Black Hippy en quatre albums
En l’espace d’un an et quatre projets sortis en indé, les rappeurs du Black Hippy ont installé le nom de leur label TDE et signalé que Kendrick Lamar n’était pas le seul talent du groupe. Retour sur quatre individualités marquées.
« Les Black Hippy sont les nouveaux Beatles, et moi je suis Harry Nilson« . On ne sait pas trop si Danny Brown était à jeun ou sous Adderall quand il a twitté cette phrase. Mais elle est révélatrice de la cote exponentielle que connaissent Jay Rock, ScHoolboy Q, Kendrick Lamar et Ab-Soul, aussi bien en reconnaissance qu’en créativité. Le dernier pic dans l’ascension de ces quatre rappeurs des alentours de L.A. a été la sortie – et l’accueil critique dithyrambique – de l’album de Kendrick Lamar, good kid, m.A.A.d city. Si sa sortie sur Aftermath retient l’attention d’un grand nombre d’amateurs de rap, elle cache le travail qui a été effectué en amont sur les plusieurs sorties du groupe par l’équipe du label indépendant Top Dawg Entertainment.
L’histoire du collectif Black Hippy est indissociable de celle de leur label. À la fin des années 90, à Carson, Anthony « Top Dawg » Tiffith, aidé par son cousin Terrence « Punch » Henderson, décide de monter un studio chez lui, voyant que la musique pourrait être un moyen rentable et sûr de gagner sa vie. Après quelques premières années infructueuses, ils montent leur label indépendant, Top Dawg Entertainement, et parviennent à réaliser des connexions intéressantes. Ils voient passer dans leur studio pas mal de rappeurs plus ou moins connus, dont Jay Rock, un rappeur de Watts, qu’ils signent en 2005. Suivront Kendrick Lamar, Ab-Soul et ScHoolboy Q. Ces quatre artistes issus de villes et quartiers différents, tous nés entre les années 86 et 87, ont développé leur style individuellement en amont, via différentes mixtapes. C’est à partir de 2009 qu’ils se réunissent sous l’entité Black Hippy, à force de squatter le studio monté dix ans auparavant par Top Dawg.
Le chevauchement de 2011 et 2012 a été essentiel pour la renommée du label et de ses artistes. Ils ont sorti en l’espace de dix mois quatre projets racés (dont un seul en format physique), installant à la fois la personnalité de chaque rappeur mais aussi l’esthétique développé par le label. En plus d’une véritable vision du staff et du talent de ses rimeurs, TDE profite de l’apport des Digi+Phonics (Willie B., Tae Beast, Sounwave, Dave Free). Cette équipe de producteurs maison offre au collectif un son chargé en samples étranges et hétéroclites, tour à tour dissonants et mélodieux, mélangeant constamment plusieurs tendances du rap, créant un son géographiquement non-identifiable. Ils peuvent aussi compter sur d’autres collaborateurs fréquents : côté production, le virtuose Terrace Martin, le trio brumeux THC ou le mélodieux Tommy Black, et côté harmonies vocales, les chanteurs BJ The Chicago Kid, Ashtro Bot, Jhene Aiko ou la défunte Alori Joh.
Jay Rock L’expérimenté
« Jay Rock est comme notre premier enfant, c’est pour cela qu’il est si important à l’histoire de TDE. Nous avons vécu avec lui ce qu’il a traversé ». Ces quelques mots de Punch en disent long sur le poids qu’a Rock dans l’équipe Black Hippy. Johnny Reed McKinzie Jr. n’est l’ainé de la bande que de quelques mois, pourtant son visage paisible mais figé montre une sagesse et une impassibilité digne d’un vétéran.
Jay a eu de longues années de galère. Déjà dans les rues de Watts, où il est né, a grandi, et a été membre des Bloods. Puis à ses débuts comme rappeur signé en major, chez Warner Bros., où il est resté bloqué trois ans sans pouvoir sortir d’album. Un temps de frustration qu’il a comblé en sortant de nombreuses mixtapes sur lesquelles il a affiné son style, quelque part entre la tension de Los Angeles et la rugosité de New York, comme sur le glaçant « 12 O’Clock ».
Le tournant pour Jay Rock a été l’année 2010. Après avoir fait partie des Freshmen du magazine XXL, il a finalement signé un contrat de distribution avec le solide label indépendant Strange Music de Tech N9ne. C’est sur ce label qu’il a sorti son premier album officiel en juillet 2011, le bien nommé Follow Me Home. Ce foyer, c’est bien entendu les rues de Watts et leur histoire marquée par la pauvreté et ses dommages collatéraux, des émeutes de 1965 aux cicatrices laissées par l’activité des gangs. Sur cet album, Jay lie l’esthétique de son crew à la tradition du gangsta rap angélino. Dans le texte, il livre des histoires de rue racontées avec ce réalisme froid typique du rap de gangster, entre froncement de sourcils (« Bout That », « I’m Thuggin »), décontraction hédoniste (« Westside », « Boomerang »), et clairvoyance sur la vie criminelle (« Just Like Me », « Kill or Be Killed »).
Sans nul doute le moins virtuose dans son interprétation et son débit, Jay a pourtant un atout remarquable : sa voix, rauque et autoritaire, qui peut-être souvent menaçante, parfois méditative. Une signature qui lui permet d’imposer sa personnalité sur les différentes productions de l’album, tour à tour typique du son angélino de la décennie passée, ou révélant la signature sonore Black Hippy, comme le posse cut « Say Wassup », sur lequel la complicité des quatre potes est évidente et communicative.
Kendrick Lamar L’introspectif
Revenir sur le parcours de Kendrick Lamar en ce temps de quasi-consensus critique sur sa musique n’est pas chose aisée. On ne sait plus vraiment si ce natif de Compton (tout un symbole) est un petit prodige, ou s’il n’a pas lui-même nourri sa propre légende en racontant très tôt son histoire personnelle. Celle d’un gosse qui a grandi tiraillé entre les tentations de la rue, la bienveillance de sa famille, et sa passion pour le rap. Depuis tout jeune, il a été témoin des affres de l’économie parallèle urbaine à travers son entourage, famille en première ligne. S’il a bien traîné lui aussi sa dégaine de gamin timide dans les rues de Compton, c’est un autre évènement dont il a été témoin qui a alimenté son envie de rapper. Mythologie personnelle, encore : il raconte avoir assisté, à huit ans, au tournage du clip de « California Love » de 2Pac et Dre.
La carrière de Kendrick a été précoce. Il sort sa première mixtape à 16 ans, sous le nom de K.Dot, et signe quelques temps plus tard avec TDE. Il y cultive son expérience de gosse soumis aux diverses tentations de la ville des anges, cette « ville folle » dont il observe les effets sur ses semblables. Ce rôle d’observateur, Kendrick l’a peaufiné à travers ses différents projets. Déjà en 2010, sur la (fausse) mixtape Overly Dedicated, alors que son nom commençait à circuler, il dessinait le difficile équilibre entre dévouement et sacrifice pour la musique – la couverture empilait des photos d’artistes fauchés en pleine gloire ou déchéance. Mais c’est surtout avec son album Section.80, sorti en juin 2011, que Lamar a marqué des points.
En mêlant sa propre expérience à celles de ses congénères, Kendrick y analyse des comportements de sa génération, celle des enfants nés à la fin des années 80, la fameuse « Reagan Era » dont il titre un de ses morceaux. Kendrick passe de la première personne (« HiiiPower », « Kush & Corinthians ») à la troisième (« Tammy’s Song », « Keisha’s Song ») avec ce même mélange de distance et d’implication. Dans chacune de ses observations, il parvient à faire ressortir une naïveté (quelques fois un peu convenue) qui descend les sens de l’auditeur à hauteur de ses propres perceptions. Cette humilité est contrastée par des moments de confiance absolue : la hargne de « The Spiteful Chant » et ses cuivres épiques, le flow épileptique de « Rigamortis », l’enthousiasme de « Hol’ Up ».
La partition de l’album, souvent en apesanteur, épouse cette dichotomie. La bande-son est accrocheuse sans être tape-à-l’oeil, plus organique que sur les autres projets de TDE, flirtant quelques fois avec des boucles jazzy. Sans esbroufe ou hit évident, elle accentue la capacité de Lamar à installer son univers et imposer sa personnalité. Celle d’un gamin à la fois sensible et gonflé d’assurance, dont l’introspection sert de miroir magnifiant sur les maux de ses pairs.
ScHoolboy Q L’impulsif
Bob toujours vissé sur la tête, ScHoolboy est l’incarnation du talent brut et éclatant. Quincy Matthew Hanley est né en Allemagne de parents militaires. Un point commun familial qu’il partage avec un autre rappeur incisif, Gunplay, de l’écurie Maybach Music. Hormis les plus de 4.000 kilomètres entre la Californie et la Floride, un autre aspect de leur parcours sépare les deux artistes : Q a, semble-t-il, définitivement tourné le dos à la rue. Elle l’avait pourtant détourné d’une scolarité plutôt bonne (d’où son pseudo) et surtout d’une potentielle carrière de footballeur universitaire. Contrairement à ses précoces collègues Kendrick et Ab-Soul, Q ne s’est vraiment impliqué dans la musique qu’entre 2006 et 2007, avec une première mixtape qui vient à l’oreille de l’équipe TDE.
Un début tardif, mais salvateur. Alors qu’il vend encore ses sachets d’oxycodone, TDE lui pose un ultimatum : continuer ses activités illégales ou s’impliquer complètement dans la musique. Un passage par la case prison pendant six mois (pour une affaire que lui-même n’a jamais détaillé) finit par le convaincre d’arrêter de traîner sa dégaine patibulaire à tous les carrefours de Figueroa Street. Cette fameuse « Fig Street » dont il rappe frénétiquement le nom sur l’un de ses titres.
Impulsif. Sauvage. Imprévisible. Ce sont les impressions que laisse Q sur son deuxième album, le bien nommé Habits & Contradictions, sorti début 2012. Un album qui tient la place de préquelle à son projet précédent Setbacks (« revers », en VF). Il y a, dans Habits and Contradictions, un côté rap inconscient assumé ; si son collègue Rock sonne comme le criminel en voie de repentance, Q ne montre, lui, aucun cas de conscience sur ses travers de dealer, vivant sa vie pas plus vite qu’à fond (l’imparable « Hands On The Wheel » avec A$AP Rocky), laissant échapper ses pulsions les plus noires (« Raymond 1969 », « NigHtmare on Figg St. ») ou les plus libidineuses (« Druggys wit Hoes Again », « Sex Drive », « Sexting »).
Cette attitude incontrôlable s’incarne dans ses performances : il n’hésite pas à changer les intonations de sa voix, entre férocité et nonchalance, comme sur « There He Go ». Un titre à la texture plus proche des ambiances froides de la grosse pomme que de l’idée qu’on se fait du son californien. Rien de très étonnant : Q se réclame plus de Nas, Biggie, 50 Cent et Mobb Deep que de 2Pac ou The Dogg Pound. Une influence qui explique la présence d’Alchemist dans les crédits, de beats de Mike Will et Lex Luger au grain étonnamment organique, et surtout d’un titre comme « Oxy Music », son break toussoteux et sa mélodie distordue, où Q raconte son ancien quotidien de dealer d’oxy. Très loquace sur ses (mauvaises) habitudes, il lui arrive aussi de prendre de la hauteur et d’aborder des paradoxes constants, comme sur l’entrée en matière « Sacrilegious » ou sur « Blessed », avec Lamar, bulle d’oxygène dans un océan de souffre.
Ab-Soul L’extra-lucide
Ab-Soul est en quelque sorte l’incarnation du « black hippy » dont son groupe a adopté le sobriquet, avec sa coupe hirsute et sa dégaine un peu étrange. Né et élevé à Carson, Herbert Anthony Stevens IV est le seul membre du groupe à avoir grandi dans un coin plus tranquille, moins ravagé par la criminalité. Fils de disquaires nourri très tôt au son, il est atteint à dix ans d’une maladie orpheline, le syndrome de Stevens-Johnson. Depuis guéri, il en gardera des séquelles importantes : une sensibilité ophtalmique à la lumière (raison pour laquelle il est constamment affublé de lunettes de soleil), et des lèvres obscurcies. De ce dernier stigmate, il se donne le surnom de « Black Lip Bastard », titre d’un de ses egotrips féroces depuis remixé avec sa clique.
Rappant depuis l’adolescence, actif dès sa signature avec TDE (déjà quatre sorties à son compteur), Soul est pourtant le moins exposé de son collectif. Un statut dont il s’amuse sur l’ouverture de son deuxième album, datant de mai dernier, Control System : « They say I’m the underdog, turns out I’m the secret weapon ». Un album où il est question de complots, illumination, contrôle de l’esprit, visions mentales et autres manifestations ésotériques. La meilleure définition du style d’Ab-Soul est finalement donnée par lui-même, sur l’émeutier « Track Two » : un « abstract asshole », alternant débauche de bêtise et de prétention (avec ScHoolboy sur « SOPA ») et opinion sur la politique, comme sur le spectral « Terrorist Threats » avec Danny Brown. Un type qui rappe habillé d’un « fucking lab coat », capable de placer « glande pinéale », « Tombouctou », et « changement de paradigme », avec un goût pour les rimes complexes et intriquées.
Les membres de l’équipe Digi+Phonics apportent leurs propres éléments à la formule chimique de Soul, incorporant samples de jazz fusion scandinave (« Pineal Gland »), de rock symphonique britannique (« Track Two »), de soul suave (« Lust Demons ») et de rap spatial (« Beautiful Death »). À la fois agité et agitateur, Control System propose un rap qu’on étiquetterait rapidement de conscient, si la présence de titre plus légers comme « Lust Demons » ou « Empathy » ne venait pas équilibrer la balance.
Technique, réfléchi, extra-lucide : Ab-Soul auraient pu être un rappeur mécanique et froid. Mais « Soulo » montre dans ses bras d’honneur aux institutions, dans « Terrorist Threats » ou « Beautiful Death », une soif de liberté d’esprit presque touchante. Cette volonté d’introspection prend toute sa splendeur en conclusion de l’album, sur « The Book of Soul ». Des larmes dans la voix, il y partage ses souvenirs d’enfance liés à sa maladie, et sa peine suite au suicide d’Alori Joh, sa petite amie (que l’on entend sur « HiiiPower » de Kendrick), à laquelle il dédie cet album.
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Trés bon article et magnifique plûme sur ce crew qui selon moi réussi à créer un nouveau style, une nouvelle empreinte dans le Rap Américain. Beaucoup plus attaché à Kendrick Lamar car son flow lourd et pesant peut parfois passer par punchlines « chantées » à des phrases à la limite de l’audible comme aucun autre à l’heure actuel. Et depuis peu Ab-Soul explose avec ce featuring d’extraterrestre entre Ab Soul et Chance The Rapper – Smoke Again sur l’album Acid Rap de ce dernier. Bref un crew qui peut et qui va imposer son style et sa marque à travers le monde.
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Article d’une grande qualité, ce crew a été une vraie révélation en 2012.
Jay Rock je connaissais déjà depuis 2008 du fait de son featuring avec Lil Wayne.
En ce qui concerne Kendrick Lamar je l’avais découvert avec le son ADHD par pure hasard au mois de juillet 2012 et la même chose pour Schoolboy Q avec ce magnifique titre Hands On The Wheel.
Quand à Ab-soul c’est en m’interessant de plus près au BH que j’ai pu entendre certains de ses sons.
Très bonne description de ce crew qui est déjà entrain de remixer le Hip Hop actuel à sa sauce. Par contre je ne comprends pas pourquoi tout le monde s’acharne sur « There he ho » de Q, d’autres titres tels que Sacrilegious ou 2 Raw mériteraient d’être bien plus exposés.