L’oeil de Nabil Elderkin
Photographie

L’oeil de Nabil Elderkin

Photographe et clippeur très demandé (Lil Wayne, Frank Ocean, Bon Iver…), Nabil Elderkin est aussi le témoin attitré d’un des derniers vrais mystères du rap : la vie de Kanye West. Entretien et rétrospective en images, entre coulisses V.I.P. et photo-journalisme.

Abcdr Du Son : J’aimerais te proposer la formule suivante : je te montre une de tes photos, et tu commentes. On commence avec celle-là.

Nabil Elderkin : C’est une photo de ma famille, je devais avoir environ 5 ans… Comme tu peux le voir, j’étais assez balaise, et j’ai une famille plutôt cool [rires]. Je crois qu’en fait il n’y avait que deux personnes qui portaient des lunettes sur la photo d’origine, j’ai fait un montage sur Photoshop pour mettre des lunettes aux autres.

J’ai grandi et vécu en Australie jusqu’à mes 18 ans, et je n’ai commencé la photo qu’à 17 ans… En fait j’ai commencé par réaliser des vidéos de surf. Avec mes potes on surfait énormément ; ils sont devenus beaucoup plus forts que moi, certains sont même passés pros. Au départ, mon travail c’était de m’asseoir sur la plage avec une caméra, de les filmer et de vendre les vidéos aux marques qui les sponsorisaient. Je me suis intéressé à la photographie lorsque j’ai découvert les photos de surf qui étaient prises avec des caissons étanches, je trouvais ça surréaliste…

Je suis alors allé voir le professeur de photo de notre école. Je ne me suis jamais inscrit à ses cours, mais il a été très sympa avec moi, il m’a laissé lui emprunter un appareil photo. J’ai commencé à prendre des photos, et ça a été une révélation : « Wow, c’est ça que je veux faire de ma vie. » A mon examen de fin d’études, j’avais même pris une matière Art et Photo. Et je me suis fait recaler.

A : Sérieusement ?

N : Bon, je pense que ce que j’ai présenté à l’examen était un peu débile, mais à l’époque je trouvais ça cool [rires]. Je bidouillais avec Photoshop 1 ou 2, et je ne connaissais pas grand-chose. Je reproduisais les photos classiques des magazines de skate, celles où sur une seule photo, tu as toute la séquence d’un trick décomposé, comme sur certains posters du magazine Thrasher. J’ai fait quelques montages dans ce style que j’ai présentés lors de mon examen final, mais mon professeur ne les a pas trouvés si cools que ça [rires]. Bon, pour être honnête il y avait aussi un montage photo de moi en train de chevaucher mon chien [rires]. J’avais fait ça parce que ça me faisait mourir de rire. Je me foutais un peu de mes études. Ce qui m’intéressait, c’était de faire du surf et des trucs un peu débiles.

Six mois plus tard, mes parents m’ont dit que je devais partir vivre avec ma mère en Amérique, et que je devais me concentrer sur autre chose que le surf. Et là je me suis retrouvé à Chicago, en plein milieu des Etats-Unis. A partir de ce moment, j’ai commencé à prendre beaucoup de photos. Je suis allé à une université locale, j’utilisais leur chambre noire et leurs appareils, j’ai appris à développer des photos… Je travaillais aussi pour des agences de mannequins locales ; je faisais des composites pour leurs mannequins [NDLR : sortes de CV du mannequin, composés de quelques photos de mode]. A peu près un an plus tard, en 2003, j’ai entendu des morceaux de Kanye. Et j’ai immédiatement accroché, ça me parlait. C’était sur une mixtape pour la marque Akademiks, Jeanius Level Musik vol.1. A l’époque c’était juste un producteur, personne ne le connaissait vraiment. Sur cette mixtape, il y avait le morceau « Through the Wire », avant qu’ils tournent le clip.

J’ai tout de suite beaucoup aimé, et j’ai voulu rencontrer ce mec et collaborer avec lui. J’ai essayé de le contacter, mais impossible de trouver ses coordonnées. J’ai alors cherché sur Internet s’il avait un site web. Et là, à ma grande surprise, j’ai découvert que le nom de domaine « Kanyewest.com » était disponible. Donc je l’ai acheté, pour environ 20 dollars [rires]. Quelques mois plus tard, je reçois un coup de fil de Roc-A-Fella Records : « On vient de signer un artiste qui s’appelle Kanye West, et on a vu que vous étiez le propriétaire de Kanyewest.com, que nous aimerions récupérer. Quel est votre prix ? » J’ai répondu que je leur donnerais gratuitement s’ils pouvaient m’organiser une séance photo avec Kanye. “Vraiment? C’est tout ce que vous voulez ?” J’ai dit oui, et trois jours plus tard, je faisais une séance photo avec Kanye dans un studio à Chicago.

A : Quel âge avais-tu à ce moment-là ? Comment s’est déroulée cette première séance ? 

N : J’avais environ 21 ans, et ça a été très cool. On s’est tout de suite très bien entendu. Je lui ai demandé quels étaient ses goûts, il m’a parlé de son concept de « Louis Vuitton Don ». Il y avait une veste rouge dans le studio, Kanye avait son sac à dos Louis Vuitton ; j’ai eu l’idée de prendre une photo dans laquelle il se plie et regarde légèrement par en-dessous, pour qu’on puisse voir le sac. Vous avez peut-être déjà vu cette photo, ils l’ont utilisée pendant plusieurs années. On l’a faite lors de cette toute première séance photo. Après ça, nous sommes restés en contact. Kanye m’a ensuite demandé de réaliser ses photos de presse, puis il m’a demandé de le suivre sur ses tournées et durant ses séances d’enregistrement en studio.

A : Le genre de rencontre qui change une vie… Donc, tu as documenté toute sa carrière, y compris son ascension ? 

N : Oui. J’ai des tonnes et des tonnes de photos que nous n’avons jamais montrées. Avec un peu de chance, dans le futur, on en fera quelque chose.

A : Excellente transition vers l’image suivante…

N : Cette photo a été prise pendant la tournée Glow in the Dark. Comme d’habitude, Kanye m’a demandé de venir avec lui sur la tournée et de la documenter. Nous avons fait le tour du monde… C’était dingue. Nous avons ensuite publié un livre de photos sur la tournée. Dernièrement, Kanye m’a demandé de l’accompagner sur la tournée de Watch the Throne. Nous allons sûrement faire un livre après cette tournée, aussi.

A : Pour l’enregistrement de My Beautiful Dark Twisted Fantasy, Kanye West s’est reclus dans un studio à Hawaï. A part les musiciens, tu étais la seule personne autorisée à être sur place, et tu as documenté tout le processus créatif. Peux-tu en dire plus ?

N : C’était beaucoup d’attente, beaucoup de temps passé à traîner. A essayer d’être une petite souris, de faire oublier ma présence, et de tout voir. Tu sais, cela fait maintenant un petit moment que je fais ça, alors je pense que je sais comment… me fondre dans l’atmosphère. C’était très cool, c’était super de pouvoir être impliqué dans ce projet. De pouvoir assister à la création d’une musique qui allait marquer son époque, de l’entendre et la ressentir. J’en suis heureux.

A : Quel est ton album préféré de Kanye West ?

N : Je pense que ça doit être The College Dropout. Mais j’adore aussi My Beautiful… Oh fuck, ils sont tous vraiment bien. Et avec le temps, je les apprécie encore plus. Pour être franc il n’y en n’a pas un que je n’aime pas. Au début, 808 & Heartbreak n’était pas un de mes préférés, mais il m’a vraiment plu avec le temps. La façon dont cet album a changé les choses. Plus je l’écoute, plus je l’apprécie. C’est un grand album. Mais j’adore The College Dropout. Je pense que c’est plus lié à mes souvenirs qu’à la musique : l’époque que cela me rappelle, le début de ma carrière, quand je commençais tout juste à être dans la photo. Et sur cet album, il y a ma chanson préférée de Kanye : “Never let me down”, avec Jay-Z et le poète J Ivy. Ce morceau tue tellement, la façon dont il sonne, la façon dont ça s’enchaîne : Jay-Z, Kanye, Jay-Z, J Ivy, le chœur et puis le retour sur Jay-Z. C’est un classique, je pourrais l’écouter en boucle toute une nuit. Je ne suis même pas sûr qu’il y ait beaucoup de gens qui connaissent ce morceau, ou qui s’en rappellent… Mais les vrais savent.

« Tu sais, cela fait maintenant un petit moment que je fais ça, alors je pense que je sais comment… me fondre dans l’atmosphère. »

A : Dans « Last call », qui est l’outro de cet album, Kanye raconte l’histoire de ses débuts à Chicago ; est-ce que ce morceau revêt une signification particulière, pour toi ?

N : Oui. C’était lui, c’est vraiment son histoire. C’est ce qui fait que la première fois que je l’ai entendu à Chicago, je me suis dit : « Qui est ce mec ? Je veux travailler avec lui. » Je devrais être directeur artistique [rires]. J’aurais aimé signer Frank Ocean, j’aurais aimé signer John Legend, j’aurais aimé signer Kanye… [rires]

A : tu es devenu l’un des réalisateurs de clips les plus demandés. Comment es-tu passé de photographe à réalisateur ?

N : Je faisais une séance photo avec Will.I.Am en 2005. Il m’a demandé si j’avais déjà songé à faire des clips, je lui ai répondu que oui… Alors il m’a proposé de réaliser « Like that », qui devait être le prochain clip des Black Eyed Peas. C’était très cool; ce morceau marquait un retour à leur période soul, et j’aimais bien les gens qui étaient en featuring dessus : Q-Tip, Talib Kweli, John Legend, Cee-Lo… Suite à ça, j’ai commencé à réaliser de plus en plus de clips pour Kanye, Seal, Common, John Legend, K’Naan…

A : L’une des choses que je trouve les plus intéressantes dans tes clips, c’est que tu n’es pas confiné à un style précis. Je pense en particulier à tes derniers clips : il y a un monde entre ton clip pour « Patience » de Nas & Damian Marley, qui est rempli de symbolisme, de costumes et d’effets spéciaux, et ton clip pour « Holocene » de Bon Iver, qui est très contemplatif et fait la part belle à des plans de paysages magnifiques. Comment procèdes-tu ?

N : Je ne sais pas. J’expérimente beaucoup. Je prends mes écouteurs, j’écoute la chanson et je regarde les images qu’elle m’évoque. Puis je prépare quelques idées brutes, parfois c’est une histoire, parfois c’est juste des éléments visuels, puis je les adapte selon plusieurs éléments. Parfois, il y a tellement de facteurs extérieurs qui entrent en compte pour la réalisation d’un clip… En l’espace d’une journée, tu peux passer d’un film en extérieur à l’étranger, à un film devant un écran vert.

Pour « Welcome to Heartbreak », par exemple, je voulais filmer Kanye avec un autre concept, mais il m’a dit : « Je suis à New York ce jour-là, il faut que tu filmes à telle heure, et avec un écran vert. » Il y a tellement de facteurs qui entrent en jeu, c’est justement ça qui rend l’exercice intéressant: chaque projet est différent. Pour le clip de Bon Iver, j’étais libre de faire ce que je voulais.

A : Peux-tu commenter cette photo ? 

N : Oh, j’adore cette image. C’est en Islande. J’ai pris quelques photos pendant que je tournais le clip de « Holocene » pour Bon Iver. Ces paysages sont hallucinants. Je savais que Bon Iver ne pourrait pas être présent dans le clip, alors je pouvais filmer ce que je voulais. Cela fait des années que je voulais tourner en Islande, je m’étais documenté sur ces paysages pour d’autres clips – ils sont fascinants. Et quand j’ai entendu la chanson… Elle avait un côté magique. J’ai imaginé un enfant qui ferait un voyage dans sa tête, j’ai essayé d’imaginer ce que c’était de grandir dans un endroit si lointain… Je me suis dit : je veux aller là-bas. Alors nous y sommes allés. Et nous l’avons fait.

A : J’aime beaucoup ce clip, je le trouve très original et marquant… Les paysages sont incroyables, et j’aime beaucoup le fait que la vidéo soit très dépouillée, simple et brute.

N : Merci. C’est pile ce que j’aime, des beaux plans, de l’émotion brute. J’ai utilisé beaucoup de gros objectifs grand-angle. La narration est simple.

J’ai juste ajouté quelques légers effets spéciaux : lorsque le gamin jette une pierre à la surface de l’eau, j’ai ajouté quelques ricochets. Et à la fin du clip, vous remarquerez peut-être que les rochers bougent. Mais je voulais qu’ils bougent d’une façon très naturelle, subtile.

A : Tu as réalisé plusieurs clips pour Kanye West, qui a la réputation d’être très pointilleux par rapport à son image. Comment se déroule le processus de création ?

N : C’est une collaboration, Kanye est très impliqué dans ses clips. C’est quelque chose qui l’a toujours profondément intéressé, et il sait précisément ce qu’il veut. Il a travaillé avec des réalisateurs légendaires comme Michel Gondry, Spike Jonze… Ça lui a beaucoup appris, et il a récemment réalisé la majeure partie des clips de son dernier album. C’est une volonté qu’il a toujours eue. C’est une évolution naturelle.

A : Tu as aussi réalisé dernièrement les premiers clips officiels de Frank Ocean. Alors qu’il n’avait même pas de clip ou de shoot photo officiels, on sentait qu’il avait déjà un sens et une identité visuelle très prononcés, notamment son concept de voitures vintage, qu’on a retrouvé dans ses clips. Est-ce que c’est aussi une collaboration ?

N : Je connais Frank depuis un petit moment. Il travaillait avec John Legend, c’est d’ailleurs John qui me l’a présenté – à l’époque, il ne s’appelait pas encore Frank [sourire]. On a échangé nos coordonnées, et il m’avait promis de m’envoyer quelques uns de ses morceaux, pour que je puisse me faire une idée de ce qu’il faisait. Il n’arrêtait pas de m’envoyer des messages sur Instant Messenger, genre « Mec, il faut qu’on fasse des photos et des vidéos ensemble », mais il ne m’a jamais envoyé un seul morceau… [rires]. Et puis l’an dernier il m’a finalement envoyé des trucs. Et là j’étais genre, « OH SHIT, t’es VRAIMENT doué et tu vas percer ! » [rires] A partir de là, on a commencé à travailler plus sérieusement.

Pour le clip de « Novacane » je lui ai suggéré l’idée d’un long plan séquence [NDLR: une longue scène filmée en un seul mouvement], avec différentes scènes qui se superposeraient, et où les images deviendraient de plus en plus bizarres au fur et à mesure qu’il serait en train de tripper. Je lui ai demandé de se frotter le visage avec de la crème. Il m’a dit, « Mec, pourquoi que je me frotterais le visage avec de la crème ? » [rires]. Le truc le plus dingue c’est qu’on n’avait quasiment pas de budget, on a tourné ce clip avec 3 000 dollars. C’était marrant. Frank voulait absolument qu’on y ajoute un panda et des geishas. Alors j’ai commencé à chercher des vidéos de pandas sur Internet, j’ai dû ripper des vidéos de zoo et les mettre dans le clip…

J’ai fait dernièrement une série de photos de mode avec lui pour L’Uomo Vogue Italia. Vogue nous a envoyé une styliste, c’était intéressant de voir Frank travailler avec elle. Au début il a fait genre “AAAAAAAHHHHH!”. Il avait tellement d’idées dans la tête : « Pas moyen que je mette ça, jamais de la vie ! » [rires]. Mais j’ai apprécié qu’il s’ouvre à la collaboration, et qu’il laisse la styliste faire son travail ; ça va être une double page très cool. Ils ont trouvé des tenues très intéressantes. J’aime lorsque des artistes acceptent de faire des choses différentes. Je pense que c’est une bonne chose, et c’est particulièrement ce que Kanye essaie de faire : ouvrir et repousser les limites. Etre créatif.

A : Il y a dix ans cela aurait été impossible. C’est un peu dingue quand on y pense : personne ne connaissait Frank Ocean l’an dernier, et pendant des années Vogue a refusé de faire des shoots photo avec des artistes hip-hop. Et là, vous faites une série mode ensemble. Je pense que ce changement de perception est grandement lié à Kanye West.

N : Complètement. Kanye a une ENORME responsabilité dans cette évolution, plus que quiconque. Il a ouvert des portes, en connectant des domaines très différents. Déjà à l’époque, quand il portait des polos Ralph Lauren et du Roc-A-Wear, A Bathing Ape, puis qu’il est passé aux marques de créateurs comme Smalto, Givenchy… On a vu son style évoluer. Il a envie d’apprendre ; c’est évident depuis son premier album, l’éducation est un sujet qui l’intéresse vraiment et il a fait beaucoup de choses qui ont été essentielles pour le hip-hop, à leur époque. Bien sûr, ce sont des choses qui sont déjà arrivées plusieurs fois dans le hip-hop – loin de moi l’idée d’être un historien – mais je vois clairement ce qu’il a fait, et la façon dont cela a été perçu.

A : Je pense que, tout simplement, il a élargi le champ ce qu’il était possible de faire – et d’être pour un artiste hip-hop.

N : Complètement. Et il a fait des collaborations. Jon Brion. Bon Iver. Il s’est mis à travailler avec des musiciens dont la plupart des gens n’avaient jamais entendu parler, et ils ont amené leur art à un tout autre niveau. Il a travaillé avec les réalisateurs Michel Gondry et Spike Jonze, à un moment où tout le monde faisait des clips avec Hype Williams et Chris Robinson. Il a une vision qui va au-delà.

A : Est-ce qu’il y a quelque chose que Kanye t’a appris ?

N : Ce que j’ai vraiment appris, c’est… faire les choses à ma façon. « Tu as ta vision. » Kanye a toujours fait les choses à sa façon, comme il le voulait. Il n’est pas très conformiste, et je pense que c’est ce trait qui fait de quelqu’un un artiste. De mon côté, je me développe aussi en tant qu’artiste et je n’ai pas toujours l’occasion de photographier ou de filmer des sujets que j’ai vraiment envie de traiter – je fais beaucoup de travail « commercial », mais c’est très bien payé [rires], alors à côté j’essaie de compenser en shootant des choses qui me tiennent à cœur. La plupart de ces projets ne me rapportent rien, mais je pense qu’ils sont plus importants.

A : C’est le bon moment pour parler d’un des points qui m’intrigue le plus dans ce que tu fais. La plupart des gens te connaissent via ton travail avec des artistes musicaux, mais tu as aussi réalisé des projets de photojournalisme très marquants, dans des zones de conflit. Comment t’es-tu retrouvé à prendre ces photos ?

N : J’étais en Afrique du Sud pour un concert en 2007 lorsque j’ai rencontré une fille qui travaillait pour Oxfam. Oxfam est l’une des plus importantes Organisations Non-Gouvernementales du monde ; ils sont très actifs en Afrique. Cette fille se rendait en République Démocratique du Congo (Congo-Kinshasa) pour une mission. Elle a appris que j’étais photographe, alors elle m’a demandé si ça m’intéresserait de l’accompagner. J’ai accepté. La RDC est en proie à d’énormes conflits depuis plusieurs années, en particulier dans la zone du Nord Kivu ; le résultat est qu’il y a des exodes massifs de la population civile. Des centaines de milliers de personnes, dont des femmes et des enfants, prennent la route, à pied, pour fuir. C’est une catastrophe. Ces populations subissent toutes sortes d’atrocités perpétrées par les soldats. Oxfam essaie d’aider la population autant que possible, en fournissant de l’aide et de la nourriture.

J’ai rencontré beaucoup de gens là-bas et j’ai documenté leur exode. Il y avait beaucoup d’enfants. C’était horrible. J’ai fait don des photos à Oxfam ; ils les ont publiées dans plusieurs dizaines de magazines dans le monde entier, et ils ont même organisé une exposition dans le building des Nations Unies à New York, afin de sensibiliser les gens sur ce désastre. [NDLR : plus d’informations]

« Le mec nous a accueillis en nous serrant la main genre « Hey John, ravi de vous rencontrer. Je m’appelle Barack, je suis un grand fan. » »

A : Après un projet pareil, dans quel état d’esprit tu reviens à Los Angeles pour reprendre tes activités normales ? J’ai du mal à imaginer un gouffre culturel plus énorme…

N : C’est une expérience qui te change la vie. Tu sais quoi ? Quand je suis revenu du Congo j’ai dû rejoindre Kanye et les autres sur la tournée. Je me rappelle, je travaillais en backstage, j’étais complètement concentré sur le tri des photos que je venais de prendre au Congo, quand soudain j’ai entendu les voix des gars qui passaient derrière et qui voyaient mon écran : « Oh mec, qu’est ce que c’est que ÇA ? T’étais où ?? ». La situation était dingue.

Cela reste très dur pour moi de repenser au Congo, je suis désolé. J’ai fait de mon mieux pour prendre des photos qui correspondaient à la situation. Je voulais montrer que, en dépit de cette situation horrible, la population faisait de son mieux pour garder sa dignité. Je ne voulais surtout pas – et eux non plus – qu’en voyant les photos les gens se disent « Ooooh, les pauvres petits africains ».

A : Voici une autre photo.

Franchement, c’est pas le gosse le plus mignon du monde ? Sérieusement, je crois que je n’ai jamais vu un gamin aussi mignon, j’ai été obligé de le photographier tout de suite. C’est un Somalien.

A : Tu es donc retourné en Afrique pour d’autres reportages photo ?

N : Oui. Je suis allé au Rwanda avec Médecins Sans Frontières, pour un reportage. Je leur ai aussi fait don des photos. Je suis allé en Somalie avec K’Naan, qui est un ami. C’était son premier voyage là-bas depuis que lui et sa famille avaient fui le pays. D’ailleurs son histoire est incroyable : en 1993 ils étaient à bord du dernier avion qui a quitté Mogadiscio, l’aéroport a été fermé juste après qu’ils aient décollé. C’était donc un voyage très spécial, et il m’a demandé de l’accompagner. J’ai pris quelques photos, mais juste pour moi. Nous avons rencontré beaucoup de gens, et vu beaucoup de choses atroces. Des milices, des enfants affamés… Nous sommes allés à l’hôpital où K’Naan est né. K’Naan a eu un destin incroyable, alors il essaie de voir à présent ce qu’il peut faire pour aider les gens qui n’ont pas eu autant de chance. Il travaille sur beaucoup de projets en ce moment ; aider son pays et l’Afrique est une de ses principales priorités.

A : Je sais que toi aussi tu veux « rendre » à la communauté. Parlons de ce projet :

N : C’est le trailer de Bouncing Cats, le premier documentaire que j’ai réalisé. Là encore, grâce aux gens de chez Oxfam, j’ai entendu parler d’Abraham “Abramz” Tekya, un B-boy ougandais qui a créé le Breakdance Project Uganda (B.P.U.). Abramz enseigne gratuitement aux jeunes de son pays le break et la culture hip-hop, il essaie d’instiller un changement positif dans la société à travers ces outils. Parmi les gamins qui assistent à ses cours, il y en a beaucoup qui étaient des enfants soldats ou des victimes de guerre, qui sont parfois même mutilés. Je l’ai suivi et j’ai fait un documentaire sur le BPU. Abramz a lancé une initiative extraordinaire. Ça a vraiment amélioré la vie de leur communauté.

A : Après tout ce que tu as raconté, ma question va paraître un peu stupide mais… penses-tu que la culture hip-hop ait vraiment du pouvoir ?

N : Je pense sincèrement que la musique est la chose la plus puissante du monde. Elle n’a pas de frontières, elle se connecte directement à toi. Attention, que cela soit clair, les images sont extrêmement puissantes aussi, mais la musique peut te faire danser, elle peut t’accompagner, changer ton humeur… Tu peux être aveugle et sourd, tu vas quand même pouvoir ressentir une basse de base, une vraie vibration genre booooooooooooom qui va vibrer dans ton ventre. Quant au pouvoir… Je suis vraiment convaincu que la musique peut faire bouger les choses. Maintenant que j’y pense, j’ai même vu des chefs d’état péter les plombs sur des morceaux.

A : Tu sais que tu vas devoir me lâcher des noms maintenant [rires].

N : J’ai rencontré Bill Clinton plusieurs fois. C’est un dingue de musique, et il aime bien le hip-hop ; je l’ai vu danser [rires]. Grâce à K’Naan j’ai eu la chance de pouvoir rencontrer Nelson Mandela, lorsqu’on était en Afrique du Sud. Qui d’autre ? Laisse-moi réfléchir…

A : Et Barack Obama ?

N : Ah oui, comment ai-je pu oublier… Juste avant qu’il se présente aux élections présidentielles, Barack Obama, qui était alors sénateur, a demandé à rencontrer John Legend à Chicago. J’étais avec John, on a pris un avion privé et on est donc allé rencontrer Obama. Le mec nous a accueillis en nous serrant la main genre « Hey John, ravi de vous rencontrer. Je m’appelle Barack, je suis un grand fan. » C’était très simple, sans chichis, il n’y avait pas beaucoup de monde…. John a ensuite fait un petit concert pour Obama et ses proches. J’en ai même pris quelques photos. Je crois qu’on ne les a jamais utilisées… Oh mec, j’avais presque oublié que je les avais.

A : Tu n’as pas aussi rencontré Nicolas Sarkozy, par hasard ? [rires]

N : [rires] Non, mais on m’a présenté son fils Pierre dans un club. Les gens m’ont dit que c’était un beatmaker ?!

A : Oui, et honnêtement il n’est pas mauvais. Plus sérieusement : tu as fait de la photo de mode, du photojournalisme, des documentaires, des pubs, des clips et tu as accès à énormément de monde. Qu’est-ce qui te motive à présent ?

N : Je veux faire un film. C’est ma prochaine étape. J’ai fait un documentaire, maintenant il est temps de faire un long métrage.

A : Tu as déjà une idée en tête ?

N : J’ai quelques idées. Je commence juste le processus là, je fais des rendez-vous… Je finis juste mes deux prochains clips et la tournée, et ensuite je prends un peu de temps libre pour me concentrer sur ce projet. Tu sais… Mon film préféré de ces cinq dernières années, sans hésitation, c’est Un Prophète. Je crois même que c’est un de mes films préférés de tous les temps. Simple, profond. J’adore le thème, j’adore l’acteur, j’adore la réalisation. Elle n’est pas extravagante, c’est juste des petites choses subtiles et une histoire simple, extrêmement bien racontée. J’adore les films qui ont ce feeling-là. Je suis un grand fan des films français et étrangers, Sin Nombre, La Cité de Dieu, La Haine…

A : J’allais justement te parler de La Haine, je ne suis pas surpris que tu aimes ce film. Il a un point commun avec Un Prophète et certaines de tes vidéos : une base d’histoire hyper-réaliste, parsemée de moments un peu étranges, oniriques…

N : [ALERTE SPOILER] Par exemple dans Un Prophète, la scène où son codétenu, qu’il a assassiné plus tôt, est en feu ? Oui, c’est surréaliste, mais ça ne te déconnecte pas de la réalité. J’ADORE ça. Et c’est ce que je veux faire. Qu’il s’agisse des petits détails dans le clip de Bon Iver avec les rochers qui s’élèvent, ou du visage de Frank qui se floute dans « Novacane », je veux que cela reste réaliste, je veux juste ajouter quelques petits éléments qui surprennent le spectateur, sans que cela ait l’air trop bizarre. Un peu de fantasy, une petite touche dark – j’aime bien ce qui est dark.

J’aime ce genre de films. Les films dont tu sors en ressentant quelque chose. Par exemple, la fin de Un Prophète est très bien dosée. Elle est subtile. Sans avoir besoin d’en montrer trop, tu comprends. Aaaah, il y est arrivé. Il l’a fait. Il s’est mis bien. I like that shit. [FIN SPOILER]

J’aimerais aussi travailler avec de jeunes acteurs. Parfois tu peux avoir envie de travailler avec quelqu’un que personne ne connait, pour que cela ait l’air plus réaliste. L’important ce n’est pas de savoir qui joue un personnage, c’est de voir comment il s’en sort.

A : Y-a-t-il une photo que tu aurais aimé prendre, et que tu as ratée? Est-ce que tu as des regrets ? 

N : Je ne m’en rappelle pas. Peut-être. Mais en général je passe très vite à autre chose. Je pense que je m’en rappellerai peut-être le jour où les choses n’iront plus aussi bien. Mais en ce moment je suis heureux, et je ne me préoccupe pas trop des opportunités ratées. J’essaie de continuer d’avancer. Je pense que ça va avoir l’air un peu bête, mais tant que je peux faire ce que je veux, ça me va très bien. Il y a sûrement un million de choses que j’aurais pu faire, mais si j’y pense, ça va m’énerver. Et j’ai pas envie d’être énervé, je suis déjà énervé [rires]. Mon état d’esprit, c’est plutôt On to the next one.

Fermer les commentaires

Pas de commentaire

Laisser un commentaire

* Champs obligatoire

*