Tepa (Les Spécialistes)
De passage incognito au Festival des Echanges Urbains de Besançon, la moitié masculine des Spécialistes a répondu spontanément à nos questions, toutes spontanées elles aussi. L’occasion de retracer avec lui toute une histoire du rap français, de « L’Invincible Armada » à la frustration des années IV My People. Une rencontre aussi inattendue que plaisante.
Abcdr du Son : Quels ont été tes premiers contacts avec le hip-hop ?
Tepa : Les tout premiers contacts, ça a été Sydney à la télé : le coup de cœur, le coup de foudre. A partir de là, on a jamais vraiment lâché le peu-ra. J’étais hyper jeune à l’époque, mais mon frère [NDLR : le producteur Mysta D] et moi, ça nous a trop marqué. On n’a pas quitté le rap après ça. Au début des années 90, quand on était au collège-lycée, on a voulu monter un groupe, c’était D.Abuz System : Mysta D et Abuz. Moi à l’époque je rappais pas, j’étais juste backeur-danseur. Et puis à force de faire des backs, tu te mets à écrire, tu fais des scènes, et c’est parti… En plus, avec Mysta D comme grand frère, c’était un peu le rap à la maison !
A : Mysta D n’a jamais vraiment eu la reconnaissance qu’il méritait, pourtant il a fait partie des meilleurs. Aujourd’hui, il a complètement arrêté la musique ?
T : Il n’a pas lâché le son, il revient avec des trucs. C’est vrai qu’il avait mis un peu la musique de côté, il était plus trop dans le délire, mais là il s’est remis à fond dedans, et ça tue. Il fait toujours des sons de fou. C’est vrai qu’il n’a peut-être pas la reconnaissance qu’il aurait du avoir – parce que pour moi c’est quelqu’un qui a fait des sons de bâtard ! Tu peux toujours les écouter aujourd’hui, la preuve que c’était des vrais sons de qualité. Mais nous, on n’a jamais été trop showbiz, genre « la grande famille du rap, on se fait des gros bisous, tout le monde couche avec tout le monde… » On ne cherchait pas s’intégrer dans une pseudo-famille hypocrite où tout le monde te cartonne par derrière. On faisait notre truc, mais dans le milieu « bizness-maison de disques« , c’était pas une bonne mentalité. [rires]
A : Au niveau de ton éducation musicale, il a du t’apporter beaucoup, j’imagine…
T : Ouais, exact. En soul, en reggae, en black music, il a une collection de fou. Surtout que lui, à l’époque, comme tous les producteurs, il samplait énormément. Donc t’imagines, il a pécho des masses de vinyles qui se sont emmagasinées chez nous… Laisse tomber, y en avait plein les placards, on savait plus où les foutre ! C’est vrai que ça a contribué à mon éducation. Et en plus, le fait de rentrer direct dans le rap avec un groupe « professionnel » – ou qui se professionnalisait – ça a compté pour moi, car j’ai pu voir évoluer D.Abuz System du premier jour jusqu’au dernier.
A : Deux frères qui kiffent le rap, ça me rappelle un peu le morceau d’Aniès, ‘Vis ta vie’, où elle raconte que son père ne tolère pas qu’elle fasse du rap… C’était un peu pareil chez toi ?
T : Nan, pas vraiment, parce que les darons étaient pas aussi relous. [sourire] Mais franchement : ouais, ça les faisait chier de se dire que les deux frangins se mettaient dans la musique. Encore un, ça va, mais deux ! Ça fait effet d’engrènement… Mais ça va, ils étaient quand même ouverts d’esprit.
A : La rencontre avec Aniès, c’est quelle époque ?
T : 1995. A l’époque, Aniès était toute seule de son côté. Elle nous avait contactés après avoir vu notre adresse dans un magazine. Elle a appelé, elle est venue, on s’est bien entendus, elle est revenue… Au départ, elle avait participé à une compilation sortie chez Barclay, Labelles. Une tournée était prévue et elle n’avait aucune expérience de la scène. Elle avait 16 ans, super jeune, donc je lui ai proposé de l’accompagner. On faisait un show à deux, et de fil en aiguille on a monté le groupe. Et ensuite on a continué jusqu’à signer avec BMG en 1999.
A : Au niveau des groupes, il n’y a pas vraiment eu d’équivalent garçon-fille dans le rap français par la suite. Ça n’ a pas du être très évident pour vous ?
T : En fait, ce qui est chelou, c’est que nous, on ne s’est pas posé la question. Mais pas du tout. C’est seulement quand on a fait l’album qu’on s’est rendu compte à quel point c’était particulier pour les gens. Alors que pour nous, c’était normal ! Absolument tout le monde nous en parlait, systématiquement. C’est là qu’on a commencé à se dire qu’on était à part, mais au départ c’était pas un calcul du tout.
A : D’ailleurs, même au niveau du marketing de l’album, le côté mixte n’était pas du tout mis en avant. C’était plutôt l’idée des « Men In Black »…
T : Ouais, c’était le petit clin d’œil : les Spécialistes, des agents secrets qui viennent tout niquer mais tu les connais pas, c’était le concept. Mais à la base, cet album-là, on l’a fait à l’arrache. On était dans un bon studio, mais ce que t’entends dans beaucoup de morceaux, c’est du spontané : on arrivait au studio, la prod’ tournait, on écrivait sur place et on posait.
A : La signature en major a eu lieu en plein milieu de l’explosion du rap français en 1998. C’est une situation qui vous a pousser à travailler plus vite, à penser single, à réfléchir à ces choses-là ?
T : Oui et non parce que mine de rien, quand t’es en maison de disques, on dit toujours qu’il y a la pression et franchement : c’est pas vrai. L’artiste, il fait ce qu’il veut. Honnêtement, quand t’entends « Untel a signé en maison de disques et maintenant il fait de la grosse daube », c’est pas la faute à la maison de disques : c’est le rappeur qui a décidé de faire de la grosse daube pour vendre ! Faut remettre les choses en place. Les maisons de skeuds, elles n’influencent pas autant qu’on le croit. Il y a beaucoup de fantasmes. Dans la réalité, tu fais ton album, parfois tu vois même pas le Directeur Artistique. Il vient pas aux séances, il s’en bat les yeuks. Au moment où tu pars au mastering, il a toujours pas écouté les morceaux. Alors qu’il vienne surtout pas la ramener pour dire « Ouais là la basse, j’aime pas trop » [rires]. Les gens influençables vont se faire influencer, et si un DA leur raconte une grosse connerie, ils vont la croire et ils vont le suivre. Et là, en général, ils s’égarent.
« Quand t’es en maison de disques, on dit toujours qu’il y a la pression et franchement : c’est pas vrai. L’artiste, il fait ce qu’il veut. »
A : Petit retour en arrière : tu as participé à deux albums charnières du rap français, « L’Invincible Armada » et « Guet-Apens », avec des artistes qui par la suite ont cartonné. Tu gardes quels souvenirs de cette période ?
T : C’était la meilleure période du peu-ra, l’âge d’or. Une époque où il y avait un putain de niveau. Si tu voulais entrer dans le rap, c’était chaud ! Il y avait une putain d’ambiance car, comme tu dis, c’était une époque charnière, on était juste à la limite entre le moment où les rappeurs déchiraient et le moment où ils allaient vendre des skeuds. C’est l’instant d’avant. Il y avait pas autant l’esprit bizness d’aujourd’hui, où tout est basé sur l’argent… Ce ne serait pas possible, aujourd’hui, de refaire L’Invincible Armada dans les conditions où on l’a fait à l’époque, même si tu prenais des artistes inconnus. A l’époque. Il y avait une espèce de pôle, tout le monde se connaissait : la Mafia k’1 Fry, Express D, on se côtoyait tous et on a décidé de faire des projets ensemble. L’ambiance et l’énergie qu’il y avait dans ces albums, c’était magique. T’arrives au studio, y a une putain de prod, Tintin veut passer en premier, ensuite Rohff dit qu’il veut rapper 30 mesures parce qu’il kiffe la prod’. C’était intense. Ce qui est fou, c’est qu’à l’époque, on avait conscience que c’était unique et qu’on le revivrait jamais. Avec Weedy, on se disait « putain, tu sais que ce qu’on est entrain de vivre là, on le refera plus jamais de notre vie ! » Historiquement, on savait qu’on était entrain de changer le rap. Le rap allait changer, et après ça plus rien ne serait plus jamais comme avant.
A : Il y a un moment de « L’Invincible Armada » qui m’a toujours fasciné, c’est le couplet de Stor-K dans ‘Dans ta race’. Je ne sais pas s’il y a un culte autour de ce couplet dans le rap français, mais il m’a traumatisé…
T : Haaaa… [rires] Ce morceau, j’avoue, il a fait une grosse polémique à l’époque parce que tout le monde disait que c’était une attaque contre Busta Flex. Il y a eu beaucoup de bruit autour de ça. Bon, honnêtement, c’est surtout Sayid des Mureaux qui avait une rime sur Busta Flex, mais c’était même pas un couplet entier. On savait qu’elle allait foutre la merde, cette rime [rires]. Mais le couplet de Stor-K, ça allait… En plus si t’écoutes le texte de Kery, c’est carrément fédérateur ! C’était plus « faites la paix, arrêtez vos conneries ! » : « J’ai un message à faire passer : paix, amour et unité / Pour ceux qui portent le hip-hop dans leur cœur, pas dans leur jean. » Mais ouais, à l’époque, beaucoup de gens ont parlé de ce morceau, mais perso j’ai aucune embrouille avec Busta. On avait même fait un morceau ensemble à l’époque.
A : Il y a eu un avant et un après l’album des Spécialistes. Il sort en 1999, et le succès n’est pas vraiment au rendez-vous…
T : Ouais, c’était mitigé, mais on a eu une grosse reconnaissance. Niveau ventes, c’était plutôt acceptable pour la maison de disques : on a du faire 15 000, 20 000 ventes. Ce n’était pas un gros succès, mais en même temps il n’y avait pas de morceaux pour la radio. Hormis « Imagine », peut-être… On n’était pas dans le format. Faire du Secteur Ä, c’était pas notre créneau. Et après, il y a une période de creux, et ça c’est la période IV My People…
A : Vous signez chez eux à quel moment ?
T : La signature a eu lieu en 2002-2003, mais on avait commencé à taffer avec eux juste après le premier album, en 2000. On a taffé des sons, deux maxis sont sortis, et puis l’album a été repoussé, repoussé, repoussé… C’était un calvaire cette histoire. Et puis il est enfin sorti. Ce qui a été très bien, ça a été la tournée avec Kool Shen en 2004. On est parti au Maroc, on a fait les Francofolies, le festival de Dour, l’Olympia, le Zénith. C’était les meilleurs souvenirs de ces années-là.
A : Ca a du être des années de frustration… Est-ce que dans ces moments-là t’as pensé à arrêter le rap ?
T : Ouais, un peu… Mais j’aime trop la musique. Et quand t’es un artiste, t’aimes la musique pour toujours. Le côté business, c’est vraiment ce qui me casse les couilles, mais t’es obligé de le faire quand t’as choisi de sortir des disques. T’as choisi ton taf, donc tu le fais. Moi, mon truc préféré, c’est comme aujourd’hui : tu viens, tu rappes devant les gens. Voilà. J’aime aussi faire du live à la radio, mais quant à aller faire le cake dans des soirées… Quand tu commences à parler d’argent, de points, de droits, c’est inévitable mais ça casse les couilles. Dans la période IV My People, il y avait ce côté-là : t’es plus maître de ton business alors il faut être vigilant, poser des questions… On a eu des bons rapports avec le label jusqu’à la fin, mais moi, ce qui m’a fâché, Kool Shen le sait et tout le monde le saura un jour. Je suis très fâché sur des trucs personnels qui vont devenir publics dans peu de temps…
A : J’ai l’impression que tous les gens qui ont gravité autour du label sont un peu comme toi. On a interviewé Madizm et…
T : Il avait l’air fâché ? C’est pas étonnant. [rires] Je confirme.
A : Les Spécialistes, c’est toujours d’actualité ?
T : On est en stand-by, Aniès fait ses trucs en solo, moi aussi… Mais peut-être qu’un jour on fera comme Kool Shen, on se réunira chez Denisot ! [rires] Nous tout le monde s’en bat les couilles ! « Ouais ben là on joue au Trabendo, on a déjà deux concerts complets ! » [rires] On verra, on ne se pose pas trop la question. Si on doit refaire un album ensemble, on en fera un. Mais elle a envie de faire ses projets en solo, et moi j’ai très envie de faire les miens. J’ai mis de côté mes morceaux solo pour pouvoir faire le deuxième album, et j’ai quasiment jeté un album entier à la poubelle. Si tu ne sors pas les morceaux, ils vieillissent, tu veux revenir dessus, c’est un cercle infernal.
« La mentalité d’aujourd’hui, elle crée ce que j’appelle le « rap-minute » : il faut avoir le buzz du moment et hop, c’est fini, on n’entendra plus jamais parler de toi. »
A : Ton actualité immédiate, c’est quoi ?
T : Il va y avoir l’album Box Office : Atis et moi. Atis, c’est un jeune avec qui je travaille depuis des années. Il était déjà là à l’époque du premier Spécialistes. Il avait 11-12 ans à l’époque, aujourd’hui il a 21 ans, et il a déjà 10 piges de rap, mais côté professionnel. C’est hallucinant, les gens pètent un câble en le voyant : « T’as quel âge ? – Bah 21 ans. – Quoi ??« . Il a été formé à bonne école, et il a déjà une expérience de malade ! On s’est rencontré dans un atelier d’écriture et depuis on travaille ensemble. C’est quelqu’un de très fort. Il va apporter un truc, et je dis pas ça parce qu’il bosse avec moi. C’est un monstre de technique grâce à tout ce perfectionnement. Sur l’album, il y aura des solos de lui et moi, des morceaux en groupe et un freestyle géant avec tout le 18. Freestyle Paris-Nord géant ! Il y aura Willy le Barge, Al K-Pote, Enigmatik, Nasme, Agonie, des gars du 9.1., Barbès Clan, Adès… Dommage que Flynt n’ait pas pu venir. Et Haroun, on l’attend, d’ailleurs si tu nous lis Haroun, on t’attend toujours !
A : T’es resté un fan de rap français malgré la nostalgie des années « L’Armada » ?
T : Le rap français à l’époque, c’était géant, monstrueux. Aujourd’hui, je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que les médias – et même les médias hip-hop – ne s’intéressent qu’à un style de rap. Il suffit de prendre toutes les compil’ qui sortent : c’est toujours les mêmes noms. Ça, c’est la logique « grande famille du rap français« . Et plus que jamais, on est tombé dans cette logique. Lyricalement, le niveau s’est quand même appauvri. Après, je dis ça peut-être parce qu’il y a plus de rappeurs qu’avant : comme il y en a plus, il y en a plus qui sont mauvais. Mais les jeunes n’ont plus la même approche que nous à l’époque. Ils arrivent dans le peu-ra en voulant faire comme Booba ou Rohff : « J’veux une grosse Ferrari, j’vais tous les niquer, j’vais martyriser l’ingénieur du son. » Mais non, le rap c’est pas ça. Faut pas oublier que le rap, c’est de la musique. Et en musique, il faut durer. La mentalité d’aujourd’hui, elle crée ce que j’appelle le « rap-minute » : il faut avoir le buzz du moment et hop, c’est fini, on n’entendra plus jamais parler de toi. T’es dans les oubliettes de l’histoire. Tout le challenge, c’est de durer. Moi, j’ai connu le rap des débuts. A l’ancienne. Si on était en science, on dirait que le rap était protozoaïre, il était au stade de l’embryon ! Comme je dis souvent : toi t’as grandi avec le rap, moi je l’ai vu grandir. Entre le rap de l’époque et celui d’aujourd’hui, techniquement il a évolué à la folie ! Tu prends un p’tit jeune d’aujourd’hui, c’est pas comparable, on est dans un autre monde. Et je t’assure qu’il faut s’accrocher, faut pas s’endormir sur ses lauriers, c’est une remise en question permanente. Et c’est pas la question d’être dans la tendance. Les choses évoluent, tu vas pas t’habiller aujourd’hui comme dans en 1960 pour pas être tendance ! Dans le rap c’est pareil ! les rythmiques changent, les flows aussi, donc toi aussi tu t’adaptes. Et ça c’est difficile. Les jeunes qui veulent briller sur le moment, ils se plantent complètement de stratégie.
A : Tu dois être le premier rappeur que j’entend utiliser le mot « protozoaïre » en interview !
T : [il éclate de rire] Ha mais la langue française est super riche au niveau des mots. D’ailleurs en Afrique, les gens ont conservé ce côté très métaphorique des expressions. Quand tu vois l’histoire des mots, c’est mortel. Tu connais l’histoire de l’expression « Avoir la puce à l’oreille » ? A l’époque, les meufs portaient des petites mouches, des puces. Et quand elles avaient envie de ken, elles mettaient une puce à leur oreille ! Comme ça les mecs savaient qu’elles voulaient baiser. L’expression est venue de là, c’est un truc de fou !
A : Par rapport à la nouvelle génération, on pourrait se dire que les jeunes ont su bénéficier des erreurs des anciens, non ?
T : Certains en ont profité. Ils sont réactifs. C’est un kif de voir la réactivité de la nouvelle génération. Mais être réactif pour de bonnes choses, pas pour percer à la va vite : le nombre d’histoire j’ai entendu de rappeurs qui signent avec n’importe qui, qui s’embarquent avec des faux producteurs parce qu’on leur a promis des trucs… Ça c’est le miroir aux alouettes du rap. Moi, je conseille plus d’aller à l’école, d’investir sur son avenir avec des bagages parce que ça, c’est du sérieux, du concret. Le rap, c’est complètement aléatoire : le talent, la chance, l’expérience… Il y a tellement de facteurs qui entrent en compte, ça tient à pas grand-chose. Quand je tiens ce discours auprès de jeunes rappeurs, ils croient que je leur dis ça pour les empêcher d’entrer dans le rap. Mais ça n’a rien à voir ! Je veux que les gens viennent dans le rap, mais si vous venez, sachez pourquoi vous venez, ayez une direction. Si vous avez pour ambition de faire de l’argent, vous pouvez le faire dans le rap, on va pas se mentir, mais ça nous casse les couilles, il y en a déjà trop ! [rires] S’il vous plaît, laissez-nous Michael Youn ou Kamini, tous les guignols, et faites de la vraie musique. Faites durer quelque chose. Le rap, c’est pas parti de rien. C’est pas de la tektonik : on est pas là pour se dandiner et acheter des sapes ! Le rap, c’est un message, une culture avec des fondations. C’est un état d’esprit, une révolution culturelle, une arme. Si tu prends une Mercedes pour faire dix mètres avec, ça sert à rien.
A : Justement, quand tu vois le succès d’un Fatal Bazooka, tu penses que c’est du gâchis ?
T : Il profite d’un créneau, et ça marche, qu’est-ce que tu veux que j’te dise… Les gens ont toujours aimé la merde, surtout en France. Après, il profite aussi de la pauvreté lyricale du rap et de son ridicule. Mais il faut voir la manipulation des médias : ils aiment s’attarder sur la caricature. Quand ils vont présenter un groupe de rap, ils vont rarement présenter le côté textuel ou le fond. On va préférer dire « Oui, il gagne tant d’argent, il vient de signer à Universal, et il a fait de la prison quand il était jeune ! » Pour faire de l’audimat, il faut du choc, du sensationnel, c’est ça que les gens aiment. Tous les rappeurs qui auront ce parfum-là seront mis en avant. Et eux-mêmes peuvent être piégés : même s’ils ont des idées, on va toujours montrer le côté caricatural de ces idées.
« Ça a toujours été le gros problème de D.Abuz : ils avaient trop d’avance. Ils se sont fait pomper plein d’idées… »
A : J’ai l’impression que parfois, le cliché est déjà présent dès le départ dans l’œil de l’auditeur. Tout à l’heure, pendant que tu rappais, un spectateur m’a dit qu’il trouvait que tu avais « viré racailleux ». Ça m’a assez surpris vu la teneur de tes textes…
T : [étonné] Ça me fait vachement rire… En fait, j’ai remarqué que les gens te jugent souvent sur une rime. Ils n’écoutent pas le fond de ton discours. « Il a viré racailleux« … Je commence mon morceau comme ça : « Pas de flingue sur ma pochette pour faire monter ma cote. » Ça c’est racailleux ? Booba il a déjà dit ça ? Les gens n’écoutent pas, ça doit être ça…
A : C’était peut-être sur la forme, car le type a tilté sur une intonation à la Booba…
T : Ha oui. Un moment je dis : « Ils ont voulu griller nos chances dès-dès le départ / La France ressemble à un coq alors je serai le guépard. » Mais moi ça me fait gol-ri ! C’est juste une métaphore : si on symbolise la suprématie de la France par un coq, alors moi je vais être un guépard pour symboliser l’Afrique ! C’est du quatrième degré. Il y a beaucoup de rimes où je fais simplement de la provocation, mais si t’écoutes le morceau, c’est pas un discours genre « Nique la France« , on est loin de tout ça.
A : Au fait, que devient Abuz ? Est-ce qu’il a officiellement commencé sa carrière d’acteur porno ?
T : [rires] Ça, franchement, je sais pas parce que ça fait quelque temps que j’ai pas eu de news. On reste en contact par Internet, je sais qu’il fait ses trucs mais je sais pas trop où ça en est. Son projet Ricardo Malone était mixé mais il n’est jamais sorti, et j’ai pas compris pourquoi. Je sais pas. Il avait préparé ce projet avec des sons Dirty South…
A : D’ailleurs il était assez en avance sur la vague Dirty South en France…
T : Grave. Il a toujours été en avance. Et D.Abuz System aussi. C’est un truc de fou : le son piano-violon qui est venu vers 1996, ils l’ont fait en 1993. Ils avaient toujours trois ans d’avance car ils étaient branchés sur les États-Unis. Bien avant la vague Dirty, Abuz avait compris, il nous disait « C’est ça l’avenir, c’est eux qui vont tout baiser !« . Il ne s’était pas trompé. En 2001/2002, ça passait pas, mais lui était déjà dans le délire. Mais de toute façon, ça a toujours été le gros problème de D.Abuz : ils avaient trop d’avance. Ils se sont fait pomper plein d’idées…
A : Par exemple ?
T : L’utilisation de chœurs gospel dans « Je vis dans le pêché »… Autre exemple : le morceau de Kertra avec Nadim dans L’Armada. Avant ce morceau-là, j’avais jamais entendu de voix raï avec du rap français. Freeman a fait le morceau avec Cheb Khaled deux ans après. On était hyper précurseur sur plein de trucs : les voix de films sur Ça se passe en 95, aujourd’hui c’est plus que banal, mais à l’époque j’avais jamais entendu ça ! Les gens qui passaient nous voir, ils pétaient un câble. A l’époque, fallait se prendre la tête pour extraire une voix de film, mais les gens n’avaient même pas eu l’idée de le faire. Encore un exemple : les scratchs de rap français. Écoute bien tous les disques d’avant 97, et trouve-moi un scratch de rap français… Attention : du rap français, pas du Mobb Deep ! Dernier exemple : les faces B de rap français sur scène. Je t’assure, j’ai suffisamment bougé dans les concerts mais personne ne le faisait. Certains ont du avoir l’idée, mais pas le courage pour le faire. L’orgueil du rappeur : « Ouais, j’vais pas aller rapper sur l’instru de machin… ». Attends, tu rappes bien sur l’instru de Jay-Z, tu le connais ?
A : Dernière question : La Cliqua se reforme le temps d’un concert. Ça t’inspirerait de faire la même chose avec le D.Abuz System ? Ce serait possible au niveau logistique ?
T : Ouais ce serait génial. Les grandes retrouvailles. Ce ne serait pas facile à organiser mais ça créerait un choc : Les Spécialistes, D.Abuz, Stor-K sur scène, à l’ancienne ! Ce serait marrant. Je pourrais être partant car je ne suis fâché avec personne, on peut parfaitement refaire des choses ensemble. J’ai aucune rancœur, c’est juste que chacun a envie de faire ses trucs, c’est compréhensible. Tu sais, le cap des dix ans est fatidique dans la musique. Comme dans un couple. Après dix ans, ça passe ou ça casse. Soit on fait un break, soit on continue. Mais si on ne s’est pas fâché avant les dix ans, on se retrouvera vingt ans après. Donc ça va, y a de l’espoir [rires].
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