Une master class avec kris ex
Journalisme

Une master class avec kris ex

Journaliste multi-facettes (The Source, XXL, Rolling Stone), kris ex est un témoin privilégié du hip-hop aux États-Unis. Amoureux de l’écriture et blogger assidu, il signera prochainement la biographie de 50 Cent. Nous l’avons interrogé sur son parcours, ses souvenirs et sa méthode.

, et

Abcdr du Son : À part les décortiqueurs de magazines, peu de gens te connaissent. Comment te présenterais-tu ?

kris ex : Je dirais que je suis écrivain – un écrivain hip-hop, dans le sens où je suis un écrivain qui est informé par le hip-hop, mais pas nécessairement quelqu’un qui écrit sur le hip-hop. Les gens me « connaissent » avant tout en tant que journaliste : j’ai écrit pour XXL, Vibe, The Source, Village Voice, le LA Times, Rolling Stone, Blender, ego trip, RapPages, Hip-Hop Connection et beaucoup d’autres publications. Parmi tout ça, on dit qu’il y a de bonnes choses…

A : Peut-on dire que tu aimes le journalisme encore plus que le rap ? J’ai lu une interview dans laquelle tu rendais hommage à des journalistes. Tu décrivais leurs styles respectifs avec beaucoup de precision et de passion…

k : J’aime l’écriture et le flow. Je suis un amoureux des mots et leur maîtrise, qu’ils viennent de Biggie, Jay-Z ou 2Pac. Selwyn Hinds, Karen Good ou dream Hampton. Gabriel Garcia Marquez, Stephen Kinz ou Chester Himes. Ces derniers temps, je m’intéresse à une jeune femme qui s’appelle Jilly Hunter. Elle fait de la poésie, parfois de la prose. À chaque fois que je lis ses trucs, ça fait exploser mon crâne en mille morceaux. J’ai découvert aussi Joan Didion, une critique dont le travail dans les années 70 était absolument fantastique.

A : As-tu souvenir d’articles ou de couvertures de magazines qui t’ont impressionné par le passé ?

k : Par le passé, tout m’impressionnait. Quand j’ai découvert The Source – c’était à l’époque où Ice Cube sortait Amerikka’z Most Wanted – tout était excitant. J’avais l’impression d’avoir été aveugle, et de voir pour la première fois. Ce dont je me rappelle surtout, c’est la couleur. Une couleur brillante, une couleur jouissive.  J’ai beaucoup de souvenirs des couv’ de The Source : Slick Rick qui pose avec la totalité de ses bijoux, Eazy-E qui te braque, Dre qui pose un flingue sur sa tempe, le X-Clan afro à mort avec leurs colliers de perles, leurs anneaux dans le nez et leurs cannes… Et puis RapPages arrive avec Brand Nubian en couverture. Là j’ai été choqué. Brand Nubian était un groupe mortel à l’époque, mais j’aurais jamais imaginé une seule seconde qu’ils puissent faire la couv’ d’un vrai magazine. On n’était même pas encore à l’époque des fanzines, donc c’était un vrai choc. Par la suite, RapPages a fait de très belles couv’. Ma préférée, c’est celle avec Kool G Rap. On le voit fumer un cigare, les yeux bandés, et il y a des impacts de balles tout autour de lui. C’était à tomber par terre.

En revanche, je n’ai pas de souvenirs précis d’articles publiés à cette époque.  Ceci dit, je me souviens qu’un des mecs de The Source – ça devait être soit James Bernard, soit Reggie Dennis – avait signé un portrait d’Heavy D écrit à la deuxième personne. Je ne me rappelle plus vraiment du contenu, mais je me souviens que ça m’avait vraiment fait décoller de ma chaise. J’en ai parlé autour de moi pendant des jours, genre « Tu vois ce truc ? Tu te rends compte ce qu’il se passe ? » Je n’avais jamais lu un article pareil dans le hip-hop.

« Quand j’ai découvert The Source, j’avais l’impression d’avoir été aveugle, et de voir pour la première fois. »

A : Tu n’as jamais utilisé ton écriture pour faire du rap ?

k : J’ai 32 ans, et je pense que tous les gens de mon époque se sont essayés au rap. On n’était pas de bons rappeurs, on n’était même pas des rappeurs, mais on rappait, c’est tout. C’était une occupation comme une autre. Manger, dormir, aller chier, rapper. Celà dit, je ne me suis jamais vu dans la peau d’un MC, et personne ne s’y voyait vraiment. J’ai rappé, j’ai fait du graffiti, j’ai dansé – le seul truc que je n’avais pas fait, c’est le DJ. Je n’était pas très doué dans aucune de ces disciplines, mais je les ai pratiquées parce que c’était ce qui se faisait à l’époque. Mon frère le plus âgé se débrouillait très bien aux platines, et il faisait parler de lui. J’avais un autre frère qui dansait plutôt bien. Son crew était l’un des meilleurs crews de Brooklyn. Ils se faisaient appeler le Rock Steady Crew. Ils ont dû affronter des types du Bronx qui portaient le même nom, et inutile de préciser qui a pu garder le nom Rock Steady Crew après ça. Mais c’était des bons. Ils ont fait des battle contre les New York City Breakers, des trucs du genre. Quant à moi, je faisais mes petites routines dans le quartier. Au sol j’étais nul, et mon pop-lock était correct. Niveau rap, que dire ? Je n’ai jamais fait de battle avec personne. Comme je disais, le rap c’était juste une occupation comme une autre. Personne n’y pensait vraiment sérieusement. Et à côté de ça, je doute que je puisse rapper dans les temps, même si ma vie en dépendait.

A : Quand tu repenses aux articles que tu as écrit, quels sont tes meilleurs souvenirs ?

k : C’est une question impossible, ça. Les raisons pour lesquelles j’aime mes papiers ont très rarement à voir avec l’écriture elle-même. Elles sont plutôt liées au contexte des articles. Un exemple : juste après la fameuse demission générale de l’équipe éditoriale de The Source , on m’a proposé d’écrire pour eux. Ça a duré des mois, et je refusais chacune de leurs propositions. Ils ont fini par me proposer une cover story sur KRS-One. J’ai pesé le pour et le contre, et finalement j’ai accepté. On parlait quand même de KRS-One, et c’était la couv’. J’allais donc faire cet article, seulement cet article, et ensuite fini The Source. J’aurais pu aimer cet article, mais RapPages a mis KRS-One sur sa couverture avant The Source, et on a retiré mon papier de la couv’ – ce qui m’a fait le détester. Quelques années plus tard, alors que je fumais avec mon cousin et des potes à lui, l’un des mecs m’a ressorti texto un passage de l’article. C’était trois, quatre ans plus tard ! Ça m’a fait bloquer. J’ai posé ma weed, je suis parti dans la chambre à coucher, et j’ai carrément perdu connaissance. C’était beaucoup trop pour moi. A cette époque, j’avais arrêté d’écrire. Je venais d’avoir un fils et je me disais qu’il me fallait un vrai job qui paie bien. Et là, ce gosse me sortait un truc que j’avais écrit trois ans plus tôt. C’est ça qui m’a fait revenir dans le game. Aujourd’hui, ce papier sur KRS-One, je l’aime beaucoup.

J’ai aussi aimé la cover story sur Nas que j’ai écrite pour The Source, parce que j’ai reçu une lettre complétement dingue d’un mec en prison. Je le connaissais pas, mais il m’a simplement écrit pour me dire que l’article l’avait touché. J’ai aimé ma cover story sur les Hot Boys dans The Source, parce que c’était la première fois que je bossais avec Selwyn Hinds comme rédacteur en chef. J’étais épaté : « Selwyn Hinds veut relire mon papier avec moi ! Il me relit ! Putain c’est trop cool. »

J’aime beaucoup de choses que j’ai faites pour Vibe quand Danyel Smith était aux commandes. Je pense qu’elle a été la meilleure rédactrice en chef qu’aucune publication n’ait jamais eu. Selwyn était très doué, mais il était tiraillé parce qu’il est avant tout un écrivain, et il n’a jamais réussi à gérer complétement cette dualité. Alors que Danyel, elle a mis sa casquette de rédac’ chef, et elle a crée le meilleur de Vibe. C’est là-bas que j’ai appris à composer un bon papier. Mes trucs faits à XXL me plaisent beaucoup parce que j’avais une grande marge de manœuvre. J’étais en mesure de casser chacune des règles que j’avais apprises au fil des années. Pareil avec Hip-Hop Connection, ils me laissaient faire plein de truc, et ça me permettait d’expérimenter. D’ailleurs, je trouve que les magazines européens sont bien plus ouverts et créatifs que leurs homologues américains.

Les seules réalisations dont je ne suis pas fier, dans l’ensemble, c’est ce que j’ai fait pour Rolling Stone et Blender. C’est pas que c’était mauvais, au contraire c’était plutôt sacrément bien, et à ce jour ça reste sans doute mes travaux les plus aboutis. Et j’ai appris beaucoup. Mais en fait, je crois que les lecteurs de Rolling Stone et Blender ne sont pas mon public cible. Je pense que ma voix a souffert d’essayer d’écrire pour des personnes que fondamentalement, je ne comprend pas. Ce sont de grands magazines, mais je me sens plus à l’aise pour parler aux lecteurs d’XXL et Vibe.

A : Pourquoi avoir arrêté d’écrire ? Il y avait un ras-le-bol ?

k : Pas un, plusieurs. Et je saurais pas par lequel commencer. Le truc, c’est que je suis un écrivain, pas un journaliste. Et il m’a fallu du temps pour le comprendre. La plupart des journalistes écrivent quand ils ont un papier à rendre, là où un écrivain écrit parce ça l’éclate. Bien sûr, je généralise grossièrement. Il y a énormément de gens qui concilient très bien ces deux aspects. Mais dans l’industrie du disque, beaucoup de gens écrivent comme d’autres conduisent des bus ou balaient les rues. C’est leur job, et c’est tout. Déjà que je me trouvais dans un milieu qui privilégie la marchandise à l’art, mais en plus je me suis retrouvé entouré de gens qui n’interprètaient pas notre métier de la même manière. Et j’étais fauché. Pendant dix ans, l’écriture m’avait fait vivre. J’étais parfois plus doué que les autres, mais à la naissance de mon fils, j’ai commencé à me dire que je ne pouvais pas mettre son bien-être en péril pour poursuivre ce qui n’était qu’un rêve, ni plus ni moins.

Il y a d’autres raisons, certaines très spécifiques, mais je ne vais pas rentrer dans le detail car elles trébuchent dans ma tête comme une bande d’ivrognes sur un bateau en pleine tempête. C’est compliqué. Rien que d’y penser, ça me rend malade. Franchement, beaucoup d’écrivains ne sont que des putes. Et même pas des putes mignonnes, ou des putes malignes. Ça me fout en l’air rien que d’y penser… Il m’arrive encore de tout envoyer ballader. Et à chaque fois que je me dis que je n’y reviendrai plus, j’y retourne quand même. Comme une femme battue. Ou une pute très conne.

« Je suis un écrivain, pas un journaliste. Et il m’a fallu du temps pour le comprendre. »

A : Est-ce qu’il y a une phrase, ou un article que tu aurais aimé ne jamais écrire ?

k : Non, mais en même temps je n’ai jamais été satisfait à 100% par un de mes articles. Je pense que c’est inhérent à l’exercice de l’écriture dans des magazines. Tu envoies ton papier, et le lendemain matin tu penses à une chose que tu aurais dû dire. Ou alors, tu tombes sur un article qui va t’inspirer. Ou la personne que tu as interviewée va passer à la radio et dire un truc profond. Il se passe toujours quelque chose. Pendant que ton papier est à l’imprimerie, ta vie change, et le monde change. Aujourd’hui, le temps d’impression est plus rapide, mais à mes débuts, il fallait boucler un article six semaines avant sa publication. Pendant ces six semaines, je trouvais toujours une, ou deux, ou douze raisons de ne plus aimer ce que j’avais écrit.

A : Il y a un détail qui m’intrigue : pourquoi écris-tu ton nom sans lettres majuscules ?

k : De un, je trouve que c’est moche. De deux, je ne crois pas être si important que ça. Je ne vais pas dire « Mettez Moi En Lettres Capitales, Je Suis Spécial. » Désolé si j’ai cassé une part de mystère.

A : Pourquoi avoir crée un blog ?

k : Il y a de nombreuses raisons à ça. D’abord, j’ai découvert que Jon Caramanica avait un blog. Jon est un excellent écrivain, c’est aussi un ami, mais il n’est pas très calé niveau technologie. Il a démystifié le process pour moi, et je me suis dit que c’était à ma portée.

Mon blog a évolué par rapport à mon projet de départ. Au début, je voulais que ce blog soit plus ou moins anonyme, car peu de gens me connaissent sous le nom « exo ». J’avais vraiment envie de faire le journal intime typique, avec des anecdotes du style « Hier soir, R. est venue. On a couché ensemble, comme d’habitude. Sa cousine était dans la pièce d’à côté. Elle nous écoutait, je voulais qu’elle nous rejoigne, mais R. refusait catégoriquement. « Pour quelle raison tu l’as fait venir alors ? », je lui ai demandé… » D’ailleurs, j’ai vraiment écrit des trucs dans cet esprit, même pire encore. Mais un soir j’ai tout viré. Une décision heureuse puisque le lendemain, Jon m’a appelé pour me dire que deux bloggeurs avaient fait allusion à mon blog. En fait j’avais posté sur le blog de Jeff Chang, un bon ami qui connaît « exo », et l’info est sortie comme ça. Je ne savais pas à quel point le monde des blogs hip-hop était entremêlé, et je n’imaginais que des gens suivent mon travail d’aussi près. J’en apprends tous les jours.

Depuis, j’écris sur ce blog juste pour être créatif, expérimenter avec ma voix, exprimer des points de vie… J’aime pas parler de hip-hop, je l’ai fait depuis assez longtemps, et à chaque fois, ça ouvre la porte à trop de débats. Dès que je dis un truc sur le hip-hop, il y a mille gamins qui se pointent pour deviser sur son histoire, ses implications sociales… Et ça me branche absolument pas. D’autres le font, et le font très bien, mais c’est pas mon truc. Moi, tout ce que je voulais, c’est avoir mon journal en ligne. Si ça se trouve, j’en ai un qui traîne quelque part.

A : Quand on te commande un papier pour un magazine, comment ça se passe ?

k : En général, le premier truc que je fais, c’est une petite danse. Un peu façon Ashlee Simpson, mais en plus stylé : Yes! Money! Ensuite je sors de chez moi et je vais m’acheter des baskets.

Pour le boulot en tant que tel, quand j’ai débuté je faisais beaucoup de recherches. Je trouvais tout ce qui avait pu être écrit sur l’artiste, puis j’écoutais son nouvel album. Pour des journalistes plus jeunes, ça peut paraît bizarre, mais à mes débuts, il y avait encore des versions advances des albums. L’artiste finissait son disque des mois avant qu’il sorte, et la maison de disques l’envoyait aux journalistes en amont. Une fois l’album écouté, je rédigeais donc une ou deux pages de questions.

Aujourd’hui, je fais juste une recherche Google – si j’ai le temps – et j’appelle des potes pour savoir ce que le consommateur moyen veut savoir sur l’artiste. Si je maîtrise pas trop le sujet, j’appellerai peut-être un autre journaliste pour me rencarder. Mais je ne me prépare plus autant parce que j’ai appris que les artistes ont généralement quelque chose (beaucoup) à dire, et il vaut mieux laisser les choses se passer naturellement. L’attaché de presse va te briefer sur l’artiste, et ton rédac’ chef va te briefer sur l’angle. Tant que tu sais à peu près à qui tu parles, tu t’en sors bien. Le problème d’avoir un plan rigide, c’est que 1) tu peux rater une occasion d’observer et 2) tu risques de mettre l’artiste sur la défensive, et le rendre moins enclin à la communication.

Bien sûr, j’utilise cette approche dans le hip-hop, mais ce serait plus délicat d’en faire autant avec Green Day ou Sum 41. Avec ces gens-là, je suivrais les mêmes étapes, et il me faudrait une bonne semaine pour me familiariser avec, euh… le genre de musique qu’ils sont censés faire, peu importe ce que c’est.

A : Est-ce que tu dois adapter ton écriture selon le magazine pour lequel tu écris ?

k : Oui. J’ai pas vraiment le choix, et ça me rend schizophrène. J’ai toujours espéré qu’arrive ce jour où un magazine me donnerait carte blanche. « On veut le style kris ex ! » Si c’était le cas, ils finiraient par me dire « En fait, ça, il faut changer. » Le pire dans tout ça, c’est que si quelqu’un finissait par réclamer le style kris ex, je ne saurais pas quoi lui donner. Je suis devenu un vrai écrivain schizophrène.

(Moi aussi.)

A : Est-ce qu’il y a une grosse différence entre l’article que tu écris et celui qui est publié ?

k : Pas vraiment. Je vais dire les choses ainsi : s’il y a une grosse différence, j’arrête d’écrire pour le magazine. Mais parfois il y a des petites différences qui me rendent dingues, du genre « Non, là ça devait être un point VIRGULE. »

A : Tu places régulièrement des références au rap dans tes articles. Tu finis par exemple ta critique du Eminem Show dans Rolling Stone avec une phase de Jay-Z (« He can’t leave rap alone. The game needs him. ») Est-ce que tu empruntes beaucoup à l’écriture rap et aux rappeurs ?

k : Alors, à ma connaissance, ce style d’écriture a été inventé par l’équipe d’Egotrip. Pour ceux qui l’ignorent, Egotrip était un magazine new-yorkais de la fin des années 90 qui parlait de rap et un peu de rock. Magazine fondé par Sacha Jenkins, Elliott Wilson et Jeff Mao. Je n’ai jamais été un ego tripper à temps complet, mais je faisais partie de la famille. Je ne sais pas qui est le premier à avoir inclus des citations dans les articles. Ça peut être n’importe lequel des trois, mais toujours est-il que c’est une création de ce petit collectif, et on leur a tous emboité le pas. Quand Elliott Wilson a pris les commandes d’XXL quelques années plus tard, il a plus ou moins emmené ce style avec lui. Avant de m’y remettre dans XXL, je l’ai fait ici et là, mais la plupart des publications ne m’autorisaient pas à le faire, parce qu’ils ne captaient pas les références. D’ailleurs je suis plutôt surpris que celle-ci ait fini dans Rolling Stone. Pendant toute la relecture, j’attendais le moment où mon secrétaire de rédaction allait me dire « kris, celle-là, il faut qu’on la change. » Ensuite je me suis dit qu’ils allaient juste la virer. Et puis non.

A : Tu es l’auteur de la future biographie de 50 Cent, From Pieces to Weight, Once Upon a Time in Southside, Queens. Quelle relation as-tu instauré avec lui pour écrire ce livre ?

k : La même qu’avec n’importe quel sujet d’interview : je me tais et j’écoute. Je fais en sorte de très bien connaître la personne, mais la personne ne doit pas me connaître en retour. (J’ai tenté la même approche dans mes histoires personnelles. Les résultats ont été assez mitigés.) 50 Cent est une bonne personne, avec un bon coeur. C’est un vrai artiste et un mec qui gamberge. Je lui souhaite juste qu’il se donne, et que le monde lui donne l’opportunité de le montrer. En temps voulu, je pense qu’il pourrait faire passer Russell Simmons, Master P et tous les autres businessmen du hip-hop pour des petits joueurs. Il en a vraiment le potentiel.

A : 50 Cent s’est fait un nom en mettant en scène ses nombreuses embrouilles. Dans ce livre, lira-t-on un vrai conte gangsta ou une biographie plus personnelle ?

k : La vérité, c’est que dans son cas précis, il n’y a pas vraiment de différence entre l’un et l’autre.

« Bon, je vais te dire la vérité : c’est moi qui écris tous les textes de Jay-Z. »

A : Tu ne rates jamais une occasion de citer Jay-Z sur ton blog. Tu ne regrettes pas de ne pas travailler sur son projet de biographie, le fameux Black Book ?

k : Bon, je vais te dire la vérité : c’est moi qui écris tous les textes de Jay-Z. À ton avis, pourquoi il n’arrête pas de dire qu’il a pas besoin de stylo pour écrire ses rimes ? Pourquoi est-ce qu’il prend sa retraite tous les deux jours ? Au départ, je voulais pas, mais il a supplié, donc j’ai dit : « OK. Un album. » C’est pour ça qu’à la sortie de Reasonable Doubt, il a annoncé que ce serait son seul album. Évidemment qu’il faisait un seul album, vu que j’en écrivais un seul pour lui ! Mais voilà, à chaque fois, il me balançait tout un tas de fric et j’en faisais un autre. D’où sa retraite actuelle, suite à une grosse embrouille qu’on a eu suite à The Blueprint 2

k : J’avais écrit tellement de morceaux qu’il avait de quoi sortir deux CDs, mais il m’a payé pour un seul ! Pour ne rien arranger, il l’a même ressorti et s’est encore plus de fric. Donc le mec cumule les ventes de trois albums, mais je suis payé pour un seul. Ça m’a énervé. Je suis allé le voir et je lui ai dit « T’abuses Jay, t’es plein aux as depuis 1988. » Il m’a répondu « Écoute merdeux, faut que je m’occupes des neveux », ce à quoi j’ai répondu « Tu claques ton fric depuis qu’ils sont tout petits. » « Tu connais pas mes dépenses », qu’il me dit, « Il me faut une baraque plus grande. Et plus de baggys. Why you all aggie? » Ça, j’ai pas aimé. « Fuck you. Pay me », je lui ai dit. Et là il me sort : « Réfléchis à deux fois enfoiré. Il y a une petite lumière rouge sur le calibre. » Ça a été la goutte d’eau. On avait eu nos désaccords par le passé, mais il ne m’avait jamais menacé. Il a fallu que Damon Dash se pointe les bras chargés de sacs poubelles plein de cash pour me convaincre de faire le Black Album, mais maintenant c’est fini. Je suis curieux de voir ce qu’il va faire maintenant. Je lui souhaite le meilleur.

Bon, en vrai ? Je voulais écrire sa biographie avant même qu’il sorte son premier album. Mais maintenant, tout ce que je veux c’est la LIRE. Ce qui, à mon avis, va être bien plus cool que de l’écrire.

A : Quel artiste t’a le plus agréablement surpris lors d’une interview ?

k : Il y en a quelques uns, mais le plus connu est sans doute 50 Cent. Ma première interview de lui, c’était après qu’il se soit fait tirer dessus, mais avant qu’il devienne une énorme pop star. C’était d’ailleurs sa première interview après la fusillade. Il ne faisait pas encore de mixtapes. Je vais dans le Queens, juste à côté de la maison où il s’était fait tirer dessus. Je me retrouve dans une voiture avec son manager, on s’apprête à partir dans un studio à Long Island quand Fifty commence à poser des questions sur une voiture derrière nous. D’après lui, elle nous suit. Il demande à son manager d’arrêter la caisse, et il descend, puis lève ses bras en l’air en regardant l’autre voiture genre « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Dans ma tête, à ce moment-là, je me dis que le mec veut faire le spectacle pour l’interview. On finit par arriver au studio, Fifty enlève son maillot de hockey, et je remarque qu’il porte un gilet pare-balles. Puis il sort un flingue énorme de sa poche. Dans ma tête, je me dis : « Qu’est-ce qu’il se passe ici ? » Mais l’interview commence et je découvre un homme courtois, bien élevé, qui connait mieux les rouages de l’industrie du disque que la plupart des journalistes. Quelques minutes plus tard, j’avais oublié que tous les mecs dans la pièce étaient armés, et que sa vie était menacée.

Une autre interview intéressante, ça a été ma première discussion avec Jay-Z. C’était vraiment au tout début de nos carrières respectives. Reasonable Doubt n’était pas encore sorti, Jay-Z n’était pas encore « Jay-Z », Roc-A-Fella pas encore « Roc-A-Fella ». Jay était d’une humilité et d’une tranquillité absolue – la classe incarnée. Moi, je commençais à en avoir marre de faire ce boulot pour trois fois rien sept jours sur sept (et j’insiste sur le « rien »), donc j’étais assez peu préparé pour l’entretien. J’étais encore un peu tendre, donc assez nerveux, et j’ai partagé ça avec Jay. Il m’a dit : « T’inquiètes, on n’a qu’à discuter. J’aime pas sentir que je suis entrain de faire une interview. Je suis sûrement plus nerveux que toi. Mais toi, pourquoi tu devrais être nerveux ? Tu dois juste poser des questions, moi je dois y répondre. Si tu dis une connerie, personne ne le saura jamais. Si je dis une connerie, tu la retranscriras. » Comme je posais des questions débiles à l’époque, je lui ai demandé quel rappeur il voudrait gifler. Il m’a dit « Je ne ferai jamais une chose pareille, c’est un manque de respect. » Il a fini par me poser autant de questions que moi je lui en posais. C’était dingue. Tout le monde savait que Jay-Z avait beaucoup d’argent et son propre label. À l’époque, à New York, c’était pas rien. Mais lui était juste un type normal, un lecteur du Robb Report comme les autres.

Dans le même registre, je mentionne toujours Jermaine Dupri parce qu’il se souvient toujours de moi, même quand on se croise en club et qu’on est tous les deux bourrés. J’ai l’impression qu’il se rappelle de toutes les personnes qu’il a croisé dans sa vie. C’est un homme très prévenant. Si tu vas l’interviewer, il va faire le nécessaire pour que tu sois le plus à l’aise possible avant même que tu lui aies poser la moindre question. Il est le genre à te laisser seul dans sa maison, et te dire « Voilà le téléphone, voilà le frigo, voilà la télé et les jeux vidéos. Amuse-toi un peu, on discutera ensuite. » Et quand il te parle de ses succès, l’air de rien, là tu réalises le nombre de hits qu’il a produit. Ce mec a vendu environ huit millions de disques en l’espace de quinze ans. A l’échelle du hip-hop, il a ce qu’on appelle de l’old money. Quand tu as ça, tu sais aussi faire preuve d’une certaine élégance.

A : Tu as déclaré « Cette idée selon laquelle le rap a perdu son authenticité me donne la nausée. » Et si on replace « le rap » par « les magazines rap » ?

k : Touché. Mais dans ce cas, prenons les derniers numéros de Vibe et The Source, mettons-les à côté de ceux publiés il y a dix ans, et tu me diras ce que tu en penses.

« J’ai l’impression que beaucoup de jeunes journalistes ne comprennent pas à quel point la critique, la vraie, est un exercice sacré. »

A : Tu as publié récemment sur ton blog un article assez virulent à l’encontre de Cam’Ron. Ce serait possible de lire un article aussi polémique dans un magazine ?

k : Tous les 18 mois environ, une publication ou un journaliste vont prendre position, mais c’est assez rare. Mais quand ils le font, ils le font de manière bien plus réfléchie que ma diatribe sur Cam’Ron. Tout ça, c’est des trucs que j’écris sur l’instant. Un éditeur digne de ce nom ne les laisserait jamais passer. D’ailleurs, ça m’a choqué qu’autant de gens prennent ce papier au sérieux. J’avais envie de leur dire « Du calme, s’il vous plaît. J’improvise. Il y a rien de très profond là-dedans. »

En fait, j’ai l’impression que beaucoup de jeunes journalistes ne comprennent pas à quel point la critique, la vraie, est un exercice sacré. C’est un processus très profond qui demande à l’auteur énormément d’introspection avant qu’il puisse écrire le moindre mot sur sa page. Je vois trop de journalistes qui ne respectent pas l’art de la critique. C’est vraiment facile de se foutre de la gueule de quelqu’un, de détruire son travail. Mais la vraie critique, ce n’est pas ça. La vraie critique souligne les réussites, les ratés, les détails qui auraient pu améliorer le projet. La vraie critique identifie qui pourrait aimer cette musique et pourquoi. Tout ça, ça nécessite que l’auteur se regarde dans un miroir, observe ses propres défauts et se dise : « Comment moi je me sentirais si quelqu’un parlait de mon travail de cette manière ? Comment je voudrais qu’on parle de mon travail ? » Il y a d’autres choses, mais ça, c’est déjà un bon point de départ. Rappelle-toi bien que si ta critique n’encourage pas l’artiste à faire mieux, tu fais juste perdre du temps à tout le monde.

A : Quand je lis XXL, j’ai l’impression que chaque article raconte la même success story de rappeurs qui partent de zéro et font leur trou dans l’industrie du disque. D’un côté, c’est assez divertissant, mais le récit de leur réussite finit par prendre le pas sur leur musique. Selon toi, c’est un problème ?

k : T’as écouté la musique de ces types ? Il y a pas grand chose à en dire. Un mec comme Chingy a un coup de bol et vend trois millions de disques. XXL le met en couv’ parce que c’est vendeur. Mais est-ce qu’il existe une personne qui voudrait parler écriture avec le mec qui a dit « Donne-moi ton cul contre une côtelette de porc » ? « Alors, Chingy, quand tu nous dis que tu aimes les filles japonaises, chinoises ou même asiatiques, sais-tu que les Japonaises et Chinoises sont en fait asiatiques ? » Non, ce serait gênant, alors on se contente de lui dire : « Alors, Chingy, parle-nous de ton contrat. »

A : La couverture « Hip-Hop Under Attack », publiée par The Source en plein pendant son conflit avec le magazine XXL, ça t’a inspiré quoi ?

k : Que The Source était désespéré, et qu’il y a là-bas bien plus d’imbéciles que je l’imaginais. Il y a des gens doués qui travaillent dans ce magazine, mais visiblement pas assez.

A : On accuse souvent les magazines d’être contrôlés, ou en tout cas très influencés par les majors. La proximité entre XXL et Interscope en est le plus gros exemple à l’heure actuelle. C’est une réalité ?

k : Je ne sais pas, je n’ai pas accès à ces informations-là. Est-ce que labels et magazines réalisent des opérations communes de promotion de temps en temps ? Évidemment. Est-ce qu’on m’a déjà demandé d’écrire une critique positive ou un portrait d’artiste à la demande expresse d’un label ? Jamais.

A : Les artistes et les lecteurs affirment parfois que les critiques d’albums ne servent à rien. Toi, tu crois encore à la critique musicale ?

k : Pour moi, elle est utile aux journalistes et aux lecteurs. Et quand elle est faite correctement, elle peut aussi être bénéfique aux artistes. Mais la critique comme outil d’évaluation de la qualité d’un album, ça n’a presque aucune valeur dans le marché actuel.

A : Que penses-tu des webzines ?

k : La majorité d’entre eux sont nuls. Mais vraiment nuls.

A : Pourquoi ?

k : Il y a des milliers de réponses à cette question, mais à mon avis, l’une des principales raisons pour laquelle les webzines sont nazes, c’est l’absence de contrôle qualité. Pour créer un webzine, il te suffit d’engrainer quelqu’un pour concevoir ton site, payer les frais d’hébergement et avoir quelques notions de HTML. À aucun moment on ne te demande d’avoir les compétences requises pour écrire sur la musique et la culture. Et vu qu’il n’y a presque pas d’argent dans les webzines, c’est dur d’embaucher des bons journalistes et de bons éditeurs. Tu te retrouves donc avec une plateforme accessible à tous, mais impossible d’avoir les plumes qui vont avec. Tout ce que tu as, c’est un gamin qui voudra écrire 1000 mots sur le nouveau single de Kanye West. Parfois, le résultat est passionnant, mais la plupart du temps c’est juste catastrophique.

À mon sens, l’écriture sur le web manque trop souvent d’économie. Quand tu écris pour la presse papier, chaque mot compte. Si ton rédacteur en chef te demande d’écrire une critique en 300 mots, tu peux peut-être en faire passer 320, peut-être 350 si c’est ton jour de chance. Sur le net, tu peux écrire 800 mots, et personne ne te dira d’arrêter puisque le médium est beaucoup plus flexible. Les écrivains disent souvent que faire des coupes dans leur texte, c’est comme tuer leurs enfants. Moi, je pourrais écrire un livre entier à partir de lignes que j’aimais mais qui ont dû être coupées faute de place. Mais cette discipline et ces pertes, c’est ce qui a fait de moi un bien meilleur écrivain. Il y a plein d’avantages à la publication web, mais l’inconvénient, c’est que le web n’impose pas de se limiter à un volume de texte défini. Je suis curieux de voir quel genre d’écrivains émergera de ce chaos.

A : Dans un monde parfait, à quoi ressemblerait un bon magazine rap grand public ?

k : Il n’y aurait pas de pub, uniquement des long formats sur les artistes, d’environ 15 000 mots chacun. Il y aurait un traitement en profondeur des sujets de société : la mondialisation, l’environnement et tous ces autres enjeux que les gamins qui écoutent du hip-hop devront affronter en grandissant. À la fin du magazine, on trouverait les retranscriptions complètes des toutes les interviews qui ont permis de faire le numéro… Attends, tu m’as dit un monde parfait, donc pas besoin de sujets de société. Il resterait donc uniquement de longs papiers, beaucoup d’images et des interviews intégrales.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*