Less Du Neuf
Novembre 2005, Paris XXème. Il est 21 heures quand débute l’interview de Less du Neuf, avec, au départ, le seul Kimto. Rejoint peu après par Jeap,
cette rencontre avec le duo de Val Fleury prend rapidement des allures de discussion et part dans des digressions sans fin. Elle s’achèvera deux
heures et demie plus tard.
Abcdr : Avec le recul, quel regard portez-vous sur votre premier album, « Le temps d’une vie entière » ?
Kimto : On est vraiment très fiers de ce premier album. Les maxis d’avant l’album avaient été faits dans un esprit plus scénique, plus spontané, alors que ce premier LP nous présentait avant tout nous, notre histoire notre parcours. De là, beaucoup de morceaux sur nos origines, sur le fait qu’on soit des fils d’immigrés… Aujourd’hui, on continue à jouer des titres comme ‘Le temps d’une vie entière’, ‘L’étranger’, et on a toujours des purs retours. Je crois que ces morceaux sont des classiques du rap français, tout simplement.
Maintenant, dans la réalisation, il y a un certain nombre de différences entre ce premier album et le second, Tant qu’il en est temps qui comporte beaucoup moins de collaborations avec d’autres artistes, est musicalement beaucoup plus minimaliste, avec nettement moins d’arrangements. Ces changements, ce sont de véritables parti-pris. Au niveau de la programmation, on a demandé à ‘Zano [ndlr : Ol’ Tenzano] d’être beaucoup plus dans le breakbeat, de nous proposer des choses dépouillées. De la même façon, dans la réalisation, on a fait en sorte de simplifier un maximum.
A : Cette volonté d’adopter un caractère musical plus minimaliste, c’était une façon supplémentaire de mettre un peu plus en avant le propos ?
K : En fait, on a toujours voulu mettre en avant les paroles. Maintenant, on était content de monter sur scène avec des choses très cadencées, des rythmes simples qui donnent envie de bouger. On a aussi pas mal ralenti les BPM par rapport au premier album. J’ai l’impression que ces changements font partie d’une forme de renouvellement.
Après, notre envie a toujours été de plonger les gens dans une atmosphère et que la musique ne gêne pas les paroles et inversement. Tout ça pour faire des chansons, tout simplement. On a réussi à faire ça sur le premier album et là on continue.
A : Sur ‘Dernière fleur’, tu dis « Une fin de vie qui fait peur : la solitude dans la vie, dans la mort ». Quelle fin de vie te fait peur ?
K : Sur ce morceau, je rendais hommage à ma voisine de palier de l’époque qui était une femme alcoolique qui vivait seule. Vivre à coté d’elle c’était une aventure. Elle criait la nuit, buvait pas mal, était très dure avec les infirmières qui venaient la voir et se faisait un peu exploiter par certains voisins qui profitaient de son argent, de son téléphone. J’ai assisté à pas mal de choses comme ça.
Le jour où elle est décédée, on était très peu nombreux à son enterrement. Voir autant d’enfoirés profiter d’elle et faire les gentils dès que j’ouvrais la porte, pour ne même pas être présent le jour de son enterrement, ça m’a touché. Le jour de son enterrement, je suis venu avec une rose, et il n’y avait pas vraiment de fleurs ce jour là…d’où la dernière fleur. Voilà.
« Réaliser l’album de Gab’1 a constitué une excellente expérience qui nous a donné confiance en notre direction artistique, dans nos choix de réalisations et nos moyens. »
Kimto
A : Une leçon de vie quelque part…
K : Exactement. Et c’est d’actualité vu que quelques années plus tard, en 2003, on a vu ce qui a pu arriver à un certain nombre de personnes âgées en France. On les a abandonnées, tout simplement. Comme des animaux. La modernité nous fait perdre la valeur de la famille.
Sur ‘Dernière fleur’, JP rend aussi hommage à son père qui est décédé alors qu’il n’avait que dix ans. On a fait un morceau sur ces deux sentiments.
A : Après votre premier album, un autre long format est sorti sur Dooeen’ Damage, celui de Gab’1. Concrètement, quel rôle avez-vous joué dans sa réalisation ?
K : C’est simple. On a passé trois années avec Gab’1 à le stimuler, à l’aider dans l’écriture de ses paroles, à lui expliquer comment on rappe, à faire les prises de voix qui ont été faites chez Ol’ Tenzano. Trois ans. L’écriture est inspirée de sa vie et représente ce qu’il voulait.
Maintenant, très concrètement, c’est Jeap qui a entièrement écrit les textes pour qu’ils soient utilisables comme des paroles. Moi, je suis pas mal intervenu, sur les refrains, j’ai par exemple écrit les refrains de ‘J’t’emmerde’, ‘Paname’, ‘OCB’, j’ai aussi pas mal bossé sur les structures des morceaux et choisi quelques instrus… Mais ma collaboration a été beaucoup plus réduite que celles de ‘Zano et JP. Ils se sont vraiment énormément investis pour cet album.
Réaliser l’album de Gab’1 a constitué une excellente expérience qui nous a donné confiance en notre direction artistique, dans nos choix de réalisations et nos moyens.
A : Réaliser un album pour un tiers, c’était quelque chose de nouveau pour vous ?
K : On avait, bien entendu, déjà réalisé nos propres sorties, mais faire tout ce travail pour quelqu’un d’autre, oui, c’était la première fois. On a été crédité en tant que réalisateur sur cet album mais en fait on est co-auteur, surtout JP. Ol’ Tenzano a fait toutes les prises de voix, il a arrangé les sons de Hématome qui ressemblaient un peu à du carton pâte au départ, seul le son d’Yvan est arrivé tel quel. Tout le reste a été fait par ‘Zano. Cet album de Gab’1, c’est un peu un bébé pour nous et on en est extrêmement fier.
A : Vous étiez donc content de son succès ?
K : Grave. Au départ, ‘J’t’emmerde’, c’était l’anecdote…d’ailleurs c’est une des raisons pour lesquelles on s’est barré. Ca a surfé beaucoup trop longtemps sur les polémiques et sur ce morceau alors que, sur l’album, il y avait des morceaux comme ‘Donjon’, ‘Enfants de la DDASS’, ‘A nos chers disparus’,…
A : Justement, je me demandais pourquoi vous aviez quitté Dooeen’ Damage…
K : Il y a des raisons artistiques mais aussi des questions de considération par rapport à notre travail pendant toutes ces années. Pendant toute cette période Less du Neuf était l’instigateur des projets Dooeen’ Damage et quand on a vu comment ils ont vécu le succès de Gab’1 et comment on a été mis de coté…aucune proposition de relance après notre premier album qui est de qualité et aucune perspective pour ce deuxième album qui était déjà quasiment entièrement écrit.
Par exemple, le texte de ‘Le chant du coq’, pour lequel je reçois aujourd’hui beaucoup de très bons échos, ne plaisait pas du tout à ma direction artistique de l’époque. Je ne comprenais pas toutes ces critiques et je n’étais plus en âge de les accepter. Après, d’un point de vue financier, vu le succès que Gab’1 a connu, on considère qu’on n’a pas été payé comme on le méritait.
Toutes ces raisons nous ont amenés un jour à nous réunir et à décider de partir. On a pris cette décision pendant l’été 2004.
A : Le rôle de « grand frère » joué par Maurice ne vous manque pas ?
K : Je n’ai pas de grand-frère. Ces gens-là ne m’ont pas mis au monde. On n’a pas le même parcours, pas le même vécu et je n’ai jamais cherché de protection et de garde du corps. Tu vois ce que je veux dire ? Ils ne font pas partie de ma famille, je le croyais, mais je me suis rendu compte que tu ne te fais pas de la famille comme ça. Tu as quelques amis…et tu as ta vraie famille.
A : … [silence pesant]. OK. Vous avez décidé de monter votre propre label suite à votre départ de Dooeen’ Damage…
K : Oui. Quand tu arrives à un certain âge et que tu as une conscience professionnelle, un savoir-faire et que tu vas parler à d’éventuels partenaires, surtout en maisons de disques, ils sont à court d’arguments. Les directeurs artistiques en maisons de disques ont notre âge ou sont plus jeunes.
On aurait peut-être aimé avoir une distrib’ un peu plus conséquente mais 2Good nous a montré qu’ils étaient motivés [note: l’interview a lieu dans les locaux de 2Good, il est 22h30 et la plupart des salariés sont encore là, preuve, si nécessaire, de leur motivation]. Tout s’est fait au fur et à mesure, quelque part un peu par dépit, mais avec l’objectif de continuer à faire de la musique.
On a monté le label avec Jeap. ‘Zano a été très déçu par ses dernières aventures et il a décidé de se mettre en retrait, de reprendre un travail et de s’occuper de sa famille. Avec Jeap on a voulu continuer l’aventure, en comptant toujours sur ‘Zano. On adore toujours son travail et on considère qu’il est le producteur le plus talentueux de France. Après on ne peut pas l’obliger à avoir envie, tout ça.
A : Devoir gérer tout l’administratif quand vous étiez avant déchargé de ces contraintes, j’imagine que c’est un peu une tannée…
K : Oui, on n’en a jamais eu l’ambition, mais on veut continuer notre projet de vie et ne pas tomber dans la facilité…
A : Parmi les thèmes récurrents sur l’album, je retiendrais justement cette volonté de se battre pour faire en sorte que les choses se fassent…
K : …ben oui, sinon t’en viens à te victimiser. Tu fais rien, t’attends et ça va toujours être la faute des autres. J’ai beau être très déçu de Dooeen’ Damage, j’ai pas envie de les diaboliser. Tout a un sens, et quelque part je suis sûrement le premier responsable de tout ça. A un moment donné, il a fallu qu’on décide avec JP si on avait envie de continuer ou de passer à autre chose. On a aussi dû déterminer quels étaient nos objectifs, si on voulait accrocher le jackpot ou si on voulait faire de la musique le plus longtemps possible.
On a envie d’être compétitif, de gagner de l’argent grâce à la musique, on a depuis très longtemps une démarche commerciale dans le sens où on sort des disques. Le disque, une fois qu’il est sorti, il appartient au public qui peut l’interpréter comme il le souhaite. Après vouloir plaire à tout le monde, faire des calculs et du formatage ce sont des choix artistiques.
A : Pourquoi avoir choisi de donner à votre label le nom de votre quartier ? Vous vous sentez si enraciné au sein de Meudon/Val Fleury ?
K : Pour la symbolique. On se retrouve JP et moi livrés à nous-même, comme en 1987 quand on s’est connu. C’est notre histoire et on avait envie de retourner à la source. Le Val c’est la rue où on s’est rencontré et où on a vécu.
« On a aussi dû déterminer quels étaient nos objectifs, si on voulait accrocher le jackpot ou si on voulait faire de la musique le plus longtemps possible. »
Kimto
A : Sur ‘Ballade pour un traître’ tu dis « J’ai été trahi par l’illusion, amie de l’enfance et du rêve hier », en dix ans d’apparitions discographiques, qu’est-ce que vous avez perdu en route ?
K : On nous taxe souvent de rappeurs conscients, mais à vrai dire je considère qu’on est tout le contraire. On a plutôt été très inconscients pendant des années et la seule chose pour laquelle on a été lucide, ça a été notre envie de faire quelque chose d’honnête et qui nous ressemble. Maintenant, pour tout ce qui est choix professionnel, choix de développement de carrière, je pense qu’on a été particulièrement naïf. On n’a jamais rien calculé, j’ai jamais vu un avocat de ma vie pour négocier un contrat. Oui, par rapport à ses réalités, je considère qu’on n’a pas du tout été conscient.
A : Après cette étiquette, on vous l’a avant tout donné à cause du coté assez réfléchi et lucide de vos textes…
K : Oui, on est obligé d’assumer ça et notre musique reflète sûrement notre éducation et notre état d’esprit…mais de là à nous coller cette étiquette. C’est un peu comme le rap de fils d’immigrés, nous ne sommes pas uniquement des fils d’immigrés. Nous sommes aussi des citoyens, des pères de familles, des amis, fait de différentes facettes.
A : Bon, même si elle peut être chiante cette étiquette parce qu’elle est réductrice, je considère pas que ce soit péjoratif, loin de là même…
K : Ouais, pas de problème. Mais c’est important que les gens sachent bien qu’on ne prétend pas être conscients et qu’on pense avoir tout compris à la vie. On a tout à découvrir. Chacun sa vérité. Sur nos deux albums on a voulu donner des angles différents et pas se contenter d’une approche de citoyen ou de fils d’immigrés en colère qui ont envie de venger leurs parents et de se positionner comme des victimes de société. J’suis pas du tout d’accord avec cette démarche. Je suis français depuis 1994, et je suis très bien dans ce pays. J’ai complètement intégré la culture.
Après, je considère qu’on manque de respect à mon père sur pas mal de points, par exemple le droit de vote. Mon père est européen, il a besoin d’aller prendre une demi-journée de congé pour pouvoir s’inscrire à la Mairie et voter. Par contre ses impôts arrivent directement dans sa boite aux lettres. Je trouve ça anormal. Tu dois te déplacer pour tes droits mais tes devoirs viennent à toi. C’est un véritable manque de considération.
Je considère aussi anormal qu’on ne nous parle pas, nous, fils d’immigrés de notre véritable histoire, que l’on sache dans quel pays on vit, connaître l’histoire de la France c’est super important et intéressant, mais c’est dommageable de s’en contenter. Pourquoi on ne nous parle pas plus de l’Afrique et des différentes origines qui sont liées à l’histoire de la France. On ne nous implique pas assez…
A : C’est quelque chose qui a quand même pas mal évolué ces dernières années dans les programmes d’histoire.
K : Oui, il y a beaucoup de recherches pédagogiques et pas mal de très bonnes choses se passent, c’est indéniable et important de le souligner. Mais il reste des progrès à faire et des critiques citoyennes à formuler, en tout bien tout honneur. Je suis pas là pour montrer du doigt ou envier celui qui est né de parents riches. Je trouve ça stupide. Je suis né de parents modestes, c’est la vie. J’ai l’impression que nous, les soi-disant victimes de l’oppression et de l’exclusion on attend la moindre occasion pour reproduire le schéma et être aussi oppressant et fascisant que les autres.
A : Justement, un des points très marquants de l’album vient de cette volonté de prendre le contre-pied de ce misérabilisme parfois très excessif et omniprésent aujourd’hui.
K : C’est un véritable fond de commerce. Je ne comprends pas qu’un rappeur, grand privilégié qu’il est, dans le sens où il est dans une voie d’épanouissement, puisse tomber là-dedans. Si t’as grandi dans un quartier, t’as forcement des potes qui ont aujourd’hui, trente, trente-cinq balais et qui continuent à se faire chier, sans savoir ce qu’ils veulent faire de leur putain de vie. Nous, on a la chance d’être dans une voie, une passion et on peut développer un truc. Pour moi, se faire l’écho du négativisme sur tout un album, c’est la chose la plus démago, malhonnête et ordurière qui puisse exister. Je chie sur ce rap de merde. Vraiment. Je méprise ça profondément et je trouve que c’est du foutage de gueule. Quand tu as la chance d’avoir quelque chose qui t’anime, se faire l’écho d’autant de négatif… [Kimto s’arrête un instant]
Tu as une responsabilité sur les petits qui font n’importe quoi et n’ont aucune expérience de l’échec. Quand tu as douze ans, quinze ans, qu’est-ce que tu connais de la vie ? Pas grand-chose. Tu n’as pas à te contenter de l’échec de tes parents. Le petit il a quinze ans, une paire d’Air Max aux pieds et il a jamais travaillé de sa vie. Il a entendu son grand-frère ou un autre lui dire que c’était que la merde et qu’il n’y avait rien, donc voilà il pense qu’il n’y a rien. C’est pas ça la vie.
A : Vous aussi vous avez un public composé de gens assez jeunes et de personnes plus âgées et quelque part vous pouvez les influencer.
K : Oui, mais à mon avis c’est avant tout une question de dignité et d’amour propre. Je me prends pas pour un prêcheur ou je ne sais quoi. Moi, je veux juste pouvoir assumer ce que je raconte. Je veux assumer des choses positives pas du négatif. Je considère que tout ça va au-delà de la responsabilité, on est pas des militants ni spécialement des porte-paroles mais des artistes qui font de la musique. Après, à un moment donné, si notre parole doit être prise au sérieux, autant pouvoir l’assumer. Je pense ce que je dis et je ne le fais pas uniquement pour qu’en concert le public lève le bras.
A : Si votre premier album, Le temps d’une vie entière, comportait beaucoup d’invités prestigieux, ce n’est pas le cas de ce nouvel opus, Tant qu’il en est temps. Ce fonctionnement en effectif réduit, c’était une volonté de se mettre d’avantage en avant, ce que vous n’aviez pas forcement fait par le passé, ou plutôt une contrainte venue avec la création de votre propre label ?
K : Non, ce n’était ni une contrainte ni une volonté. Les choses se sont imposées d’elles-mêmes. Tibizla est un fidèle, P38 est un ancien de Gennevilliers qui rappe depuis très longtemps, lui aussi est un fidèle. Pour ce qui est de Platinum, on l’a découvert en septembre dernier, JP est allé en Jamaïque et nous a ramené son son. Je suis tombé amoureux de sa voix, le mec a un timbre pur. En plus c’était intéressant de faire un morceau un peu plus festif, morceau qu’on a abordé à notre manière. Voilà, on est rentré en studio avec cette équipe là.
A : Cette équipe réduite est donc avant tout composée de proches…
K : Oui et puis on a beaucoup moins de relations. J’ai toujours de très bonnes relations avec les marseillais mais j’ai complètement coupé les ponts avec La Rumeur, Casey. Je continue à beaucoup aimer Taïro mais on a pas eu l’occasion de travailler ensemble à ce moment là.
A : Le fait d’avoir coupé les ponts avec Casey et La Rumeur, c’est un choix lié à votre départ de Dooeen’ Damage, où ce sont davantage des choix artistiques ?
K : C’est un ensemble de choses. A un moment donné tu considères que tu n’as plus rien à dire aux autres, que le feeling n’est plus là. Underground ou pas c’est un milieu où tout le monde veut être copain avec tout le monde et tout le monde veut être le frère de tout le monde. Moi, je ne fonctionne pas comme ça. Je n’ai jamais fait du rap pour me faire des amis mais parce que j’aime ça.
Dans le peu-ra, c’est un peu comme dans le show-business, tout le monde se sourit. C’est facile d’être super rebelle, radical et de détester les autres dans les chansons, mais en réalité chacun veut l’amitié et le respect de l’autre. Moi j’en ai rien à foutre d’être respecté par tout le monde. Chez moi, il y a une expression qui dit « Même Jésus qui était parfait n’a pas plu à tout le monde », alors qu’est-ce que nous, minables êtres humains on va chercher à plaire à chacun ?
A : C’est marrant que tu parles de ces relations entre les artistes quand on sait que tu as écrit le refrain de ‘J’t’emmerde’. J’imagine que tu devais pas mal partager l’esprit du morceau…
K : Oui, j’étais à fond d’accord avec lui…sauf sur certains trucs qui étaient plus personnels et avec lesquels j’avais pas grand-chose à voir. L’important c’était que la chanson soit efficace et que ce soit pas simplement des insultes pendant douze minutes. Au départ l’idée de Gab’1 c’était ça. La première version de ‘J’t’emmerde’, Jeap doit l’avoir quelque part, durait douze minutes et Gab’1 insultait vraiment tout le monde dessus. On lui a dit après qu’il fallait faire un truc concis et efficace et c’est surtout là-dessus qu’on a développé.
Le refrain de ‘J’t’emmerde’, à la base, c’est un truc que j’avais posé en freestyle sur une mixtape. On l’a retravaillé pour que ça fasse le refrain de ‘J’t’emmerde’ mais c’était pas du tout une commande. J’ai pas attendu Gab’1 pour détester le rap français et me dire que la plupart sont des mythos et des démagos qui voudraient ressembler à d’autres.
« Underground ou pas c’est un milieu où tout le monde veut être copain avec tout le monde et tout le monde veut être le frère de tout le monde. »
Kimto
A : Oui, pour en revenir à votre album, on ressent une véritable cohésion, à la fois musicalement mais aussi dans vos opinions, moins nuancées que par le passé : c’est aussi la preuve d’une forme de maturité ?
K : Les années passent. Tu sais, pour le premier album, on a dû faire cinquante, soixante morceaux et on avait une vingtaine d’années quand on a écrit certains textes. Notre état d’esprit a changé depuis, on a gagné en maturité. Pour ce nouvel album, les textes ont été écrits sur une période bien plus courte. Le temps d’une vie était une projection très positive alors que sur Tant qu’il en est temps il y a cette notion d’urgence, du temps qui passe. On a conservé l’idée de temps mais aujourd’hui on est plus mature et du coup ce nouvel album est plus clair dans le propos, plus concis et précis.
A : On ressent vraiment ce caractère d’urgence à l’écoute de l’album, cette volonté de continuer à l’aller de l’avant même si des années se sont écoulées…
K : Oui. A un moment on était peiné, aigri en se disant qu’on avait beaucoup bossé et que repartir de zéro, c’était dur. Mais à partir du moment où on a décidé de se redonner une chance parce qu’on kiffait le truc, on s’est dit qu’on avait intérêt à penser concrètement, à ramener des sous et vendre ça bien et arrêter de croire que tout allait tomber du ciel et que le monde fonctionnait au mérite. Donc, oui, il y a une vraie urgence dans cet album.
Nous, on se fait la vitrine du rap de trentenaire quand les autres continuent à jouer les victimes et les exclus de ce siècle et de cette société. On porte la croix de ce rap mercantile, de ce marché de banlieue à deux balles qui va durer le temps qu’il durera.
A : Après, si ce rap là est mis en avant c’est aussi parce qu’il est vendu à un public qui attend ça.
K : Oui, moi aussi j’ai écrit des trucs très énervés mais j’avais certainement l’âge et la maturité pour les écrire. Quelques années plus tard, tu relativises d’avantage et tu arrêtes de chercher des coupables à ta situation pour te dire plutôt « qu’est que je peux faire pour moi ? »
A : Je trouve toujours que l’enchaînement des morceaux joue beaucoup sur l’ambiance d’un album. Comment avez-vous déterminé l’ordre des morceaux sur votre album ?
K : C’était comme un jeu, cet album c’est notre jouet…
A : ….Non mais c’était de grosses prises de gueules ou pas du tout ?
K : Non, à vrai dire c’était cool. J’ai demandé à droite, à gauche et j’ai pas mal écouté les arguments des autres. Ca nous a permis de changer intelligemment nos choix, tout en conservant un peu la structure qu’on voulait. Après, classique, on voulait une entrée d’album explosive avec de la cadence pour rentrer progressivement dans les profondeurs…et ressortir avec un truc très massif. ‘Sortir du silence’ est un morceau sur lequel on se positionne par rapport au paysage du rap français et ‘Rendez-vous nulle part’ c’est la même. On a juste rajouté le remix de ‘La sueur a coulé’, on avait envie de se faire ce petit plaisir.
J’ai adoré vivre les différentes étapes, le mix, le mastering, les enchaînements, même les petits interludes qu’on a pu mettre en fin de morceau. Tout ça, c’était un vrai kiffe.
A : Tout au long de l’album, et peut-être plus encore sur ‘A nos excès’, on ressent cette volonté de lutter contre la facilité, les vices et les petites paresses du quotidien, considères-tu cette envie comme une forme de maturité ?
K : Je considère que c’est l’enseignement de nos parents qui nous ont appris à agir et à ne pas nous plaindre. On a de la chance d’être en bonne santé…
[Jeap arrive, s’excuse d’emblée pour son retard. Une longue discussion un peu hors sujet sur les médias débute, enchaînant au départ quelques incompréhensions, puis beaucoup d’éclats de rire et finalement chacun se rend compte que l’autre est vraiment sur la même longueur d’onde. A ma grande surprise j’apprends que l’Abcdr aurait la réputation de refuser de faire des interviews de groupes passant en radio. Public Enemy avait, encore, raison : « Don’t believe the hype. »]
K : …Oui, je pensais, par rapport à l’ordre des morceaux dont on parlait tout à l’heure, on était contents de mettre ‘A nos excès’ juste après ‘Fils d’immigrés’ qui est un morceau un peu émouvant qui parle de notre intimité, de notre parcours. C’était important de mettre un morceau plus fêtard derrière, notamment pour arrêter de nous faire passer pour des mecs qui ont le cafard toute la journée. On passe une bonne partie de notre vie à rigoler, même si quand on se penche sur nos cahiers pour écrire, il y a peut-être un coté plus mélancolique et sérieux qui revient parce qu’on est encore jeunes et qu’on a pas la distance pour faire de la musique plus légère. Mais à un moment c’était important de donner du relief.
A : Ça rentre dans la lignée de ce que tu disais tout à l’heure, cette volonté de ne pas avoir d’étiquettes collées au cul…
K : Exactement. Quitte à passer pour un mec de variet’, je m’en bats les couilles.
Jeap : Kimto a dû te le dire tout à l’heure, mais nous on considère qu’on est un groupe inconscient et qu’on fait de la musique de major. La musique de Less Du Neuf elle est pour des gens de sept à soixante-dix sept ans.
A : Oui. Sur un tout autre sujet, comment avez-vous vécu les dernières grandes annonces des ministres de droite, comme Sarkozy demandant l’expulsion des étrangers impliqués dans les dernières violences urbaines…
K : C’est ridicule, il n’y pas d’étrangers impliqués dans ces violences urbaines. Tu fais une enquête, tous les petits qui ont participé à ces violences, ils sont français…
J : Attends, moi suffisait qu’un truc brûle en bas de chez moi et que je passe pas loin, c’était contrôle d’identité à coup sur et là c’était mort. Les flics dehors ils sont comme ça, on le sait, ça fait vingt ans que c’est comme ça. Moi, ça fait vingt ans que je suis en France et je sais que si je me fais serrer une seule fois, c’est direct dans l’avion.
Après, ce qu’ils disent ils ont raison de le dire vu qu’ils savent que ça va freiner ceux qui sont en situation irrégulière ou ont une carte de séjour. A coté de ça, ils savent très bien que les petits renois ou rebeus qui sont français, ils vont les mettre en prison et les ressortir. Depuis les années quatre-vingt c’est comme ça. Tu vois, moi je pense qu’il faut un peu d’autorité pour que les gens se calment. Ça veut dire que toi ou un de tes potes se fait défoncer t’es content de voir débarquer la police ou les pompiers.
« Moi je pense qu’il faut un peu d’autorité pour que les gens se calment. Ça veut dire que toi ou un de tes potes se fait défoncer t’es content de voir débarquer la police ou les pompiers. »
Jeap
K : Pour moi c’est scandaleux de s’en prendre à des pompiers. J’ai l’impression que ces mecs n’ont aucune notion de ce que peut être leur pays d’origine. Tu ne peux pas dire que tu viens du tiers-monde et te comporter comme ça. Quand tu viens du tiers-monde aujourd’hui t’es heureux d’arriver en France.
J : T’as vu les images des manifestations en Ukraine ? Peu après en Biélorussie, les mecs ils ont voulu faire le même genre de révolution. T’as vu les images des kondés qui tapaient les gens ?
K : Là-bas, tu brûles la voiture de ton voisin, ton voisin il vient t’écorcher ta gueule. Y’a qu’en France qu’on te fait rien si tu fais un truc pareil. Va brûler des voitures dans un pays, c’est direct la vendetta populaire.
J : Non mais ce qui m’énerve le plus avec ces mecs là, c’est qu’à un moment donné t’as envie de leur dire de se mettre avec un titre de résident. Je te dis ça moi, je l’ai vécu. Je savais pas ce que c’était au départ. Quand j’ai eu dix-huit ans et que les mecs ils m’ont donné un statut d’étudiant, j’étais vénère. Franchement. Tous ces mecs là qu’ils se mettent dans cette situation et là qu’ils ouvrent leur gueule. Aujourd’hui, quand on te montre des étrangers qui arrivent en France on les traite tous de clandos, mais la plupart des mecs qui essaient d’escalader des murs ce sont des gars qui sont deux fois plus intelligents que nous tous réunis ici. Tu trouves 1 500 euros pour dépasser la frontière et t’as encore les couilles pour prendre le bateau pour venir jusqu’ici et essayer de te faire une situation.
A un moment faut leur mettre des règles dans le crâne, parce que des mecs depuis qu’ils ont dix ans, ils entendent des rappeurs leur dire « Nique la police« , « fils de pute« …
K : Aucun de ces enfoirés ne s’est jamais retrouvé en situation irrégulière, à aller quémander des papiers. JP il l’a vécu pendant quinze piges. Moi je suis un blanc, je suis assimilé et cette situation là je l’ai vécue. Je suis arrivé à dix-huit piges, demande à mon pote, j’étais en situation irrégulière. Y’a plein de petits rebeus et renois on leur donne directement les papiers ou ce sont papa et maman qui s’en occupent. Moi j’ai été tout seul au tribunal chercher mes papiers. Le mec là-bas il te regarde, tu parles français comme n’importe quel français. Est-ce qu’on a l’accent ? Non, peut-être en 1987 quand on est arrivé mais après on est devenu des putains de çai-fran.
Alors les mecs qui se plaignent pour rien, qui croient que tout leur est dû dans la vie, tout ça c’est que de la bourgeoisie. Y’a des pays et des contextes qui sont nettement pires et beaucoup de progrès ont été faits. J’ai l’impression qu’on est une génération d’enfants gâtés qui n’a pas conscience des progrès faits par l’humanité. La France a du sang sur les mains, y’a plein de choses extrêmement mauvaises qui ont été faites dans ce pays, mais malgré tout t’es quand même à la pointe. Y’a un toit, du chauffage, on est bien. Nous, on fait de la musique, toi t’as un magazine, on est bien.
K : On porte la croix de ce rap mercantile, de ce marché de banlieue à deux balles qui va durer le temps qu’il durera. Nous, on est dans une logique de carrière, on a envie d’écrire l’histoire de cette musique et on espère qu’à soixante, soixante-dix piges, on continuera à faire de la musique.
A : Pour ‘Le chant du coq’, est-ce que le texte a été écrit d’emblée pour un a capella, ou est-ce que c’est la force du texte qui a fait que, Kimto, tu as préféré le lâcher brut?
K : En fait quand on s’est retrouvé tous les deux avec JP, je lui ai proposé de faire ce texte en Slam et il a trouvé l’idée intéressante. Après, on l’a couplé à Fils d’immigrés. Le coté Slam et un peu poétique adressé à tes concitoyens c’était sympa à faire.
A : Dans le livret de l’album, vous dites remercier les artistes qui refusent la culture de l’échec et de la haine, ceux qui ne prônent pas à nos petits frères et sœurs l’auto victimisation, c’était une nouvelle façon de vous démarquer de ce rap de rue ?
K : Oui, maintenant, même si on a un esprit de contradiction très développé, on ne fait pas ça uniquement par contradiction. On considère plutôt que cette description de la France ne correspond pas à notre réalité. On a plus envie de dire à notre public de se faire son propre avis et de pas croire forcement son entourage. Crois pas obligatoirement ton grand frère, qui a peut-être la poisse, qui a tout essayé mais s’en sort pas dans la vie mais tu as aussi peut-être un grand frère qui est un gros fainéant et veut pas se bouger le cul. Tu sais le salaire minimum au Portugal c’est 300 euros. Le RMI en France c’est 400 euros.
A : Et tu as aussi plein de pays ou régions il n’y a même pas de RMI, notamment dans les territoires d’outre-mer…
K : Oui, je sais, moi je te parle de la réalité de chez moi. Tu gagnes plus ta vie ici à rien foutre qu’en allant bosser huit à dix heures par jour dans mon bled d’origine. Y’a des trucs comme ça qui peuvent te pousser à la fainéantise.
J : Moi aussi j’ai galéré en bas des halls, j’avais dix-sept, dix-huit ans. T’imagines à cet âge là tu penses déjà que tu vas aller nulle part ? Quand tu vois qu’il y a des mecs qui ont trente, trente-cinq ans et qui galèrent en bas. Eux ils savent qu’ils vont aller nulle part, ils peuvent qu’utiliser les gamins. Pour moi c’est à ceux qui ont pu se sortir de là de montrer l’exemple. Le rap aurait pu jouer ce rôle, donner une perspective d’avenir à ces gamins.
A : On avait fait une interview à la sortie de votre premier album, où Jeap tu disais que le rap était un discours presque politique devant être assumé ; le rap pour l’égotrip et pour la musicalité, c’est une approche qui ne vous intéresse pas ?
K : On ne s’est jamais pris pour des politiciens, on a pas la compétence et la formation pour. Mais profiter de l’espace que la musique te donne pour émettre des avis citoyens et communautaires, c’est très intéressant. Maintenant, entre un discours politique extrême et un autre extrême qui serait de rapper pour rapper, je pense qu’il y a un juste milieu.
« Écoute, Diam’s elle a entendu 2004 pour faire un morceau sur le front national. Ridicule. C’est ridicule. »
Kimto
A : Vous dites: « Je ne suis pas dans la course à qui expose le mieux sa souffrance, caché par la haine et qui chie le plus fort sur la France. » Est-ce que parfois vous sentez un décalage avec votre public qui ne comprend pas toujours ou simplement n’adhère pas avec ces propos ?
K : J’ai l’impression que ceux qui viennent nous voir sont demandeurs de ce qu’on peut raconter. Ils sont plus intéressés par ce qu’on peut exposer que par les lieux communs. Écoute, Diam’s elle a entendu 2004 pour faire un morceau sur le front national. Ridicule. C’est ridicule. Le front national est là depuis 1974. Non, mais t’as pas autre chose à foutre ?
A : Sur ‘Toi et moi’, Kimto, tu dis « les idées de plus en plus claires, l’objectif plus net », quel est cet objectif dont tu parles ?
K : A un moment donné je me demandais ce que je foutais de ma vie. Je suis sorti de « Taxi 2 » et je me suis posé des questions. JP est le seul qui a eu les couilles de venir me voir et de m’exposer ses doutes sur ce que j’étais en train de faire, tous les autres n’ont fait que me dénigrer. Quand j’ai écrit cette lettre à mon pote, j’avais la vue plus claire, ça m’a permis de mieux analyser quelle période j’avais vécu, comment j’ai pu me retrouver avec des sous. J’ai rassuré mes parents par rapport à mes choix de vie tout en étant malheureux par rapport à mon entourage. J’ai mis du temps à comprendre et reconnaître que des mecs étaient juste jaloux de moi, tout simplement. Ils auraient voulu être à ma place.
A : D’ de Kabal, dans une interview disait : « Less du Neuf par exemple, techniquement c’est pas mon délire mais on sent que les mecs se donnent à fond, c’est sincère, bien amené et ça me touche. » Comment prenez-vous une telle déclaration ?
K : Tu vois, ça me fait penser…je suis pas fan de Kamaro, j’ai pas son disque mais quand je l’écoute, je le trouve beaucoup plus crédible dans son créneau que la plupart des trous du cul qui me racontent la rue. Et je suis sincère quand je dis ça. Le mec il est sincère, il a une logique commerciale assumée, il assume sa vérité. « Je fais mon entertainment » comme il dit. Ils assument pas le fait qu’ils veulent vivre de l’oseille et veulent être des salariés du rap.
Du bon vieux commentaires de reac, quadra mais deja de droite.
Au moins ils assument, Kimto avec Soral et JP avec Dieudo.