser chez Sony ou Universal, même pour X milliers d’euros par mois, si je ne peux pas faire de musique, c’est pas cher payé.
A : Et côté rappeurs, il y a des gens avec qui tu aurais aimé travailler ?
J : Ben j’ai raté Booba quand même ! J’avais payé le studio pour ses deux premiers morceaux, ‘Cash Flow’ et ‘Seul le crime paie’. Et après j’ai arrêté… J’ai raté aussi Kery James, qui a fait une carrière sympa. J’en ai raté plein. L’autre jour, j’étais dans ma chambre, je regardais les CD que j’avais, il y avait carrément des maquettes de Christophe Maé ! Tout ça, c’est des regrets, mais pas vraiment. C’est la vie, c’est pas grave. Si j’avais sorti Christophe Maé, peut-être qu’il n’aurait pas marché.
A : Booba aurait fait du « rap cool »…
J : Mais il a commencé comme ça ! C’était presque du rap comique ses premiers morceaux. D’ailleurs je fais un appel à Booba : si tu veux sortir notre morceau, on s’appelle !
A : Si tu pouvais te retrouver en studio avec lui, quelle direction tu lui donnerais ?
J : Je lui dirais « Il faut que tu refasses ton premier morceau ». Celui que j’ai caché. Celui que personne n’a. ‘Cash Flow’ ! Booba, c’est bien, mais il est dans un trip très hardcore… Moi, ça m’embête au bout d’un moment. Je ne peux pas rentrer chez moi et faire écouter ça à ma fille de 3 ans. Ni à ma femme. Elle va me dire « Attend, t’es gentil mais bon… ». Moi j’aimais bien quand il faisait des trucs marrants.
Ricardo [l’interrompant] : Oui mais il a pris de l’âge aussi, c’est pour ça… Il a grandi. Il a ce côté « je fais de la muscu »…
A : Et il n’a pas vraiment perdu son humour, il a toujours des phases d’humour noir…
J : Ha mais c’est un mec sympa, ça se voit.
R : Il a ce côté hardcore, mais c’est un mot qui est vachement galvaudé. Ça veut plus rien dire en vérité.
J : Si, il est hardcore… Quand il dit des gros mots, des insultes, des machins… C’est pas bien.
R : Je suis 100% d’accord avec toi, mais je vois comment sont les gars en banlieue. Les gamins de 14 ans, du matin au soir, c’est « Ta mère la pute ». « J’ai loupé le bus, ha sa mère la pute… » Ils se parlent comme ça ! Booba, lui, il leur ressert ça. « Je parle comme vous les gars, achetez mon skeud ».
A : Après, c’est la théorie de la poule et l’œuf. Qui a commencé le premier ?
J : C’est un manque d’éducation.
R : Oui mais si tu parles avec les mecs individuellement, ils sont posés. Mais comme tu dis, ils ne sont pas éduqués, et ça c’est très grave. Quand tu vois un gamin de 12 ans qui traîne dehors à 23 heures alors qu’il a cours le lendemain… C’est la faute des parents !
A : D’ailleurs, on rejette souvent la faute sur le rap dans ces cas-là… La polémique récente sur OrelSan en est la preuve…
J : C’est le mec qui a fait la chanson là ? Ouais, ça sert à rien…
A : La polémique ou le morceau ?
J : Le morceau sert à rien et lui non plus. Je ne le connais pas hein, mais ça sert à quoi d’insulter ? Il finira de toute façon avec une femme, et s’il a une fille, il lui fera écouter ça ? La différence, elle est là : nous, on est des anciens. Moi, j’ai 37 balais. Ricardo a dépassé la quarantaine. Ça me plaît pas qu’un mec chante comme ça. Ma fille de 3 ans n’écoutera jamais ça, c’est pas normal. C’est pas possible. En plus, faut qu’il fasse attention car ça peut lui retomber dessus…
A : Ha ben là, pour lui être retombé dessus…
J : C’est comme MC Jean Gab’1. « J’t’emmerde, j’t’emmerde… » et au final il se fait casser la gueule. Enfin bref, j’ai pas écouté le morceau, ça m’intéresse pas, mais c’est un jeu dangereux.
A : Mais ça signifie aussi que tu ne pourrais pas faire ‘Le crime’…
J : Quand j’avais 19ans, ça ne me dérangeait pas, mais au jour d’aujourd’hui non, je le referais pas. Parce que ça ne sert à rien. C’est pris au premier degré. Si les gens comprenaient au deuxième degré, ce ne serait pas grave, mais ils n’ont pas de recul. C’est de la musique qu’on fait, pas de la politique. C’est comme quand Doc Gynéco fait de la politique avec Sarkozy, ça sert à rien. C’est pas de la musique, on s’en fout, et en plus il passe pour un blaireau. Moi je veux faire de la musique avant tout. Je pense qu’on a une chance de redevenir indépendant et relancer les choses. On commence à faire du rap conscient, instruit, plus évolué et surtout plus instructif. Il faut arrêter de dire des conneries. C’est nul, c’est mesquin et ça fait même pitié.
A : Il y a eu – ou il y a encore – un conflit juridique autour des deux premiers albums de Solaar. Qu’en est-il actuellement ?
J : Alors pour ça, il faudrait lui poser la question. Moi, j’ai demandé à tout le monde de ressortir ses albums car on me le demande beaucoup, mais je ne sais pas ce qu’ils ont fait. Et comme j’ai aucun contact avec lui, je ne comprend pas du tout. Ils ont tout bloqué. A mon avis, c’est très con, et c’est sûrement pour m’emmerder. Je parle crûment là mais c’est la vérité.
A : Pourquoi avoir fait ça ?
J : Ils ont peut-être quelque chose après moi, je ne sais pas. Les deux albums étaient chez Universal, ils ne m’ont tenu au courant de rien. Et quand je cherche à savoir, dans les maisons de disque, il y a interdiction totale de me parler de Solaar. Grâce à son manager… Il y a une semaine, j’ai reçu une lettre de la cour de cassation comme quoi on n’a plus le droit de se servir des morceaux d’MC Solaar. Encore une connerie. L’imbécilité, ou un égo mal placé, je sais pas…
A : Comment vous en êtes arrivés là ?
J : C’est son manager. Quand un manager décide de faire de la musique, faut arrêter. Déjà, on ne s’entendait pas avec lui, et en plus, artistiquement, Solaar et moi on n’était plus d’accord. Donc lui il a fait ce qu’il avait envie de faire : ‘Galactica’… Je sais pas ce qu’il a fait après…
A : Après « Prose Combat », il y a eu l’album « Paradisiaque » avec ‘Gangster Moderne’, ‘Les temps changent’…
J : Ha oui, ‘Les temps changent’, j’avais oublié. Bref, moi, artistiquement, j’étais pas du tout d’accord. Je peux pas obliger les gens à chanter sur une musique à moi, et lui a voulu faire ‘Galactica’ donc…Moi, je fonctionne comme ça : je fais quand j’aime bien. Aujourd’hui, quand je reçois des gens, je leur dis clairement : si je commence à faire des choses que je n’aime pas, alors là on est pas sorti de l’auberge. On est foutu d’avance ! Après, il y a peut-être des raisons qu’il me cache aussi…
A : Le contact est complètement rompu ?
J : J’ai des nouvelles par des gens interposés, mais je n’ai pas de contact avec lui.
« Je pense qu’artistiquement Solaar est devenu hyper-nul. »
A : Sur l’Abcdr, on a tenté en vain de l’interviewer – je lui ai même écrit une lettre ouverte – et on a le sentiment qu’il est enfermé dans une bulle lointaine…
J : C’est ça le problème. C’est ce que je ressens aussi. On a des studio, on a des compositeurs de folie, il y a des choses de fou qu’il se passe… et rien. Galacticaaaaa !
A : C’est marrant, on dirait que ce morceau cristallise complètement votre « rupture »…
J : Ça ne ressemblait à rien. Pour être franc, on m’a donné le CD, j’ai écouté une fois et je l’ai jeté à la poubelle. Je ne devrais pas parler comme ça, mais on me pose tellement de questions, au bout d’un moment, ça va quoi. Là, je vais me lâcher un peu [rires] : je pense qu’artistiquement, Solaar est devenu hyper-nul. Il y a des choses super biens à faire avec des gens intéressants, mais lui il est passé à côté de tout ça. Moi, je ne peux pas travailler avec des gens qui font n’importe quoi. Solaar, c’est un mec qui écrit super bien, mais il n’a aucun choix artistique intéressant, il ne sait pas choisir les musiques.
A : Mais est-ce qu’il écrit encore bien ?
J : Je sais pas parce que je ne le vois plus, mais à l’époque, c’est un mec bien qui écrivait bien, mais niveau musique, c’est une catastrophe.
A : Ce serait un talent tombé entre de mauvaises mains…
J : Exactement. T’es en plein dedans. Je ne donnerai pas les noms parce qu’il va encore me faire chier à me téléphoner et il va me prendre la tête… Malheureusement, c’est souvent comme ça : les mecs évoluent, puis quand ils marchent, ils sont meilleurs que les autres, donc ils font tout eux-mêmes, mais ils ne se rendent pas compte que c’est chacun son métier. Moi, je fais ma musique, les mecs du juridique font la juridiction, la promo fait la promo, et ça tourne.
A : En voyant les évolutions du sampling ces dernières années, ce serait encore possible de sortir un « Qui sème le vent récolte le tempo » aujourd’hui ?
J : Bien sûr, même en major. Les gens attaquent parce que ça marche. Mais tu peux utiliser un sample demain, tant que ça ne génère pas d’argent, personne ne t’embêtera. De toute façon, tout le monde sample : Jay-Z, Kanye West… La différence, c’est qu’aux États-Unis, ils sont au point. En France, tu vas demander à une major, mais on va te dire qu’on a pas le temps. J’ai déjà eu le cas plusieurs fois : on m’a dit « non » alors que personne n’avait tenté d’avoir l’autorisation du sample. Je demande l’autorisation en France, au bout de trois mois, on me dit que l’autorisation n’a pas été donnée. J’appelle aux États-Unis, on me la donne ! Ça veut tout dire : les mecs dans les bureaux, ils ont pas envie de se faire chier. C’est terrible, mais c’est très français.
A : A l’époque du premier album de Solaar, quelles relations aviez-vous avec le monde de la musique ? Pour le rap, c’était encore un territoire vierge…
J : C’était très dur de se faire accepter, mais c’était quand même plus simple parce que le marché était ouvert. Il y avait déjà IAM. Akhenaton, qui revenait de New York, avait fait des freestyles avec des Américains en 1987 ou 1989. Quand IAM est arrivé avec la cassette « Concept », c’était fou. Les mecs avaient fait ça à New York ! Derrière il y avait eu NTM et le fameux morceau avec le sample de Marvin Gaye, c’était des tueries. Moi, j’ai voulu faire le côté cool parce que c’était mon tempérament. ‘Bouge de là’ a permis de faire le crossover, comme on dit. Passer d’un rap inconnu et lui ouvrir les portes. Quoiqu’on dise, Solaar a ouvert les portes au rap français.
A : En vingt ans de musique, en quoi ton approche de la production a-t-elle évolué ?
J : Au niveau de la gestion, de la promo, on connaît les rouages du système, donc c’est un peu plus facile. On sait comment amener des artistes qui tiennent la route en haut. Sur le plan musical, ça n’a pas changé, d’après ce que me disent les jeunes maintenant. Mais on vieillit, et même si on fait toujours des trucs biens, il y a aura toujours des petits jeunes qui viendront avec des tueries et nous en mettront plein la vue. C’est ce qui se passe en ce moment : il y a des mecs qui m’amènent 120 titres tous les mois [rires]. Des trucs incroyables. C’est ça qui me donne envie de faire les choses, et surtout d’aider des mecs qui ont envie d’avancer. Quand il y a une bonne ambiance, ça peut être super bien. Après, c’est dans la tête.
« Sans les Sages Poètes, il n’y aurait pas eu Booba. Sans Booba, il n’y aurait pas eu Movez Lang’. »
A : Est-ce que le sample reste toujours la base de ton travail ?
J : Bizarrement, oui. C’est mon truc. Maintenant, ça a évolué. Avant, on pouvait faire de la boucle. Maintenant on peut triturer, découper, faire évoluer, on peut tout faire avec un sample. Techniquement, c’est intéressant pour moi, car les nouvelles techniques apportent un plus à d’anciennes idées. Tout à l’heure, un jeune compositeur me disait qu’on reconnaissait tout de suite ma patte. Il me disait « Ha, ça c’est toi, ça aussi, ça… ». Et moi je répondais : « Ouais, c’est moi ! » [rires] C’était assez drôle. Mais bon, en même temps, au bout de vingt ans, c’est normal !
A : Est-ce que tu as eu de nouvelles sources d’inspiration ?
J : Obligatoirement. Avec l’âge, les soucis de la vie, les problèmes, la maladie, on arrive à sortir d’autres émotions. Si tu veux, au bout de vingt ans, je ne peux pas faire de musique juste pour en faire. Il faut qu’il y ait des moments d’émotion, des coups de cœur. Je ne peux pas me dire « Tiens, je vais faire une boucle, mettre une batterie… ». Tu ne peux pas contrôler la musique. Si tu cherches à contrôler la musique, t’as perdu. C’est elle qui te contrôle. Si l’inspiration est là, ça le fait, mais si elle n’est pas là, tu peux tourner dans le studio pendant vingt jours, il n’y aura rien. Tous les gens qui essaient de contrôler ces émotions, soit ils arrêtent, soit ils font de la merde.
A : Quelles sont les qualités requises pour réussir la relation entre producteur et MC ?
J : Déjà, il faut être un minimum instruit. Il faut savoir de quoi on parle dans la musique. Souvent, on fait des démos avec des gens, et on n’arrive pas à aller au bout des projets parce qu’on ne s’entend pas contractuellement. Ou au niveau artistique : la personne veut faire complètement autre chose de ce qui doit se faire. Il y a un minimum de règles. Il faut avoir l’esprit ouvert, être prêt à collaborer avec les autres. Il y a plein de paramètres qui font qu’on arrive à la réussite. Souvent, chez les jeunes, la relation artiste/producteur est souvent négative : « Ouais, lui c’est un producteur, il est là pour faire son boulot, point à la ligne. » Mais si, en même temps, si le producteur ne motive pas ses troupes qui font la promo et la distribution, ça ne peut pas marcher non plus. Il faut vraiment être ouvert, écouter et apprendre.
A : Quels ont été tes coups de cœur musicaux récemment ?
J : J’écoute beaucoup de vieilleries, mais il y a des rappeurs français que j’ai bien kiffé. Alpha 5.20, par exemple. Les premiers titres que j’ai entendus étaient vachement biens. Il y en a un qui me fait rire, c’est Seth Gueko. Un mec vraiment intéressant. En rap américain, la liste est longue, mais là j’attends « Detox » avec impatience. J’ai écouté trois titres, mais je me dis qu’à tous les coups ils ne seront pas sur l’album ! Niveau sonore, programmation, c’est carrément un autre monde. Sinon j’aime beaucoup Q-Tip… J’ai pas trop kiffé le dernier Ice Cube… Mais le problème, c’est que j’en écoute tellement, entre les démos, les samples et les nouveautés, au final tout se mélange et se bouscule. C’est assez compliqué à gérer.
A : Il y a une légende qui tourne autour de toi, c’est cette fameuse victoire au loto…
J : [il se marre] Ça c’est une vieille histoire… En fait, j’avais 17 ans, et – j’étais con quand même – je l’ai dit à la télé, sur M6. Depuis, ça ne m’a jamais lâché. Pourtant j’ai pas gagné des milliards, juste 300 000 francs. Avec une telle somme, t’achètes un Mac, une carte audio, un micro et un petit local dans Paris, et t’as plus rien. Mais c’est vrai que cette histoire, avec l’aide de mes parents, m’a permis d’avoir un local pour démarrer ce que j’avais envie de faire. D’où les maquettes d’MC Solaar, des remixs de Timide et Sans Complexe… Ça m’a permis d’accueillir des groupes comme Sléo, les Sages Po, Ménélik…
A : Tu arrives à imaginer ce qu’il se serait passé si tout ça n’était jamais arrivé ?
J : Peut-être rien. C’est comme la chanson de Snoop et Dre, ‘Imagine’. « Imagine s’il n’y avait pas eu Def Jam… ». Peut-être qu’il n’y aurait pas de Booba, pas de Kery James… Mais ça, je ne peux pas vraiment le savoir. C’est délicat comme question.
A : Pour finir, à quelle question tu aimerais répondre, et qu’on ne te pose jamais ?
J : « Et toi, comment tu vas maintenant ? » [rires]. Ben moi ça va [rires]. C’est tout con, mais ça va mieux. J’ai eu deux ans de galère. Je ne vais pas tout t’expliquer, mais quand tu sens que tu peux mourir et que t’es tout seul, dans la tête ça change tout. Tu n’as plus peur de certaines choses, ça change le concept de la vie. Peut-être que ça m’a rendu plus fort. Peut-être que si je n’avais pas connu ça, je ne relancerais pas les affaires aujourd’hui. J’aurais pu rester tranquille dans ma petite vie, pépère, au bord de la piscine… Mais non, c’est pas mon caractère. Il faut que ça bouge [rires].
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