MC Jean Gab'1
Seul… Je t’emmerde
« En fait je considère qu’il manque un truc au rap. Il lui manque le hip-hop. » Sulee B Wax dit beaucoup en deux phrases, tirées d’une interview publiée le 10 septembre 2013 sur le site Down With This. Il dit : il y a les paroles et il y a les actes. Il dit : il y a les mots et il y a les hommes. Il dit : il y a les MC et il y a Jean Gab’1.
En tant qu’auditeur Gab’1 se résume d’abord à trois exclamations. La première est une tranche de rire ; la deuxième un sifflement d’admiration ; la troisième une onomatopée. Le rire éclate à la découverte de son blase au dos de la pochette des Liaisons dangereuses de Doc Gyneco. Nous sommes au printemps 1998 et le premier degré est encore roi dans le rap en français. Le newbie trentenaire débarque piste 7 sur le morceau « Janis ». Il y raconte n’importe nawak puis récidive dix pistes plus loin sur le morceau « Paranoïa » aux côtés de Catherine Ringer. Page 276 de son livre Sur la tombe de ma mère, le Black Arsène Lupin redit d’ailleurs que sa première intention ne fut pas le featuring avec la voix des Rita Mitsouko mais leur… kidnapping. Fin de l’histoire ? Non. Le sifflement admiratif survient à l’hiver 2002. La tournée en boubou de Kery James bat son plein. Les Less du Neuf assurent la première partie. Gab’1 les relaie – les balaie ? – le temps de deux morceaux. Son set est foudroyant. Le regard est droit. La bouche, tordue. Les coutures du Marcel s’arc-boutent sur les trapèzes et les pecs. Dans sa pogne, le micro semble pouvoir partir pour un oui ou pour un gnon. Nul dans la fosse ne s’aventurerait à jouer au rigolo. Fin du récit ? Au contraire. « De un, j’ai refait l’histoire du rap sans faire une putain de rime ». En 2003 paraît le titre « J’t’emmerde » puis l’album Ma vie. Une onomatopée de trois syllabes devient alors un gimmick instantané – « Tin tin tin« , comme le Renaud de « Dès que le vent soufflera » et du « Retour de Gérard Lambert ». L’histoire est désormais sans frein.
« Allons enfants de la patrie, les jours de gloire sont terminés. On nous exploite on nous quadrille, faut pas rester les bras croisés. » Le 6 septembre 2010 Seul… J’t’emmerde sort chez Thug Life Music. Ce second solo ne restera que quatre semaines dans les bacs – l’affaire est actuellement devant les tribunaux. Il sera suivi trois semaines plus tard par la parution chez Akasha Records de Hors série volume 1. Ce 22 pistes mêle des classiques de 2003, quelques raretés comme « Fais » ou « La danse de la poucave » – deux monuments – et une nouvelle volée de mandales aux rescapés du « J’t’emmerde » première génération. Craint-il les représailles ? Toujours pas. « Ce que t’appelles violent, j’appelle ça de la pisse de chat » rappelle-t-il dans « Cabouche ». Car avec les années le microcosme aura appris à lire « l’heure qu’il est » à la montre de l’épouvantail. Et mesurer ainsi qu’ils ne boxent pas dans la même catégorie.
« Je peux tout encaisser. Des comme vous j’en vaux deux.
– Dans ce monde, un homme seul n’est rien. Et il n’y a pas d’autre monde que celui-ci.
– Vous faites erreur, Sergent. J’ai vu un autre monde… Même si je me demande parfois si ce n’était pas mon imagination.
– Alors dans ce cas vous avez vu des choses que je ne verrai jamais (…). »
(Dialogue inaugural entre le déserteur Witt et le sergent Welsh in La ligne rouge, Terrence Malick, 1998)
Seul… J’t’emmerde. L’essence et le carburant de MC Jean Gab’1 tiennent en un titre. La solitude comme unique issue au maelström existentiel conté sept ans plus tôt dans Ma vie. Les emmerdes comme sujet devenu verbe dans ladite existence. « Je suis mort-vivant depuis que j’ai perdu ma mère, affinera-t-il dans son livre paru en 2013. Et avec mon chemin, c’est un miracle que je sois encore debout. Entre mes ennemis et l’envie d’en finir qui ne m’a jamais quittée, faut-il qu’il y ait un sens à tout ça ? (…) Je sais ce que c’est que de perdre des amis et ce que c’est que d’en éliminer. Je n’ai rien demandé de tout ça mais il a fallu que ça arrive. J’ai fait avec les cartes qu’on m’a distribuées. Tant pis pour ceux qui l’ont subi. Tant mieux pour moi qui me suis battu. »
L’album confirme la singularité de ce rhéteur-né. « Que veux-tu faire devant deux trous de cagoule ? Que veux-tu dire devant deux trous de calibre ?« . Il est l’invité par qui le silence arrive sur les plateaux télévisés. Le voyou qu’on sonne pour effrayer les voyelles. Radoter ? « Je ne fais que narrater ma vie » s’excusait-il presque dans une interview récente. Le coffre a le son de l’acier. Le vocabulaire est concret. Et si la fixette anale ne s’est pas arrangée avec les années (« Je jacte pas comme un clebs avec une gaule garée dans le derche » ; « On s’est starskysé, hutchisé et envoyez Thierry La Fronde et ses collants se faire mettre« ), elle n’atteint pas encore le syndrome de la Tourette à venir des morceaux « 69 » ou « J’ai un macchabée dans ma cave » sur sa mixtape Illgame en 2012. Exit Ol’Tenzano et ses coupes sur-mesure, les prods sont taillées pour un mec à la tête lourde qui aspire avant tout à la secouer pour (s’)oublier. James Brown, le ragga light et les synthés new wave des eighties sont à l’honneur. Mention spéciale pour le « Don’t go » de Yazoo convoqué presque in extenso pour ambiancer « Eight One », comme jadis Trust l’avait été sur le morceau « Anti… ». La gravité du sous-texte reste omniprésente. Les leçons de vie affleurent de titres comme « Kyzer », « Frère d’armes » ou « P’tit Charles » – « L’oseille ne tombe pas en donnant des coups de latte dans un pommier » ; « Pas besoin d’être un courtier en bourse pour avoir les poches pleine de burnes« . Mais ce sont surtout « Enfin » et « Mon paradis », les deux dernières pistes, qui vont là où le regard commun ne porte pas.
« Enfin » est le récit de ses premiers pas en Afrique noire. Il a quarante ans. « Ce qui me débecte ? Je jacte quatre langages et maîtrise toujours pas mon dialecte » enrage d’emblée celui que ses pérégrinations ont conduit à apprendre l’anglais, l’allemand et le turc mais à délaisser le vernaculaire. Mi-Black Stephen Smith, mi-White Mongo Béti, ce contact tardif est vécu comme une expérience ambivalente – l’anti-Bisso Na Bisso est d’ailleurs ambiancé par le chant ironique et distancié de Zoxea. « L’Afrique et son sourire Banania ? C’est pas tout le monde qui sourit, Bwana« . Lui qui clame son identité de Français matin, midi et soir pose « enfin » sa pointure 44 sur le sol de latérite de cette « Bamboulie » à laquelle il fut tant de fois réduit. « Du dilué au foncé, le colon a fait d’eux des convalescents. 1 euro égale 655 francs CFA. Ça a toujours l’envie de rire ? » Les besoins du tournage du film Black ont fait que ce premier contact s’effectue non au Cameroun de ses ancêtres mais au Sénégal. Vu de France, c’est kif-kif. Pour « P’tit Charles », c’est un sas. Une étape. Une urgence parmi des millions. « Enfin mes mirettes en verront d’autres. Je suis à table et mon auge est vide. Enfin j’ai assouvi ma faim…Ouais je suis loin de mes repères mais je sais comment t’erres. »
« Mon paradis » vitrifie sa vie d’avant et ouvre sur celle d’après. « Le globe pourrait s’arrêter de tourner, je continuerai sans mon nom propre » fait allusion à ce patronyme à jamais sali. « Un enfant ça devient adulte que si tu lui laisses le temps » distillait-il déjà en 2003 sur « Enfants de la DDASS »… Son père honni est triplement coupable à ses yeux. Coupable du meurtre de sa mère. Coupable de lui avoir menti sur cet après-midi-là pendant sept ans. Coupable d’avoir volé la pierre tombale à sa sortie de prison, privant l’orphelin de la possibilité de situer le lieu de recueillement. Le coeur troué à jamais, il lui restait un doigt sur la tempe comme Lisandro. « L’enfer c’est prédit parce qu’on me l’a dit, je dois faire mon paradis. » L’enfant maudit est devenu artiste sans mot dire. Il a tour à tour ddassé, fourchetté, volé, dansé, repéré, braqué, bluffé, esquivé, cavalé, plaidé, pleuré, hurlé, goldené, soulevé, suriné, baisé, basé, enfanté, aimé, manqué, maqué, mis de côté, bicravé, guinché, flambé, tapé, fourgué, crapahuté, jaugé, allongé, clashé, posé, tourné, assigné, patienté, jacté et écrit. « Mon sourire cache tristesse, j’ai la pétoche que de moi-même ma gueule« . Le survivant canalise aujourd’hui son addiction à l’adrénaline dans le street workout. Fait passer sa différence avant ses différends. Préfèrera toujours un condé sans dents aux condescendants. Et s’efforce de rester vrai pour ne pas devenir fou.
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