Thibaut de Longeville, Mehdi à vie
Interview

Thibaut de Longeville, Mehdi à vie

C’est l’un des événements médiatiques de cette rentrée 2024 : à partir du 12 septembre, Arte diffuse DJ Mehdi : Made in France, documentaire en six parties sur le parcours du regretté Mehdi. Rencontre avec Thibaut de Longeville, qui fut son ami intime et réalise la série.

Photos de Mehdi et Thibaut de Longeville : 360 Creative/Thibaut de Longeville,
1ère photo de Mehdi : Paolo Bevilacqua,
2ème photo de Mehdi : DR-MIXMAG

Il est peu de dire que la carrière de DJ Mehdi est remarquable et qu’il manquait une œuvre définitive qui la documenterait en bonne et due forme. DJ Mehdi : Made in France, série documentaire diffusée par Arte, vient combler ce vide avec brio. En six épisodes, elle dessine une trajectoire improbable et surprenante, façonnée par une passion débordante pour la musique. En 1998, Mehdi est l’architecte sonore d’un disque, Le Combat continue, d’une gravité peu commune dans une scène pourtant peu avare en œuvres pesantes ; dix ans plus tard, il éclaire les dancefloors du monde entier par son charisme et son exubérance derrière les platines. Entretemps, il y a bien sûr Les Princes de la ville de 113 et l’idée naissante qu’un autre son est possible ; mais aussi le sentiment douloureux que le rap français est trop frileux pour jouer pleinement le jeu. Certes, ce parcours était documenté ça et là ou, en tout cas, il n’aurait vite eu que peu de secrets pour quiconque aurait décidé de s’y intéresser. Mais la force de DJ Mehdi : Made in France, c’est la richesse des témoignages et des images mobilisés afin de raconter la vie de Mehdi ; sa capacité, également, à parler de l’homme qu’il fut : son ouverture d’esprit, sa curiosité, son appétence à créer des ponts entre des sphères que tout oppose. Jusqu’à son enterrement, où rappeurs hardcore du 94 et musiciens électro versaillais pleurent côte à côte. Car oui, comme dans un film dramatique qu’on aurait vu cent fois, on se prend toujours à espérer que, par miracle, la fin ne sera pas celle qu’on ne connait que trop. Mais cette foutue verrière a bel et bien cédé, brisant tragiquement le destin d’un personnage solaire auquel on ne rendra jamais assez hommage.

Thibaut de Longeville, dont le nom est loin d’être étranger à ces colonnes, a été un proche compagnon de route de Mehdi pendant près de vingt ans. Déjà réalisateur de plusieurs documentaires, il paraissait assez naturel que ce soit lui qui porte la formidable trajectoire de Mehdi à l’écran. Il fournit ici un éclairage précieux sur la genèse et la mise en place du projet. Et si celui-ci a mis du temps à se concrétiser pour les différentes raisons évoquées dans l’entretien, l’attente valait assurément la peine.

 

Abcdr du Son : Nous t’avions interviewé en 2012 et tu nous avais déjà dit à l’époque, quelques semaines après le décès de Mehdi, que tu avais un projet de film sur lui. Comment le projet a évolué depuis, à la fois dans la façon dont tu l’imaginais et dont ça s’est concrétisé ?

Thibaut de Longeville : Le film documentaire a le pouvoir de te faire revivre un moment, une période, et de les mettre en perspective. Comme en plus c’est ce que je fais, très naturellement je me suis dit dès le début que j’allais me lancer là-dedans, sans me rendre compte que c’était une espèce de réflexe pour engager une forme d’immortalité dans ma tête. Il se trouve que l’entourage de Mehdi était dans une sensibilité qui était exacerbée. Sa famille est assez éloignée du monde de la musique et il y avait eu une forte vague d’émotion suite à son décès avec des réactions de Pharrell, Drake, Rick Ross, Katy Perry… Ils devaient faire face au deuil et à cet émoi, ils étaient bouleversés. Et très gentiment, la maman de Mehdi m’a dit « si en plus un film sur lui se fait… C’est trop pour moi. » Et donc l’ex-femme de Mehdi et elle m’ont demandé de ne pas le faire, en tout cas pas à ce moment-là. 

Ça m’a mis un petit coup au moral, mais évidemment j’ai compris et respecté leur volonté. J’ai donc attendu mais j’ai commencé à écrire et à collecter des archives. Ça a pris quelques années avant que la famille ne revienne vers moi pour me dire que je pouvais y aller. Et entre 2012 et 2022, le moment où la série est entrée en production, la technologie a évolué, tout comme la manière de consommer les contenus. J’ai donc eu énormément de temps pour écrire, me préparer et me dire plusieurs fois « en fait ça ce n’est pas intéressant dans une narration, je veux que ça prenne une autre forme. » J’avais écrit un film documentaire unitaire, que j’imaginais durer 90 minutes, avec des témoignages, des archives, des séquences d’évocation, etc. Initialement, je m’étais même dit que j’allais le faire comme Fade to Black, le documentaire sur le moment où Jay-Z annonce la fin de sa carrière : le film alterne entre le making of du Black Album, son dernier show au Madison Square Garden et des témoignages. Je me suis dit que le vrai truc serait de monter un énorme spectacle hommage avec tous les artistes plus significatifs qui ont collaboré avec Mehdi, qu’on voie que ces musiques d’une autre époque ont encore un impact aujourd’hui. Longtemps après son décès, j’avais vu 113 en concert et des jeunes qui étaient dans la trap à ce moment-là se sont tous mis à l’envers sur « Les Princes de la ville », sur « Ouais gros » et évidemment sur « Tonton du bled ». C’est quelque chose de voir ces jeunes qui connaissent les paroles alors que ces morceaux ne sont plus joués plus nulle part et que l’album n’est pas en streaming. Donc pour résumer j’avais écrit un projet qui devait alterner entre des interviews, des témoignages et des extraits de live où, au cours d’un moment symbolique, les mondes très différents dans lesquels Mehdi a évolué se retrouveraient. 

Tout ça pour te dire que ça a grandement changé de forme au fil du temps. Je suis allé voir beaucoup de gens pour essayer de les convaincre de s’intéresser au projet : Netflix, Amazon, Canal+, etc. Tout le monde m’a dit « putain, elle est vachement intéressante l’histoire de ce mec. C’est vraiment trop bien, c’est trop bien écrit, ça va être un super film. Mais on ne le fera carrément pas. » À chaque fois c’était la même conclusion.

 

A : Ils justifiaient ce refus comment ? 

T.D.L : Ils avaient finalement un discours assez cohérent avec ce que sont ces plateformes. La question qu’elles se posent toujours devant une proposition de programme, quelle qu’elle soit, mais encore plus devant un programme de musique, c’est « quelle est la notoriété de l’artiste ? » Tu peux avoir l’histoire la plus dingue du monde, le saxophoniste qui a tué sa femme et qui l’a mangé derrière, si l’angle est un angle musical, d’itinéraire et de biographie, c’est que les gens sont à un million de followers minimum. Donc d’entrée, ils disaient « ça se voit que ça va être super mais c’est pas mainstream. » C’est un projet qui raconte, à travers la trajectoire de Mehdi, l’explosion du rap français, son passage de ce qu’il était au milieu des années 1990 à ce qu’il est maintenant, les portes qui ont été ouvertes grâce à certains albums. Ça raconte une histoire de la French touch 2.0, de cette idée d’exportation de la musique française. C’est ça c’est le vrai postulat narratif du documentaire : ce n’est pas une biographie ou une discographie de DJ Mehdi, c’est vraiment une aventure. Il n’y a pas deux personnes qui ont cet itinéraire-là et dont on peut apprendre autant. En dehors de la relation très privilégiée que j’avais avec Mehdi, c’est pour ça que je me suis battu pour faire ce projet. Mais le point de vue des plateformes c’est que ce n’est pas Bob Marley, pas Stevie Wonder, pas Johnny Hallyday, pas Maître Gims. Donc ce n’est pas assez mainstream, puisque la question qui se pose c’est « est-ce que des gens vont s’abonner à ma plateforme pour voir ça ? » La réponse est non. La promesse d’un film comme ça, c’est plus de raconter, comme dans Sugar Man [film revenant sur le parcours du musicien Sixto Rodriguez] par exemple : expliquer la trajectoire ou l’histoire particulière d’un personnage que tu ne connais pas. C’était le postulat de départ, donc ça ne matchait pas avec le monde des plateformes.

Et puis j’ai rencontré Arte, que je dois big up et qui a été un partenaire de production incroyable. Au départ, mes interlocuteurs là-bas m’ont dit « c’est génial mais on ne fait pas de gros unitaire comme ça. » Je me suis dit « bon bah cool, ils vont me demander de faire un 52 minutes. » J’aurais déjà été content, puisque j’ai eu le temps de me décourager mille fois et de me dire « ah bah non, je le ferai quand même, je le raconterai en BD s’il faut. » J’ai même commencé à bosser là-dessus. Je le raconterai en podcast, je ferai mon travail de « transmission » et de storytelling quoi qu’il en soit. Mais j’ai toujours été convaincu que c’était trop bien, trop particulier et trop approprié à la forme filmique pour l’abandonner. Et à Arte, on m’a dit « mais laisse tomber, on va pas faire un 52 minutes ou un espèce de format court, en surface. On va faire une série. » Ils ont accueilli le projet avec enthousiasme. Ils sont très éloignés de ces sujets-là, mais ce qui leur importait c’était que l’histoire soit intéressante et bien racontée. La qualité d’un documentaire comme celui-ci se joue beaucoup au montage et leur positionnement était précieux. L’objectif, c’est que le plus rigoureux des fans de rap français et des connaisseurs de l’histoire de la Mafia K’1 Fry puisse dire « c’est incontestable. » Mais aussi que la personne la plus distanciée, qui n’a pas la moindre idée de qui sont 113 ou Ideal J, puisse être informée et divertie. Dans cette optique-là, notre tandem fonctionnait plutôt bien : moi qui suis plus du côté nerd, très impliqué dans toutes ces histoires, avec la volonté de tout raconter dans le moindre détail ; et mes interlocuteurs à Arte qui regardaient ça avec une grande grande distance. Ça nous a permis en tout cas de raconter une histoire d’une dimension, je pense, assez universelle. 

Ils ont donc challengé ma proposition et mon écriture. Du coup j’ai tout repris, tout ce que j’avais fait pendant les douze années précédentes : j’ai réécrit, mis à la poubelle, modifié, etc. J’ai redigitalisé des cassettes audio, des extraits de magazines, des flyers… Tout ce qui constitue la matière première de ce genre d’aventure. Avec des archives personnelles, des vidéos privées, des trucs que j’ai trouvés dans des caves ou dans des boîtes de chaussures, que d’autres personnes ont été chercher… Et qui ont fini par constituer une richesse d’archives que je ne soupçonnais pas au début de la production. 90% des archives qui sont dans la série sont totalement inédites. Ça contribue évidemment à l’illustration et à la richesse du storytelling. J’ai fait d’autres documentaires avant, de la pub, toutes sortes de dessins animés, mais c’est la première fois que je faisais une série. C’est une écriture très différente, où on raconte une aventure, mais sans respecter nécessairement une chronologie précise d’événements, même si c’est le sentiment qu’on veut donner. Ça s’articule davantage autour de moments charnières et d’autres éléments qui font l’identité de la série, notamment le principe d’entrer dans le processus de fabrication des morceaux, qui est assez inédit comme manière de faire ou qu’en tout cas je n’ai pas vu ailleurs.

« Il n’y a pas deux personnes qui ont cet itinéraire-là et dont on peut apprendre autant. »

A : J’ai été impressionné par la quantité de vidéos d’archives du documentaire. Il y a aussi, si je ne me trompe pas, des vidéos que tu avais filmées toi-même. C’était dans quel but que tu filmais ? 

T.D.L : Pour tout te dire, je rêve d’être réalisateur depuis que j’ai onze ans. J’étais certain que c’était ce que je voulais faire dans la vie, mais j’ai eu un autre itinéraire et j’ai fait beaucoup d’autres choses avant de me mettre à la réalisation. Ça a toujours été une volonté, mais j’avais une forme de manque de confiance en moi. Pour dire ça plus simplement : je me disais que si tu n’es pas Martin Scorsese, Alfred Hitchcock ou Jacques Audiard, ce n’est même pas la peine de commencer à rêver de faire du cinéma. Si tu n’as rien à apporter de vraiment nouveau, ne le fais pas. Et chez Mehdi, c’était justement l’état d’esprit inverse. Il n’y avait pas ce complexe, c’était plus détendu : tu n’es pas DJ Premier ni Dr. Dre, mais ça ne t’empêche pas d’avoir ta propre démarche. Dans tes imperfections, il y a de toi, il y a quelque chose qui ne ressemble pas à ce que font les autres. Moi, j’étais vraiment dans une philosophie différente, je n’avais pas fait de formation et j’étais vraiment timide par rapport à ça. 

Je dois beaucoup à Mehdi : c’est lui qui me montre la voie. En 1998, avec Les Yeux dans les bleus et la démocratisation de la vidéo numérique, il devient évident que tu peux filmer avec un petite DV [caméra qui enregistre des vidéos numériques sur de petites cassettes appelées mini-DV, utilisée principalement avant l’ère des caméras HD modernes] que tu tiens à la main et faire un truc marquant, qui montre quelque chose qu’on n’a jamais vu, qui saisit l’instant. Et tout ça sans formation académique qui t’a appris à documenter. Mehdi m’a appelé peu de temps avant le concert mythique d’Ideal J à l’Élysée Montmartre. Il m’a dit : « il se passe un truc de fou avec le groupe. Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Mais il faut que tu viennes filmer ce concert. Ne me raconte pas ta vie, mais viens filmer et je t’expliquerai après. » Je connais Kery depuis très longtemps, depuis qu’il a quinze ans. J’étais très proche du groupe et de tout le collectif à ce moment-là. En revanche, je savais à peine qui était Las Montana. J’étais loin de me douter de ce qui se passait en interne dans cette équipe. Mais je me suis retrouvé là. Je n’avais jamais monté un tournage professionnel, même semi-professionnel. Le matin, je cherchais encore des caméras à louer. J’ai appelé deux potes pour qu’ils viennent faire un plan fixe du haut de l’Elysée Montmartre, un plan de fosse. Je courais sur scène n’importe comment. Mon point de référence, c’était Mehdi. Du coup, j’ai filmé le concert un peu en mode punk. Je me suis retrouvé au milieu d’une énergie d’anthologie, à un moment qui a été un tournant énorme dans la carrière d’Ideal J, de Kery James, de DJ Mehdi et de la Mafia K’1 Fry plus largement. Il y a ce qu’on voit dans le documentaire DJ Mehdi – Made in France, mais j’ai des heures de backstage, de moments de vie, parce que j’étais juste dans l’instant, je filmais sans aucune destination. Je ne me disais pas que ça serait un bonus sur un DVD ou que ça ferait partie d’un documentaire. J’étais dedans. Mehdi m’a donc mis le pied à l’étrier en me disant : « filme et tu verras bien ce que tu en feras après. » C’était devenu comme une gymnastique pour moi de filmer. C’est pour ça que tu as des archives improbables, avec des moments à Skyrock et aux Francofolies de La Rochelle, ou même des instants de vie assez simples. 

Il se trouve qu’avec Mehdi, on passait énormément de temps ensemble, particulièrement après la fin d’Ideal J et pendant l’époque 113, puis de son label Espionnage. Nous travaillions ensemble sur l’image et sur l’artistique du label. Là, j’ai commencé à filmer des trucs en me disant qu’on pourrait peut-être faire des clips un peu zarbi ou des formats qu’on n’attendait pas. Et on avait pour projet de faire un album concept et un film documentaire en même temps, très inspiré du documentaire Buena Vista Social Club de Wim Wenders et de l’album éponyme de Ry Cooder. On voulait faire un disque qui ne soit pas qu’un album de rap, mais où il y aurait des interludes, des interviews, des mecs qui raconteraient des trucs : « plutôt que de chercher un featuring avec un rappeur américain ultra connu qui veut être payé des millions, on enregistrerait simplement une conversation avec lui puis on en ferait des interludes. Après, ça partirait dans un morceau instrumental, puis en même temps, on ferait ce film avec ses témoignages qui renoueraient avec toute notre passion pour ce genre de hip hop. » Bref, on avait imaginé ça de façon très naïve en 2002, sans avoir de notion de ce qu’étaient que les coûts pour ce genre de production. On voulait vraiment faire ça en indépendant, avec nos moyens. Et en fait, on s’est vite rendu compte qu’on n’arrivait pas à convaincre les gens de notre projet, qui était trop ambitieux pour ce qu’on était tous les deux à l’époque. Le disque The Story of Espion est le témoignage de cette démarche, côté audio. Mais j’ai filmé beaucoup de sessions d’enregistrement, de composition, de moments de vie à cette période. C’est une partie des archives utilisées dans le documentaire et maintenant, évidemment, elles prennent une toute autre valeur, un tout autre sens dans cette narration.

A : Comment s’est fait le choix des personnes qui témoignent dans le documentaire ? 

T.D.L : J’ai procédé un peu à l’inverse de ce que j’ai pu faire dans mes films précédents. J’ai tendance, quand je veux raconter une histoire, à dire « je veux l’assassin de JFK, je veux le chauffeur de la voiture, je veux les mecs du FBI qui ont vu, le journaliste qui le raconte, tous les protagonistes qui corroborent ou pas les histoires. » Et là, j’ai fait l’inverse. C’est-à-dire que j’ai fait intervenir le « plus grand minimum » de gens. Comme Mehdi était quelqu’un de très populaire et qui a vraiment évolué dans des milieux très différents, il y avait le risque de faire une succession de témoignages de gens qui disent « alala, c’était un mec génial, on l’a perdu. » Et ça, ce n’est pas une histoire. Je me suis dit parfois, avec douleur, « putain, j’ai envie d’interviewer tout le monde. » Ne serait-ce que pour le plaisir de reparler de ces moments, d’écouter les morceaux, de visionner ces images… Mais je me suis discipliné en me disant « non, je ne ferai pas toute la Mafia K’1 Fry, je ne ferai pas tous les mecs et les meufs avec qui il a collaboré, je ne ferai pas les gens avec qui il aurait pu collaborer, etc. » Par exemple, sa famille est totalement géniale et pleine de personnalités. Mais je n’ai que deux personnes en faisant partie, sa maman et sa cousine, qui est pratiquement sa sœur. J’ai essayé de faire le casting le plus restreint possible, avec des gens qui ont pour point commun d’avoir fait un bout de chemin de minimum dix-quinze ans avec Mehdi. Il y avait des milliers de trucs à dire sur lui, mais l’objectif n’était pas de faire la biographie de quelqu’un de célèbre. 

À l’exception de deux d’entre elles, je connais depuis vingt à trente ans toutes les personnes qui témoignent. Je savais comment elles s’exprimaient, je connaissais la nature du lien qu’elles avaient avec Mehdi et évidemment quels moments pouvaient être évoqués avec elles. Je pouvais les raconter avec précision et être replongé dans ces histoires avec sincérité, avec émotion. J’avais comme parti pris de ne pas avoir de journalistes parmi les témoins. Je ne voulais que des acteurs de premier ordre.

 

A : Est-ce que, pour des raisons qui leur sont propres, il y a des gens qui n’ont pas accepté de témoigner dans le documentaire ? 

T.D.L : J’ai eu quelques refus qui m’ont assez étonné pour tout te dire. Mais je préfère parler de ceux qui y sont plutôt que de ceux qui ont décliné pour des raisons qui leur appartiennent. J’ai ressenti une bienveillance très puissante, communicative et assez émouvante. Mehdi a laissé une empreinte très forte sur les gens avec lesquels il a collaboré et avec lesquels il a vécu de vrais chapitres de vie. C’est ce que partagent toutes les personnes qui sont à l’écran.

A : Mehdi était très curieux et avait soif d’expérimentation. Il n’avait surtout pas envie de refaire plusieurs fois le même projet. Est-ce qu’à un moment, le rap français n’était pas devenu un peu trop petit pour lui, parce que trop frileux, parce que trop avare en prise de risque ? 

T.D.L : Oui, mais c’est quelqu’un qui avait un amour sincère du genre. C’était le compositeur officiel de toute la Mafia K’1 Fry, c’étaient son équipe et ses potes d’enfance. Et même s’il avait un itinéraire et un mode de vie différents, il les aimait par-dessus tout. Il avait un amour pour le genre : dans le rap français, on a souvent des chapelles – les mecs de Sarcelles, de Marseille, telle équipe ou telle équipe. Mais Mehdi avait une passion réelle, il voulait que tout le monde gagne : aussi bien les Sages Poètes de la rue, que Fabe, que Secteur Ä, que tout Marseille. Il aimait que le genre s’élève. Il a gardé cet état d’esprit après, quand il a arrêté de faire de la composition pour le rap français. Il continuait de suivre la scène, de décortiquer les albums avec moi… c’était quand même un fan de malade. Donc il ne s’est pas dit « le rap français, c’est trop petit pour moi. » Ce qui l’a amené vers d’autres aventures, c’est vraiment la quête d’originalité. C’est quelqu’un qui a commencé comme tout le monde, non seulement en France mais dans d’autres pays : quand tu fais de la musique rap, tu veux te mesurer aux standards de l’époque, donc pour lui, DJ Premier, Dr. Dre ou Pete Rock. Toute personne qui débute la production hip-hop essaye plus ou moins de donner sa version de sa ou de ses références, ce qui est normal. Mehdi a aussi commencé comme ça. O’riginal MC’s, c’est un album qui est dans un influence East Coast très marquée. Tu sens que c’est un disque qui veut sonner comme le rap new-yorkais de l’époque. Mais même là, ça ne singe pas. Il y a sa patte : les caisses claires sont découpées d’une certaine manière, il ne prend pas les mêmes kits de batterie que tout le monde. À l’époque, quand quelqu’un produisait un beat et qu’on lui disait que ça sonnait comme un morceau d’EPMD, c’était vu comme un exploit et une fierté. Lui était dans la démarche inverse : « si je fais la même chose qu’Havoc de Mobb Deep je n’amène rien et j’ai l’air d’un con vis-à-vis d’Havoc de Mobb Deep. On n’a pas la même vie qu’à Queensbridge, pas les mêmes influences, c’est une perte pour le genre qu’on fasse la même chose. » C’est une pensée qui n’est vraiment pas commune en France : le reggae français ça sonne comme du reggae jamaïcain, quelle que soit la manière dont tu veux le regarder. Le rock français, ça a souvent été des traductions littérales de standards US, ou des rythmiques et des guitares identiques à Jimi Hendrix et à d’autres références du genre. Et le rap français n’a pas échappé à ça. On peut mettre au crédit de Mehdi, même s’il n’était pas le seul, cette démarche de ne pas sonner du tout comme le référent musical du genre, notamment avec 113 et Les Princes de la ville. Cette recherche d’originalité s’exprimait déjà le cas sur Le Combat continue d’Ideal J : amener une formation de musique classique pour jouer sur un album de rap de rue pur et dur afin d’y ajouter de l’émotion, ça ne s’était pas fait en France et ça s’est peu fait depuis. Et sur Les Princes de la ville, il y a une digestion de la musique électronique et de la French touch, mais aussi de toutes les musiques ethniques qui ont bercé Mehdi. C’était la première fois que ça se faisait. Aujourd’hui, il y a plein de sonorités afro dans le rap français et la « pop urbaine ». Mais ce sont vraiment « Tonton des îles », « Tonton d’Afrique » et bien sûr « Tonton du bled » qui sont à l’origine de tout ça, dans cette façon de revisiter les musiques traditionnelles et de les mélanger au rap français brut et caïra. 

À l’époque, le rap français c’était la musique que tu écoutais au walkman dans ton RER ou en voiture au quartier. Ce n’était pas le truc qu’on mettait en boîte pour que tout le monde se lève et tape des mains. Personne ne dansait sur du rap français. 113 avait cette culture du rap de rue, du rap dur. Faire d’eux une espèce de phénomène d’éclectisme, c’est une prouesse folle. Et ça a ouvert les écoutilles de toute la scène, après leurs récompenses aux Victoires de la musique. Ils ont plus globalement tapé dans l’oreille de toute la France, y compris du côté du business institutionnel, du fait de cette ouverture musicale. Mais après avoir tant ouvert le champ des possibles, le voir se refermer au début des années 2000 a été difficile pour Mehdi. La revendication d’originalité avait vécu, y compris chez ses coéquipiers de toujours. Tout le monde voulait le son du moment, les grands noms du rap américain comme référents : Timbaland, G-Unit, Dipset. Lui ne voulait pas aller vers cette volonté de coller aux tendances du moment, il voulait continuer à amener de l’inédit. C’est une démarche rare pour des gens qui ne viennent pas de milieux aisés. Quand tu crées et que tu viens d’un milieu favorisé, tu peux te permettre une forme de liberté en disant « je m’en fous en fait, ça marche, ça ne marche pas, tant pis si je l’ai fait pour 10 personnes. » Mais quand tu viens des quartiers populaires, même si tu adores la musique, tu as une espèce d’urgence à ce que ça marche, à ce que tu puisses gagner ta vie. C’est quelque chose qui n’a jamais été très évident avec le genre rap ou la musique urbaine en France. Mehdi, lui, ne rentrait pas avec des tubes sous la ceinture, des disques d’or au mur. Il ne se lançait jamais dans une composition en se disant « je vais faire un tube ». Sa discipline, c’était de chercher à proposer quelque chose de nouveau, par amour de la musique. 

Il a donc eu plutôt envie d’aller vers ceux qui jouissaient d’une totale liberté dans la composition musicale et qui n’étaient pas limités par la langue française. Il avait déjà des contacts ailleurs qu’en France et du chemin parcouru avec Cassius et Daft Punk. Il voyait ces mecs qui bossaient avec les mêmes sampleurs et boîtes à rythme que lui, mais qui n’avaient pas à souffrir des humeurs d’un rappeur ou d’une rappeuse, qui a ses desiderata qui ne vont pas forcément dans le même sens que les tiens en tant que compositeur. Sans dire « je jette tout, j’en ai plus rien à foutre », il s’est donc assez naturellement orienté vers la musique électronique, au milieu de son parcours avec Ed Banger. Avant, il a quand même sorti Lucky Boy et « Couleur ébène » pour Booba, qui est un morceau OVNI pour tous les deux. Mais malgré ça, il a gardé la passion du hip-hop comme personne. C’est vraiment quelqu’un qui aurait pu être journaliste pour l’Abcdr. [rires] La dernière fois qu’on s’est vus, c’était d’ailleurs pour aller au Meurice soumettre des instrus à Jay-Z et Kanye West, qui préparaient Watch the Throne. On s’est dit « allez, à la semaine prochaine » en se quittant et voilà… J’en garde un souvenir tendre parce que ça montre que même à fond dans la musique électronique, entre Coachella, Daft Punk et compagnie, Mehdi était toujours dans cette idée de trait d’union, de rassembler, ou en tout cas de montrer qu’il n’y avait pas de barrières autres que psychologiques. Et que tu pouvais construire des ponts, sur lesquels tout le monde a marché depuis. Aujourd’hui, aussi fou et peu puriste que ça puisse paraître, l’héritier de cette manière de penser c’est Jul : des BPM élevés, de la musique dansante, dont on pourrait dire « c’est pas du rap en fait, c’est de la dance. » Mais il produit une musique avec des sonorités qui n’existent pas dans le rap américain ou anglais. C’est propre à lui-même.

« Mehdi était toujours dans cette idée de trait d’union, de rassembler, ou en tout cas de montrer qu’il n’y avait pas de barrières autres que psychologiques. »

A : Cette ouverture d’esprit dont Mehdi faisait preuve, elle venait d’où selon toi ? 

T.D.L : La lecture que j’en fais, c’est que c’est un métis qui a grandi riche de ses origines. Il n’était pas à 50% français et à 50% tunisien, mais vraiment 100% français et 100% tunisien, d’une certaine façon. C’est une histoire que je partageais en partie avec lui, parce je suis franco-sénégalais et que j’ai grandi au Sénégal, donc j’avais un rapport très marqué avec l’Afrique dans mon adolescence, même si le poids était plus important de mon côté que pour lui qui avait grandi en France. Mais le fait que tu n’aies pas à faire une démarche volontaire pour être dans un monde ou dans l‘autre et que tu sois à l’aise dans les deux malgré leurs différences, ça inscrit une forme de dualité dans ton ADN. Une triple identité, même : le référent pour nous, ados, est américain. On se construit en se disant « nos modèles sont aux Etats-Unis », puisqu’à l’époque on n’a pas vraiment de modèle de référence en France. Dès seize ans, on est déjà dans cette triple culture et on grandit dans un environnement qui, par ailleurs, ne comprend pas vraiment ça. Mais ça donne des individus qui ont une curiosité de l’autre. 

Mehdi avait aussi eu un prof au collège qui lui avait dit « pour entretenir ta connaissance et apprendre tout le temps, il faut lire un quotidien par jour du début jusqu’à la fin. » Il débutait donc ses journées en lisant Libé et Le Monde. Il ne lisait pas forcément tous les articles, mais en tout cas il les parcourait entièrement. C’est un exercice qui te nourrit, tu as mille infos sur mille sujets. Tu te rends compte que tu ne sais en fait pas grand-chose, mais ça t’ouvre l’esprit. 

Après viennent des motivations et des démarches personnelles : Mehdi avait vraiment pour projet de rassembler. Il naviguait entre deux ou trois univers, puisqu’on parle très souvent du rap et de la musique électronique mais il y avait quand même toute une dimension musique avec de vrais instruments. Et il faisait des dîners chez lui où il y avait des gars de la Mafia K’1 Fry, des mannequins suédois, des gars barrés faisant de la techno minimaliste à Berlin, des gens du cinoche, etc. Ce n’était pas un truc de socialisation un peu branché : il voulait mettre à la même table des gens très différents et leur faire comprendre qu’en fait ils n’étaient pas si éloignés que ça. il partait de l’idée que s’il s’entend bien avec Dry d’Intouchable et qu’il s’entend bien avec les mecs du label Marble, il n’y avait pas de raison qu’eux ne s’entendent pas entre eux. Il a fini par incarner ce trait d’union. C’était aussi quelqu’un qui était très intéressé par le cinéma, par la peinture et l’art en général. Quand tu sors d’une journée de studio avec Rohff et Intouchable puis que tu vas à Beaubourg pour voir une exposition sur le constructivisme, tu n’abordes pas les choses de la même manière et, mine de rien, ça enrichit tes sessions et ton esthétique. 

 

A : J’ai été particulièrement attentif aux épisodes qui portent sur sa période électro, parce que je la connaissais moins que la période rap, forcément. J’avais gardé l’image du mec un peu en retrait qui accompagne 113 quand ils reçoivent leurs Victoires de la musique. Et là j’ai été surpris par son exubérance et son charisme dans les sets de DJ. Il est complètement solaire, il rayonne. Est-ce que c’est lui qui a changé au fil du temps, qui s’est un peu métamorphosé, ou est-ce que c’est un truc qu’il avait en lui et que cet exercice du DJing en live a mis en avant ? 

T.D.L : C’est clairement la deuxième réponse : il a toujours eu ça en lui. Socialement, il était assez magnétique et c’est quelqu’un qui aimait les aventures d’équipe. Il aimait être dans Mafia K’1 Fry, il aimait être dans le collectif Kourtrajmé, il aimait être dans Ed Banger. Il a créé Carte Blanche plus tard avec Riton, il a créé Club 75 qui était une sorte de super groupe avec Justice, Cassius, Pedro Winter, il a créé un autre collectif avec Cassius et puis il a créé l’Espionnage Sound System… Les aventures collégiales d’équipes de foot, à géométries plus ou moins variables, c’était son délire. Mais dans toutes ces aventures-là, il a toujours été à l’initiative. Club 75, avec les visages de la French touch 2.0, c’est son idée, son projet. Ça te montre que non seulement la dynamique d’équipe était quelque chose qu’il cherchait, mais aussi son côté très magnétique, parce que c’était quelqu’un de charmant et que tout le monde se disputait sa compagnie. 

C’était très beau de le voir avec Kery James. Kery pour lui, c’était Toutankhamon, il le voyait comme quelqu’un de si intelligent et charismatique…Dans les interviews, c’est parfois Mehdi qui expliquait les textes et les concepts d’Ideal J, tant il était fasciné par l’écriture de Kery. C’était vraiment l’hémisphère gauche et droit du cerveau, il y avait une alchimie particulière entre les deux. Même dans le silence. J’ai eu la chance de passer du temps en studio avec DJ Premier et Guru : c’est la seule autre fois où j’ai vu un duo aussi complémentaire que Kery et Mehdi. Et dans leur association, Mehdi avait fait le choix d’être derrière. Pareil avec le 113. Pour Les Princes de la ville, la moitié des morceaux a été composée avant que les rappeurs ne les entendent. Mehdi faisait ça chez lui, il expérimentait, ce n’était pas forcément à destination du 113. Et quand les mecs ont écouté, ils ont dit « putain mais ça tue ça ! » Le fait que son idée du son, éclectique et polymorphe, ait eu un tel impact et ait engendré des millions de disques vendus, des Victoires de la musique et un album qui change le genre, ça l’a conforté dans sa démarche. Derrière, il a été très sollicité et il s’est rendu compte qu’avec ses claviers et ses instruments de beatmaking il pouvait aller où il voulait artistiquement. Il s’est donc d’autant plus épanoui. 

En DJing, c’était un peu un prodige : tout ce que les DJs les plus techniques font, il savait le faire à quinze ou seize ans. Donc forcément, arrivé à trente ans, il avait une grosse maîtrise. J’ai interviewé A-Trak : c’est une référence mondiale du DJing, il a été champion du monde DMC. Il m’a clairement dit : « Mehdi me fumait, c’était un meilleur DJ que moi. » Pour un mec qui était beaucoup plus dans le beatmaking, c’est très rare : DJ Premier, même pas en rêve il fume A-Trak. Au-delà de ça, la force de Mehdi lors de ses sets c’est le plaisir fou et communicatif qu’il avait à partager la musique qu’il aimait. C’était aussi quelqu’un de très sensuel et séducteur ; il savait en jouer. Ses références en termes de performance live c’étaient Prince ou Jimi Hendrix : des mecs qui font des grands écarts, qui pètent des guitares, qui sont torse nu sur scène et transpirent trois seaux d’eau par soirée. Le fait que le public réponde à son délire, qu’il y ait tout d’un coup 3 000, 4 000 puis 10 000 personnes pour l’écouter, ça l’a encore plus libéré. Les prestations étaient aussi différentes : Daft Punk, Justice, ils étaient quand même assez raides derrière toute leur machinerie. Monter sur les platines, sauter dans tous les sens, ce n’était pas trop leur truc. Aujourd’hui, n’importe quel DJ qui joue sur Rinse ou dans les Boiler Rooms, il ou elle danse grave et s’amuse derrière les platines. Ça rend les sets jouissifs. Mehdi a contribué à cette évolution. Ils n’étaient vraiment pas nombreux à l’époque à sauter sur les platines et à faire du crowd surfing. Lui il a fait tout ça. Même en étant très proche de lui, la première fois que je l’ai vu en boite enlever sa chemise pendant son set, je me suis dit « mais qu’est ce qui t’arrive mec ? » Mais c’était sa nature, sa façon d’exprimer, de manière physique, son amour pour la musique.

A : Comment tu situes le passage de Mehdi dans l’histoire de l’électro française ? Qu’est-ce qu’il a apporté au genre ? 

T.D.L : C’est une vraie question que j’ai posée aux divers interlocuteurs « référents » de ce genre-là. Lucky Boy n’a pas eu l’importance d’un album de Daft Punk ou de Justice, qui ont vraiment été des révolutions sonores. Mehdi a amené une énergie et une disposition d’esprit hip-hop, une manière de voir les choses assez débridée, en se disant « je peux prendre de tout et je peux en faire ce que je veux. » Les Daft Punk s’accordent pour dire que Mehdi les a influencés. Pareil pour Brodinski ou les mecs de Marble. Pour Justice et pour toute cette génération French Touch 2.0, il a eu une sorte de rôle de directeur artistique : il avait un bagage très conséquent, parce qu’à trente piges, il avait déjà derrière lui dix-sept années de studio et de compos, à faire des albums, des remixes de Cheb Khaled, des musiques de films… et donc pour des mecs comme Justice qui faisaient de la musique depuis quelques années seulement, la richesse de son background était précieuse. Non seulement ce qu’il avait fait, notamment dans le rap français, mais aussi tout ce qu’il avait pu écouter. Son legs à ce genre, c’est autant l’influence qu’il a pu avoir que ce qu’il a créé. 

Ses performances de DJ ont également eu un fort impact, comme dit précédemment. À l’époque, elles étaient aussi importantes que les morceaux que tu faisais. Et là, son énergie a contribué à faire connaître la musique électronique dans des zones qui n’en écoutaient pas. Dans certaines soirées à New York, les gens venaient pour entendre du A$AP Rocky, du Dipset et lui leur jouait de l’électro française. Mais il le faisait de manière tellement hip-hop, avec des cuts de Prince, un breakbeat, un refrain de A-ha, qu’il arrivait à les emporter. Il n’y avait que DJ AM, Diplo et lui qui mixaient autant de styles différents pour raconter leur histoire musicale. Il a contribué à la popularisation de l’electro française aux États-Unis : en Europe, la culture de club c’est la house, la dance, la techno ; aux US, c’est davantage le hip-hop, ils n’ont pas du tout grandi dans l’esprit « il faut se battre pour jouer du rap » comme ici. Tu leur mets de la musique électronique un peu agressive et différente des compos « funkysante » de Daft Punk, ils n’aiment pas. Mais en l’insérant dans un format hip-hop, il a contribué à la populariser. C’est pour ça qu’il est autant dit qu’il a construit des ponts entre différents genres. Par le DJing, il a amené le public à s’ouvrir à d’autres scènes. Ça aussi, c’est son legs. 

 

A : Le premier épisode de la série s’ouvre avec les annonces du décès de Mehdi qui passaient à la radio, puis ensuite on entend ta voix qui dit que DJ Mehdi était ton meilleur ami et donc que tu te sens légitime pour raconter son histoire. Est-ce que tu peux raconter comment vous vous êtes rencontrés ? 

T.D.L : C’est Kery qui nous a présentés. Eux deux étaient de 1977, moi de 1974. Mehdi a rejoint Ideal J en 1992, donc à quinze ans. J’avais rencontré Kery un an avant ça : on était dans les soirées hip-hop et on était mineurs, ce qui était plutôt rare. Au départ Kery et moi c’était juste « salut-salut ». Il y avait même une forme de défiance : « qu’est-ce qu’il croit lui, il croit qu’il est plus frais que moi ? » Une attitude d’ado. On était habillés en Zulu, avec des casquettes et des vestes américaines, à se déplacer comme si on faisait partie de N.W.A. On a donc quand même fini par se connecter. Plus tard, Kery m’a présenté aux mecs qui allaient former la Mafia K’1 Fry et m’a dit en désignant Mehdi « lui, c’est celui qui fait nos musiques. » On s’est donc rencontrés là, Mehdi et moi. Il y a rapidement une histoire d’amour qui s’est mise en place et elle a duré jusqu’à son décès. On était tous les deux métisses franco-africains et très nerd ; on s’est retrouvé là-dessus. On a vite passé le plus clair de notre temps à discuter pour savoir si l’ingénieur du son du remix de la face B du maxi de Big Daddy Kane est meilleur que celui de la face A du premier maxi d’EPMD. Pareil pour le cinéma : j’étais plus du côté de l’image avec une passion pour le son et lui c’était l’inverse. On a fait énormément de chemin ensemble, d’abord comme des potes. Puis après, j’ai monté ma boite qui a fait beaucoup de pochettes pour des groupes de cette génération-là : Oxmo, Ärsenik, 113… On a donc commencé à collaborer professionnellement et on est devenus encore plus inséparables. On passait notre temps professionnel et notre temps social ensemble. Aucune conversation ne terminait avant deux ou trois heures du matin. On a d’ailleurs vécu chacun une rupture de couple parce que nos meufs en avaient marre. Elles nous disaient : « allez-y, vivez ensemble, vous n’avez qu’à vous pécho et arrêter de nous pourrir la vie ! » On s’est d’ailleurs tous les deux faits virer par la compagne de l’autre à un moment de nos vies respectives. Je me rappelle très bien, j’étais chez lui et sa meuf qui dormait à côté m’a dit « bon, tu vas rentrer chez toi maintenant ! » Et lui, il lui est arrivé la même chose, sans que nos compagnes aient communiqué entre elles. Par la suite, Mehdi a beaucoup voyagé et j’étais pris par mon activité professionnelle, donc, de fait, on avait moins d’opportunités de nous voir et d’emmerder nos compagnes respectives. Mais oui, ça a duré. C’est vraiment une amitié très puissante, très fusionnelle. Et donc, à son décès… j’ai été éprouvé dans le sens où j’ai vraiment perdu une partie de moi-même. Je crois que c’est quelqu’un qui a énormément déteint sur moi, dans ma vision de la création, des relations sociales et dans plein de choses. Et je sais que j’ai aussi déteint sur lui. En écoutant certaines de ses interviews, parfois je me disais « ah tiens, ça, ça vient de moi. »

« On passait notre temps professionnel et notre temps social ensemble. Aucune conversation ne terminait avant deux ou trois heures du matin. »

A : Après avoir ouvert le documentaire, tu t’effaces d’une certaine manière pour laisser parler les autres. Est-ce que cette relation très proche que tu avais avec Mehdi ne t’a pas donné envie de te mettre toi aussi devant la caméra, afin de parler de lui comme tes « invités » l’ont fait ? 

T.D.L : Sur les premiers montages que j’ai présentés à Arte, je n’avais pas encore tous mes entretiens. Donc, je faisais des voix et je remplissais les trous par des choses que j’avais envie d’entendre. Mes interlocuteurs à Arte m’ont dit « en fait, il faut que ce soit toi qui parles. Que tu te mettes au centre du récit, que tu racontes ton amitié avec lui. Il faut qu’on le sente et que ça soit narré et commenté par toi. » Je suis assez bavard et j’ai ma manière de raconter les trucs. Mais je ne voulais pas me mettre au centre du récit. Je voulais vraiment que ce qu’on retienne de son histoire, ce soit lui et pas notre amitié. J’ai adoré le docu sur Kanye [Jeen-Yuhs], avec le point de vue du réalisateur qui raconte tout son rapport à l’artiste. Mais en tant que spectateur, je n’avais pas envie de ça. J’ai envie de voir un truc sur Kanye West, c’est cool que Jay-Z m’en parle, c’est cool qu’un mec de Chicago m’en parle. Mais fondamentalement, je veux rentrer dans l’histoire… Et encore une fois, j’ai bien aimé le truc, mais les états d’âme du réalisateur, même s’il raconte quelque chose de touchant, ce n’est pas ce que j’ai envie d’entendre. Pour prendre l’exemple de la série sur Orelsan, c’est vrai que c’est hyper intéressant : c’est son petit frère qui raconte et nous, on avait quand même un rapport qui n’était pas loin de ça. Mais même si ça m’a plu énormément dans la dynamique d’Orelsan, de toute façon, moi, j’avais pris le parti de raconter une aventure musicale. Par-là, je n’entends pas ce truc de dynamique humaine et par exemple du rapport entre le petit et le grand frère. Mon challenge à moi, c’était d’amener le spectateur à comprendre et à kiffer ce que c’est que le beatmaking, la composition d’un morceau de rap. Ça part d’un truc qui peut être très réfléchi ou au contraire très spontané et d’un coup, ce que tu fais dans ta chambre change le paysage culturel du pays dans lequel tu vis. 

Et c’est aussi une manière pour moi d’avoir une réserve. Il y a des moments qui trahissent le fait que les gens auxquels je parle me connaissent très bien. Et du coup cette présence, cette proximité avec la maman de Mehdi, avec Kery James, avec Mokobé, ça suffisait. Et ça permet d’essayer d’avoir une objectivité, de ne pas faire une série qui dit « waouh c’est le mec le plus génial du monde ! » Je préférais être au second plan, c’est-à-dire simplement au service de son histoire. Mais Arte m’a fait des injonctions à m’exprimer, et d’autres interlocuteurs, surtout ceux qui connaissaient notre relation, m’ont dit « tu me fais parler moi mais c’est toi qu’il faut faire parler ! » Mon objectif est atteint dans le sens où je pense que ma lecture des événements et de ce qu’a amené Mehdi est compréhensible, sans un filtre qui orienterait trop ce que le spectateur doit penser. Je trouve que ça n’avait besoin que d’être introduit, qu’on comprenne qui est le mec qui a fait le film. Ce n’est pas un journaliste, ce n’est pas quelqu’un qui est parti en archéologie pour découvrir ça. C’est pour moi une particularité de la série que j’ai mis du temps à assumer et dont je ne me suis rendu compte que sur la fin de la production : en fait tout ce qu’on connaît en matière de films, documentaires ou de reportages, aussi bien sur le rap en France que sur l’électro, ça nous a été raconté par des journalistes. Ils sont des fois complètement éminents, mais très souvent, ils sont étrangers à ces cultures. Ils n’en sont pas des acteurs. Ils présentent des analyses ou des reports d’informations qui sont très intéressants et exacts. Mais ils ne se sont pas nécessairement retrouvés comme moi dans un studio à 2h du mat à s’embrouiller avec je ne sais pas qui, ils n’ont pas fait de pochette pour 113, n’ont pas contribué au succès de Les Prince de la ville, fait des artworks et des campagnes pour Daft Punk, etc. Les événements qui sont racontés dans la série, je les connais parce que j’étais là. Les prises de tête entre Kery et Mehdi sur l’équipe de France de football en 1998, Kery qui dit « les Noirs et les Arabes ne devaient pas jouer pour l’équipe de France, parce que la France est raciste et traite les fils d’immigrés comme de la merde » et Mehdi qui n’est pas d’accord… Je le sais parce que je suis là. La séance d’écoute des instrumentaux pour Première Classe 1, j’y étais. Ce sont des moments que des gens de l’extérieur auraient du mal à raconter comme ils sont racontés là. 

Je ne crois pas non plus que pour faire un documentaire, il faut être le champion du monde 10ème dan du sujet sur lequel tu bosses. Il y a une valeur ajoutée du regard candide sur des événements et des situations. Si demain je devais faire un documentaire sur la circulation des armes aux États-Unis et sur le poids de la NRA, je m’informerais dessus. Mais l’approche candide de ces sujets, le fait de dire « je ne connais pas ça, est-ce que tu peux me le raconter comme si j’avais quatre ans ? », ça a aussi une valeur. Mais là, je suis obligé de constater qu’à ma connaissance c’est le premier documentaire hip-hop qui est raconté par un acteur du hip-hop. Et je pense que ça contribue à donner un ton. Je ne m’en apercevais pas parce que pour moi c’est naturel, mais j’en me suis rendu compte par la manière dont les gens l’ont reçu.

A : Est-ce que tu as regardé la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques ? 

T.D.L : Absolument. 

 

A : Et qu’as-tu ressenti au moment où arrive « Signatune » de DJ Mehdi ? 

T.D.L : Pour moi, comme pour la famille et les proches, entendre sa musique jouée sur « the world stage », comme on dit aux États-Unis, c’était évidemment ultra grisant. Ses morceaux ont été utilisés sur l’ouverture des JO, sur la clôture, sur l’ouverture des Jeux paralympiques… C’est un témoignage de l’intemporalité de sa musique et de son impact. Et, plus largement, même de son approche : mettre Aya Nakamura avec la garde républicaine, Angèle qui arrive au milieu du show de Phoenix et Kavinsky… c’est une démarche à la DJ Mehdi. C’est pareil que de réunir 113 et Thomas Bangalter en studio pour faire un morceau. Choisir ses titres pour dire « voilà la fenêtre qu’on veut donner sur la France » au milieu d’une manifestation qui a lieu dans un contexte politique et social très particulier, de xénophobie extrême… ce n’est pas un hasard. J’ai grandi au Sénégal, je suis arrivé en France quand j’avais treize ans et à l’époque les gens et les médias se révoltaient parce que le Front National avait 3% d’intentions de vote et 2,5% de votes concrets. Aujourd’hui, c’est la pensée dominante, le pays a complètement régressé, les gens sont de moins en moins éduqués. La cérémonie était une forme de pied-de-nez à cette évolution : il s’agissait de présenter la France de manière provocante par rapport à ce qu’elle montre d’elle-même. Et c’est génial que Mehdi fasse partie de ça. J’ai appris depuis que le programmateur musical était un énorme fan de lui, ce qui explique aussi pourquoi Rim-K s’est produit lors de la cérémonie. De voir que Teddy Riner a choisi un morceau de Mehdi comme hymne de victoire, que les community managers du Président postent des stories avec « Signatune » en fond sonore… Ce n’est pas mon sélecteur préféré, le Président de la République, mais ça fait évidemment sourire. Au-delà du film, cette mise en lumière m’embarque dans toute une dynamique de restauration et d’entretien du catalogue de Mehdi. J’étais déjà DJ Mehdi all day, every day quand il était parmi nous, là je le suis encore plus.

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