La K-Bine
Crew
Dès les premières secondes de Crew, l’identité de La K-Bine est posée. Pas tant celle sonore, mais celle du discours et des préoccupations qui suivront Skalpel tout au long de sa carrière. Il y a l’internationalisme et les origines des quartiers populaires, symbolisés par les racines des deux rappeurs du groupe : Guez le franco-algérien et Skalpel le franco-uruguayen. Mais aussi par une préoccupation pessimiste, ambiance naufrage de l’humanité et fin du monde. Le piège de « niquer son voisin » plutôt que le système, le procès des multinationales qui tirent les ficelles, la critique du pouvoir médiatique, un regard sur le « tiers-monde », La K-Bine introduit son premier disque par un zapping de faillites morales et mondiales intitulé « Critik ». Les deux rappeurs proclament n’en avoir rien à foutre du mouvement hip-hop, qu’ils trouvent révélateur, en 1999, d’une « ménopause des consciences. » (sic) Pour eux, le rap est un moyen pour dénoncer et balancer les limites auxquelles sont confrontés les quartiers populaires. Il y a dans 93600 Crew un tel trop plein d’injustices et d’inquiétudes que les deux rappeurs débitent dix idées à la seconde, avec des flows tellement rapides qu’il faut les qualifier de précipités. Samples grandiloquents de musique classique et accords de guitares mélancoliques sur lesquels le duo « crie à l’aide » habillent le tout à plusieurs reprises. Les années passant, Skalpel a appris à ralentir son flow et à se focaliser sur des idées précises, avec pour but de monter en Première ligne d’un rap militant, actif dans le fond et la forme. Un activisme ininterrompu depuis ce premier maxi, puisque le MC fête en 2019 ses vingt ans de rap.
Skalpel
(Rappeur de la K-Bine et de Première Ligne)
« C’est un disque qu’on a fait dans un studio à Saint-Ouen à côté du stade Bauer, il s’appelait le local. On l’a payé, ainsi que le pressage, avec les missions en interim’ qu’on faisait Guez et moi. Le maxi est autoproduit, mais on a été aidé par un groupe de métal de Saint-Denis : L’Esprit du Clan. Ils faisaient du métal avec une esthétique rap, comme ça se faisait beaucoup à cette période. C’est Guez qui avait rencontré l’un deux au Parc des Princes, où il était parfois fourré. On a pas mal traîné avec eux et ils nous ont donné un coup de main pour la cover, le graphisme. Il nous ont conseillé sur des endroits où presser les disques, sur comment s’autoproduire, c’était un soutien et un accompagnement, pas de la production. On a pressé des vinyles et des CD, cinq cent de chaque de mémoire. On a distribué le disque nous-mêmes, de main à la main et en le déposant aussi dans certaines FNAC. Les instru étaient faites par Op-Race, un mec de Sevran, sauf « Maladie » qui a été produit par Neda, le producteur qui travaillait avec Pyroman. Je m’étais mis en contact avec lui car j’avais lu dans une interview qu’il était Uruguayen, comme moi. On s’était dit qu’avec les connexions entre réfugiés politiques uruguayens en France, il était possible que nos parents se connaissent par exemple. Il y a eu un bon feeling et il nous a proposé de lui-même de nous fournir une production. On était content. Il a choisi un sample de guitares alors que le disque avait pas mal de samples classiques, ce qui n’était pas un choix réfléchi, juste probablement l’expression qu’on soit influencé par l’école violon piano. On n’était pas encore dans le délire soulful qui a été le notre plus tard. C’est un disque où on parle d’énormément de choses, et en rappant vite. Le fait de rapper vite, c’est pour masquer le manque de technique éventuelle que tu as l’époque. Tu fonces pour être dans les temps. C’est aussi la jeunesse, on avait même pas vingt ans, et ça correspondait bien à nos vies de l’époque, de jeunes de quartiers toujours à droite à gauche pour le peura, à picoler, à s’embrouiller. Des potes nous disaient aussi qu’on avait des flows mitraillettes, et en fait, quand tu es dans l’imagerie de l’engagement, ça te plaît bien. Et c’est vrai qu’on avait beaucoup de choses à dire, donc on livrait sûrement inconsciemment un ensemble de références et de dénonciations plutôt que cerner des thèmes précis. On était aussi assez critiques sur l’évolution du rap et du hip-hop, la récupération culturelle par le capitalisme. On ne voulait pas s’engouffrer là-dedans, on le savait déjà à l’époque. On ne se sentait pas spécialement hip-hop en plus, dans le sens où ce n’est pas parce que tu graffais ou que tu dansais qu’on allait t’apprécier. Ce maxi est en tous cas l’un des tous premiers disques pressés produit par des rappeurs d’Aulnay. Il n’y avait pas de gros featuring dessus, personne ne nous connaissait, donc forcément, ça ne se savait pas forcément à l’époque, encore moins aujourd’hui. On s’est parfois fait un peu snobber, d’autant plus qu’il y avait un côté un peu amateur, y compris dans le graphisme. Derrière, il y a une photo où on est assis en plein soleil avec des bières, derrière un hangar. On était tout le temps en train de tiser à l’époque et on aimait bien le montrer. Cela dit, je pense que la présence de Neda a permis au maxi d’exister un peu. Il était crédité, on remerciait Assassin Productions pour leur aimable autorisation, donc forcément, ça a dû capter un peu certains regards. « Maladie » a plu aux gens qui écoutaient le disque je crois, car il a même été diffusé en radio ; pas beaucoup, mais un peu, y compris par Joey Starr dans son émission. Je ne sais pas comment il l’a eu, probablement car les DJs étaient encore importants à l’époque et qu’un ou plusieurs d’entre eux ont dû tomber sur le disque. Nous on n’avait rien demandé, mais faire un disque qu’on sort en vinyle et en CD, le distribuer nous-même, toutes ces choses cumulées, ça nous a lancé dans une sorte de semi-professionnalisation. On était hyper actifs musicalement, on tentait de faire des connexions, et on a commencé à être repéré, à démarcher pour des mixtapes. Ça a été un élan pour nous en fait, comme beaucoup de premier maxi pour de nombreux groupes, c’est simplement le moment où tu te lances. » – Propos recueillis par l’Abcdr du Son en décembre 2019.