Guts, néo hippie
Discret et passionné, Guts est à l’origine des boucles simples et funky d’Alliance Ethnik. Aujourd’hui expatrié sur une ile espagnole, il est un peu devenu un hippie du hip-hop comme il en rit lui-même. Entretien.
45 tours à Boulogne Billancourt 1984 – 1989
Je suis un enfant de Boulogne. Je grandis dans une petite cité qui s’appelle le Square de l’Avre et des Moulineaux, sur les quais de Seine pas très loin des usines Renault. Ma famille est une famille ouvrière, spécialement du côté de ma mère où tout le monde a travaillé chez Renault. Quand j’avais des bonnes notes à l’école, ma mère m’offrait des disques. On n’avait pas beaucoup d’argent, donc c’était un petit sacrifice pour elle. Je faisais des efforts à l’école ? J’obtenais un 45 tours. Ça me motivait à bien travailler à l’école. Mais ça m’a également éduqué au mérite, et ce n’était pas déconnant de la part de ma mère, car grâce à ça, j’ai appris très tôt que mouiller le maillot pouvait payer. Et ça m’a aidé dans mon rapport à la musique : dans ma tête, un disque ça se mérite, un bon morceau, ça se gagne à force de travail.
Ces 45 tours, c’était parfois moi qui les choisissais, parfois elle. On allait les acheter au supermarché du coin où tu trouvais toujours un rayon disques. À cette époque, je suis un tout jeune collégien et je suis fan de Bob Marley et de Stevie Wonder. J’ai encore tous ces disques qui ont été les premiers que j’ai eus. Parmi eux, il y a donc du Stevie Wonder, du Jimmy Cliff, mais aussi les 45 tours des prémices du hip-hop. Hip Hop de l’émission de Sidney, un autre de Mantronix. De son côté, ma mère n’avait pas des goûts déconnants non plus. C’est elle qui gamin m’a fait aimer Stevie Wonder par exemple. Elle me choisissait aussi des disques des Bee Gees, de Peter Gabriel. Elle connaissait ses classiques. Mais moi j’ai vite été très sensible à la musique afro-américaine et au reggae. Dans les quartiers de toute façon, on écoutait soit du reggae, soit du funk.
Comme beaucoup de gens à l’époque, ce qui m’amène réellement au hip-hop, c’est l’émission de Dee Nasty, d’abord sur Radio 7. Un pote enregistrait les émissions sur son magnétophone cassette et m’a dit : « écoute ce délire, cette émission, c’est une musique de fou. » Moi, je n’avais aucune notion en hip-hop. Je découvre cette culture et là, c’est une révélation. Ça me touche et ça me parle direct. Du coup je commence à moi aussi enregistrer les émissions sur cassette. Le truc le plus important dans ces émissions, c’était le moment où Dee Nasty annonce tout ce qu’il a passé. C’est ce que j’attendais le plus car ça me permettait de noter toutes les références de ce qu’il avait diffusé.
Je me fais des petites listes et je veux me procurer les disques que diffuse Dee Nasty. Il y a une FNAC à Paris qui est bien achalandée en hip-hop à l’époque, c’est celle de Montparnasse. Dans cette FNAC, il y a DJ Fab. Il y gère le rayon musiques afro-américaine, car à l’époque, le hip-hop était encore trop petit en France pour avoir un rayon dédié. Mais Fab est hyper connecté avec le hip-hop. C’est l’un des précurseurs sur Paris, véritablement un acteur du mouvement. Le mot « mouvement » est très important à l’époque. Dans les DJs français, après le parrain qui est Dee Nasty, tu as trois quatre mecs dont DJ Fab. Du fait qu’il bosse là-bas et soit hyper connecté, il met énormément d’imports dans les rayons. Le jour où il mettait à disposition les nouveautés, c’était le vendredi. Alors moi comme d’autres, on se rendait là-bas pour trouver tous les disques de hip-hop qui débarquaient des USA. Très vite, pour pas mal de gens passionnés de hip-hop, cette FNAC est devenue un point de fixation.
Moi je suis un adolescent, je traîne là-bas on est entre 1987 et 1989. Je suis fasciné par la musique mais aussi par Fab. Quand tu l’as en face de toi, tu sens qu’il pue le hip-hop. Il en dégage la vibe, il sent l’Amérique, New York. À force de traîner là-bas chaque vendredi, Fab m’a repéré et s’est mis à me conseiller. De fil en aiguille, c’est rapidement devenu un grand frère, un mentor même. Je le vois devenir le DJ d’EJM. J’étais plus jeune, plus naïf, plus insouciant, je n’avais pas son bagage et je me suis retrouvé à être un petit peu son élève. J’avais cours vendredi avec FAB à la FNAC Montparnasse en fait. [Rires]
C’est l’époque où je commence à sortir, à faire mes premiers concerts. Je vais aux soirées Chez Roger, Boite Funk. Le premier concert que je fais, c’est Mantronik et son rappeur MC Tee. Quand je vois ce métis d’origine jamaïcaine avec ses boites à rythme et son rappeur, ceux que j’écoutais sur mes disques, je surkiffe ma race. Au fur et à mesure, je me retrouve dans des soirées hip-hop véner, parfois un peu ghettos, où j’ai l’impression d’être la petite crevette de la soirée. J’irai aussi aux soirées de Dee Nasty, à celles de Yellow, et puis après à des concerts plus balèzes comme celui de Public Enemy où il y avait Professor Griff, Terminator X, Chuck D et Flavor Flav à la Mutualité. LL Cool J est là aussi. Ce concert m’a incroyablement marqué. On me voit même dans le reportage consacré à ce concert, qui avait été fait à l’époque, en train de faire la queue dehors. J’ai aussi fait ce concert au Rex Club, qui est parti en couilles, celui des Beastie Boys et de Run D.M.C, avec la cage pour la danseuse des Beastie Boys et leur bite gonflable qu’ils érigeaient sur scène.
Je me connecte aussi au collectif IZB qui avait lui aussi ce rituel du vendredi à la FNAC Montparnasse. Le collectif a été connu pour organiser les premiers gros concerts hip-hop sur Paris dans les années quatre-vingt-dix, mais avant ça, ils organisaient des voyages à Londres en contrepartie d’une participation financière. On allait là-bas pour voir des putains de concerts. On savait qu’à Londres, ils étaient un peu en avance sur nous les Français, comme toujours. Alors on prenait le bus puis le bateau et on allait là-bas. Et un jour, ils ont organisé un voyage à New York. C’est en 1990 je crois. J’y vais et là pour moi, c’est le voyage initiatique par excellence. Je me suis retrouvé dans le Bronx à voir des mecs comme les Jungle Brothers, KRS One, Brand Nubian. J’étais en plus quasiment le seul blanc et je crois le plus jeune. Je me sentais décalé mais en même temps je m’en battais les couilles. Ça me parlait tellement que je ne calculais rien du tout. Je ne pensais qu’au hip-hop. Je me baladais tout seul là-bas, moi petit blanc, jeune, naïf, insouciant et vulnérable. [Rires] J’allais dans des endroits chauds, très ghettos, mais je m’en foutais ! Et au final, il ne m’est jamais rien arrivé. Être au sein du collectif était hyper motivant, qu’elle que soit l’importance que j’y avais. Pour moi, c’était la notion de communauté qui comptait, qui me captivait. De toute façon, on pensait tous « mouvement. » Moi, je n’avais qu’une envie, c’était de m’investir dedans. Et ce voyage a été un tournant dans ma vie.
Alliance Ensoniq 1989 – 1992
En fréquentant les IZB, je rencontre Romuald qui est lui aussi membre du collectif. Le feeling passe super bien et comme il sait faire des instrus, il m’initie à la E-mu SP-12. À côté, je fréquente une MJC, Le Chat, au sein d’une cité de Châtillon où il y a limite tout Vitry : Les Little MC, Timide et Sans Complexe, Saliha, toute la clique des New Generation MC, EJM, etc. C’est par Fab que je suis arrivé là-bas. C’est aussi là-bas que je rencontre Faster Jay. Du coup je me mets à faire des allers-retours entre Boulogne et Châtillon. À Boulogne, la cité où je vis ne produis rien ou presque de hip-hop. Mais dans la ville, il y a une effervescence dans le quartier du Pont de Sèvres, à deux pas de chez moi. Là-bas c’est sérieux. Les Sages Poètes de la Rue sont en train de se créer et c’est quelque chose. Celui qui me met en contact avec eux, c’est un type qui s’appelle Obiwan. À la base c’est un tagueur, mais il n’est pas que ça. C’est lui qui au début va chapeauter Les Sages Poètes de la Rue. Obiwan était un mec très smart, un vrai avant-gardiste qui a vite compris le délire et le game du hip-hop. C’est en partie lui qui fédère au Pont de Sèvres. À mes yeux, c’est vraiment un acteur très important des débuts du rap à Boulogne. Il a mis beaucoup d’énergie pour développer le projet des Sages Po’, il était totalement investi autour d’eux et captivé par le hip-hop.
C’est le moment où je suis surtout DJ, c’est par ça que j’ai commencé après le tag. Je fais des battles, ce qui me permet de me connecter avec les autres DJs du mouvement. Je deviendrai même durant quelques mois DJ des Little MCs, pendant la période où DJ Sek a eu des empêchements. Ça n’a pas duré longtemps car je n’avais pas encore assez de bouteille, de charisme ni d’expérience, surtout face à quelqu’un comme Sulee qui est une forte personnalité, qui sait où il veut emmener son projet. J’étais impressionné en fait, trop pour être à la hauteur de ses attentes. Du coup, je me suis auto éjecté du projet. En plus, je ne suis pas quelqu’un de très rapide. Il me faut du temps pour digérer les choses, prendre de l’épaisseur, évoluer. Mais je suis à fond, je tente des compétitions, je croise Crazy B, Cut Killer ou Faster Jay que je connais déjà, Jimmy Jay.
En parallèle, je fréquente de plus en plus Romuald. Avec lui je progresse aux machines et on se dit qu’on va monter un groupe tous les deux. Il nous manque un MC. Romuald vient de Creil et me dit : « j’ai un lascar qui est mode fast, il faut que tu le rencontres. » Évidemment, je suis chaud. Il ramène ce gars à Boulogne qui commence à me lâcher quelques freestyles, quelques flows dans ma petite cité. Je kiffe grave. « Chant-mé ce mec-là ! » Ce mec, c’est K-Mel. Tous les trois, on se dit qu’il y a un truc à faire. Romuald connaît un autre gars, un DJ, qui s’appelle Moussaï. On se retrouve à quatre, trois mecs de Creil et moi de Boulogne. Moussaï et Kamel sont d’origine algérienne, moi et Romuald d’origine italienne. Constatant ça, on décide de s’appeler Alliance Ethnik. C’est comme ça que le groupe est né. Sans Faster Jay, ni Médar, ni Crazy B à l’époque. C’est un groupe né d’une connexion IZB en fait.
« Originellement, Alliance Ethnik est un groupe né d’une connexion IZB. »
Cette période, c’est celle où je comprends que je suis plus fait pour faire des instrus que pour scratcher ou taguer. En plus de Romuald, il y a Sofiane qui est le programmateur des Original MCs qui me prend aussi sous son aile. Je lâche le tag, je m’acharne moins sur les platines. C’est l’époque où être DJ et beatmaker est indissociable. Jusque-là, tout le monde touchait à tout, était dans le truc pluridisciplinaire du hip-hop. Mais là, ça correspond à la période où tous les acteurs du mouvement choisissent leur voie, se spécialisent. Pour moi c’est programmer des beats qui prend le dessus. C’est là où j’avais le plus envie de m’exprimer et aussi où j’avais le plus de facilités. En allant vers la programmation comme on disait à l’époque, je suis allé là où je me sentais bien en fait. Sofiane est le seul mec en France à avoir une maîtrise parfaite de l’EPS 16, qui deviendra ensuite l’EPS 16+ puis enfin l’Ensoniq ASR 10. [Gamme de samplers claviers, NDLR] Et c’est avec cette machine-là que je ferai les deux albums d’Alliance Ethnik. Quelque part, sans lui, le son Alliance Ethnik n’existerait pas car il m’a appris à dompter une machine pour que je puisse m’épanouir et créer en toute liberté avec. C’est aussi l’époque des premiers samplers. Avant, c’était de la boite à rythme, on était programmateurs. Avec le sample, on devient beatmakers.
Malheureusement, Moussaï décède d’un accident de scooter sur le périphérique. Un petit peu plus tard, Romuald s’aperçoit qu’il se sent moins concerné, qu’il est moins à bloc que moi sur la composition. De mon côté, je suis totalement investi, ultra motivé. Romuald se sent un peu dépassé d’une certaine manière, il voit que je ne tiens pas en place et décide de quitter le groupe. « Guts, c’est toi qui fais tout, moi je ne trouve plus vraiment ma place, je quitte le groupe. » On se retrouve à deux avec Kamel mais très vite à trois, puisque je demande à Crazy B que Faster Jay m’avait présenté s’il ne serait pas motivé pour nous rejoindre. Au moment où je lui demande, il avait un peu envie de faire autre chose que le délire reggae et dancehall de Rapsonic [Groupe connu pour avoir été la première version de Raggasonic, NDLR] pour lequel il est DJ. Il voulait revenir à quelque chose de moins hybride, plus intégralement hip-hop. Du coup il quitte Rapsonic pour Alliance Ethnik. On se retrouve à trois à faire des premières parties, des petits concerts underground. On va au charbon. On apprend. Je suis à fond avec mon ATARI ST 520, puis 1040, et mon Ensoniq. Crazy B et K-Mel sont aussi à fond.
L’alliance est funky 1992 – 1999
Naturellement, Crazy B ramène son binôme, son frère de son : Faster Jay, que je connais déjà aussi. Sauf qu’au début, Faster Jay n’intègre pas le groupe en tant que DJ mais en tant que manager. C’est lui qui nous chapeaute. Comme Faster Jay l’a dit, je pense qu’on était les funky fresh français, les seuls Native Tongue de l’hexagone. Ce qui était bon dans tous ces premiers groupes de hip-hop français, c’est qu’on voulait tous être singuliers. Tu devais avoir ton délire et ton style. Le nôtre, c’était le délire plus musical, ne pas se priver d’aller chercher des samples qui sonnent soul et funk. On voulait se montrer pointus tout en ayant une vibe qu’aucun des autres groupes ne chopait. Cette couleur très soul / funk, jazz et blues, on a tout de suite capté que ça allait être notre identité. Et notre autre identité, c’était le fast flow. En dehors de rares Mcs et de Rapsonic, K-Mel était le seul à être vraiment reconnu pour savoir rapper en mode fast. Ça faisait réellement partie de l’identité du groupe. Quand en concert, sur le sampler, je montais le BPM et que Kamel suivait, je me souviens très bien que ça rendait les gens dingues. Mais vraiment. De derrière mes machines, je voyais les gens devenir fous. Le public adorait ça.
On se fait connaître de plus en plus, mais le moment où tout bascule, c’est lorsqu’on fait la première partie d’IAM, à l’Elysée Montmartre. Encore une connexion IZB ! C’est un tournant pour nous. On avait super bien préparé le concert, parce que pour nous, faire cette première partie, c’était un honneur mais aussi une opportunité incroyable. Une fois sur scène, tout a marché encore mieux qu’en répétitions. Il y a ce truc magique qui se passe parfois sur scène, ce genre de moments que tu n’atteins pas sans travail mais où le travail à lui seul ne peut pas expliquer ce qu’il se passe. Tout fonctionne à la perfection, il y a une osmose entre nous, avec la salle. On finit le show avec une ovation incroyable. Du genre de celles qui durent plus d’une minute. C’est rare, surtout pour une première partie. On a halluciné. À ce moment-là, on est passés dans une autre dimension.
Le projet avait déjà pris un peu de lumière, mais suite à ce concert, les labels commencent vraiment à venir nous voir. Emmanuel de Buretel était dans la salle le soir du concert à L’Élysée Montmartre et à la fin du concert, il était venu nous donner sa carte. On avait des tonnes de propositions de maisons de disques et on n’avait plus qu’à choisir. On a choisi Delabel, sur le sentiment de Faster Jay qui commençait à comprendre comment fonctionne le game. Il s’est aperçu que la proposition la plus alléchante et séduisante était celle de cette filiale de Virgin, en pleine construction.
« Le moment où tout bascule, c’est lorsqu’on fait la première partie d’IAM, à l’Elysée Montmartre. »
Signer avec Delabel, à l’époque où ce sont les années glorieuses de la musique et où c’est aussi l’essor du hip-hop, ça voulait dire qu’on pouvait réaliser un album avec un budget… [Il cherche le mot] C’était sans limites en fait, tout était envisageable. J’avais l’impression qu’il suffisait de dire, de proposer, pour que ce soit faisable. Très vite, on propose des titres, on travaille sur des maquettes et on nous demande quel réalisateur nous souhaitons. Moi autant que mes collègues, on est fan de Jungle Brothers, de De la Soul, de Queen Latifah, de toute la Native Tongue. Alors je dis Bob Power. Le label me répond qu’ils vont le contacter. Ils l’ont fait avec sûrement une belle proposition financière et c’était bon. J’avais vraiment l’impression qu’il suffisait de proposer. « On voudrait bien un remix de Prince Paul. » On revenait nous voir peu de temps après : « c’est d’accord, il va le faire. » C’était un truc de fou, complètement surréaliste. Faster Jay avait laissé sa place de manager à un manager professionnel : Michelle la gazelle Lahana qui s’occupait et s’occupe toujours de Youssou N’Dour et qui était aussi une grande figure de RFI. Il est désormais définitivement et officiellement le deuxième DJ d’Alliance Ethnik et Médar qui nous avait rejoints en dernier est là aussi. Médar c’était un peu notre Flavor Flav. Le groupe était un peu déséquilibré, surtout sur scène : voir un rappeur avec derrière deux Djs et un beatmaker, ce n’était pas très harmonieux sur scène. Médar a validé cette idée et nous a rejoints.
Quand le disque sort, on explose tout. On gagne aux Victoires de la Musique, on est en rotation sur toutes les radios, nos clips passent partout. On explose un peu tout. On avait construit l’album dans un contexte où personne ne fait ce qu’on fait à l’époque. Le rap français c’était NTM, Solaar, IAM et le Minister Ämer. Fabe émerge, La Cliqua arrive. Sans parler des projets plus anciens comme Timide et Sans Complexe ou EJM. Contrairement à ce que des gens ont pu penser, on fait ça sans aucun formatage, je n’ai pas le souvenir d’une moindre discussion où on se dit : « il faudrait qu’on aille dans ce délire-là. » On est en pleine alchimie et on arrive avec un son plus festif, plus dansant et plus funky que ce que le rap français propose. On commence à être vu comme un groupe commercial. On fait pourtant très peu de télé. C’est limite si on ne fait pas que Taratata et un truc à TF1 qui se passe très mal. Mais la presse spécialisée naissante ne nous aime pas. Moi, ça ne me touche pas trop. Je ne lisais pas tout ça, j’étais passionné par la musique, le hip-hop et je vivais un truc incroyable. Tous ces délires de journalistes et de critiques, je m’en foutais. Kamel par contre était plus touché, sans non plus le vivre mal. Le mec se retrouve par exemple mis en avant parce qu’il est élu le mec le plus sexy de France. Il y a un moment, tu te dis que tout ça est bizarre.
De mon côté, je reste assez discret. Je n’ai jamais été très à l’aise avec le fait d’être mis en avant. Que mon groupe soit mis en avant, c’était génial, je ne rêvais que de ça, mais moi je ne voulais pas être médiatisé personnellement. Même aujourd’hui dans mes projets, je cherche à être discret, en retrait publiquement au profit d’une identité visuelle ou d’un concept. Du coup, le fait d’être moins sous les projecteurs me donnait un peu de recul. Je vois que les journalistes sont dans un délire NTM, IAM, avec une écriture engagée et léchée, une proposition plus frontale. Tu nous mets en face, plus festifs et légers, tu comprends que les mecs ne nous aiment pas. Mais ce que les journalistes ont oublié, c’est que l’histoire du hip-hop ne leur donne pas raison. L’histoire du hip-hop est écrite par plein de titres engagés comme ceux des Last Poets, comme « The Message », oui, c’est vrai. Mais au tout début, dans cette même période et même avant, le hip-hop était majoritairement festif. Lors de la genèse du hip-hop dans le Bronx, beaucoup de morceaux étaient plein de légèreté. Les journalistes français n’ont jamais trop pris cela en compte. Pour eux, le rap comme ils le concevaient commençait limite avec « The Message » alors que c’est faux.
C’est une période où on passe beaucoup de temps en tournée. On se perd un peu dans ces histoires de concerts, dans le sens où on s’est fait essorer. Ça nous a vraiment fatigués. Le booker nous a mis partout. On kiffe, on gagne du pognon, mais c’est une vie fatigante. Et évidemment, on a envie de rebondir, de produire du frais. On veut faire un second album. Je pars m’installer à Tignes, ça me change de ma petite cité de Boulogne. [Rires] J’étais complètement en kif avec le snowboard et je suis parti vivre là où il y avait un glacier ouvert toute l’année. Le groupe venait à la maison. Entre moi venir à Paris pour faire de la musique, ou eux venir à la montagne faire de la musique, le choix était vite fait pour tout le monde.
On prépare les maquettes de notre second disque là-bas. C’est cool, tout se passe bien. On amène cet album à Delabel qui nous donne son accord pour travailler avec Prince Charles Alexander. Bref, tout se passe bien. Tous les invités qu’on veut avoir, on les a : Biz Markie, De la Soul, Common, Rahzel et j’en passe. Et Prince Charles Alexander chapeaute tout, cherche à tout optimiser. Il fait un gros boulot, il s’implique. Sauf que lorsque l’album sort, c’est un échec comparé au précédent. Contrairement au premier, il ne contient aucun tube. Je pense pourtant que c’est vraiment un très bon album, mais cette absence de tube a fait qu’on n’a pas pété à nouveau le score. Cet échec commercial, tout de même relatif, ne crée pas de tensions au sein du groupe. On reste tous en bons termes, personne ne le vit vraiment mal. Par contre, ça accélère chez plusieurs d’entre nous des envies de carrière en solo Crazy B voulait se réaliser en tant que scratcheur français avec Skratch Aktion Hiro puis Birdy Nam Nam. K-mel veut s’essayer à un album solo et Faster Jay créé son label : Kif Records.
Alliance Ethnik - « Star Track » feat. De La Soul
Kif de réalisateur 2000 – 2007
Au final, c’est pour Faster Jay et Crazy B que les choses seront les plus concluantes. De mon côté, je me décide enfin à produire pour d’autres personnes qu’Alliance Ethnik. J’ai un projet qui me tient à cœur, c’est celui des Rieurs qui sont de ma cité à Boulogne. J’ai aussi envie d’être réalisateur, de mettre en application ce que j’ai pu voir auprès de Bob Power et Prince Charles Alexander. Travailler avec eux m’a donné envie d’aller plus loin qu’être un simple fournisseur d’instru. Surtout Bob Power, que je voyais à chaque fois que j’allais à New York. Je passais le voir en studio, pour l’observer, de façon passionnée. Cette dimension de producteur et réalisateur est vraiment ce qui m’a motivé à ce moment-là et Bob Power y est pour beaucoup. Le mec est un génie, tu as envie d’apprendre à ses côtés. Sa façon de chapeauter un projet de A à Z, de le bonifier et d’essayer d’en tirer le maximum, de l’amener à 100% de sa capacité, c’est ce que je veux faire. Comme Faster Jay monte son label, je deviens un peu l’un des producteurs attitrés de Kif Records. Sans avoir de rôle stricto sensu au sein du label, j’y suis un peu le beatmaker référent.
« Je passais voir Bob Power en studio à chaque fois que j’allais à New York, pour l’observer, pour apprendre. »
Je réalise mes premiers disques, celui des Rieurs, le premier EP des Svinkels aussi que je connais depuis le milieu des années 90 via un ami commun. Ce sont deux disques qui sortent chez Kif Records. À côté, je travaille avec d’autres labels, sur Genèse de Passi par exemple, ou pas mal avec Big Red. Je fais aussi Après l’orage des Sages Po, leur troisième album. Si on perd un peu de l’ADN Sages Po’ sur Après l’orage ? [Partagé] Avec le recul, c’est vrai que cet album a manqué du côté spontané des Sages Po. On a fait trop d’arrangements, ce qui ne correspond pas assez à leur style. Ils ne sont jamais aussi forts qu’en étant spontanés. « vas-y on fait un beat et on pose dessus direct », c’est dans cette configuration là qu’ils sont imbattables. En le travaillant trop, l’album a peut-être perdu une partie de son âme mais il ne faut pas non plus noircir le tableau, c’est loin d’être un mauvais disque de rap. Mais c’est vrai qu’il n’a peut-être pas répondu aux attentes, à l’identité Sages Po que les gens avait intégrée. Le label mettait aussi la pression. Pas directement, mais simplement car on sentait justement qu’il y avait beaucoup d’attentes. Le défi de cet album c’était de péter le game, c’est ce que tout le monde attendait et BMG y avait mis les moyens. Quand il y a autant de moyens, il y a forcément un moment la question de la rentabilité qui se pose. Inconsciemment ou pas, tu le sais.
Les Rieurs - « Pénurie »
Quant à moi, peut-être que je n’avais pas bien assimilé et compris le côté très spontané qu’on devait garder avec les Sages Po. Pourtant, on est de la même génération, du même sérail. Mais peut-être que je suis trop obsédé par cette idée de réalisation. J’ai sûrement voulu trop faire comme un Prince Charles Alexander, c’est à dire tout optimiser, tout arranger. Sauf que j’ai peut-être mal placé le curseur et que j’en ai perdu le côté magique que peut avoir la musique : celui de l’instant. Or c’est justement quand ils sont dans l’instant que Zoxea et Dany Dan sont le plus magique. « Attends, j’ai une idée, faut que j’enregistre ! » C’est quand ils disent ça qu’ils sont les plus chauds. [Sourire]
Devenir bienheureux 2007 – 2009
En 2007, après avoir réalisé quelques disques et un peu produit à droite à gauche, j’ai trente-cinq ans et je suis dans une période de rupture. J’en ai marre de Paris, je me sépare de ma compagne et mon père avait des gros problèmes de santé. Il vivait à Ibiza. Alors je décide de le rejoindre pour être à ses côtés. Je sors d’une aventure on ne peut plus lumineuse avec Alliance Ethnik, de super moments sur des albums d’autres artistes et là c’est une période de vie plus dure. Mon père est malade, je vis une rupture. C’est un moment où quelque part, je suis aussi à la recherche d’une philosophie de vie. Je sens que je veux quelque chose de moins artificiel, de plus hédoniste, d’où ce surnom de Bienheureux que je donnerai à mon premier album. En allant voir mon père à Ibiza, je comprends que je m’épanouis dans des petits plaisirs, des choses simples qui là-bas sont accessibles. Je romps avec le béton dans lequel j’ai grandi et je me rends compte que finalement, il ne me faut pas grand chose pour combler mes carences. Il suffit qu’il y ait un peu moins de monde, la mer, la nature, un peu moins de béton, plus de soleil et je me sens bien. Aux yeux des gens, Ibiza a tout un côté du tourisme le plus excessif possible. C’est présenté comme l’île de la débauche, des drogues, de la prostitution. Mais la réalité y est bien plus nuancée. Plein de choses n’ont rien à voir avec l’idée véhiculée par la télévision. Rien que l’histoire de l’île est passionnante, sa nature aussi. Mais je n’en dirai pas plus, car pour vivre heureux, vivons cachés en quelque sorte. Gardez vos préjugés ! [Rires]
Vivre là-bas veut aussi dire être plus isolé. Je n’ai par exemple plus les échanges que je pouvais avoir en allant me poser chez Kif Records. Mais quelque part, c’est un déclic. Je me dis que j’ai fait des sons pour mon groupe, puis des sons pour d’autres groupes, mais qu’au final je n’ai jamais fait de musique seul, uniquement pour moi. C‘est dans ce contexte que je sors mon premier projet solo, que j’intitule donc Le Bienheureux. C’est l’époque de MySpace et certains des titres prévus pour le projet se font remarquer par George Evelyn de Nightmares On Wax. Kif le licencie sur le label de Nightmares on Wax, Wax-On Records. C’est le premier album qu’ils sortent, ils n’avaient sorti que des maxis avant cela. Pour moi, c’est la classe, je jubile à l’époque. Qu’un mec comme lui me contacte, c’était hyper gratifiant.
C’est mon album le moins organique. Je suis clairement influencé par les beatmakers comme RJD2, DJ Shadow, ces mecs qui arrivent à raconter une histoire uniquement avec des samples. Cette fois, tu dois dire quelque chose sans avoir un rappeur à tes côtés. À toi de parler à travers tes samples, tes compositions. C’est un autre challenge. Alors j’ai raconté une histoire et elle a plu si j’en crois mon public. Aujourd’hui encore, quand je passe quelque part, les gens viennent me voir et me demandent de jouer des titres du Bienheureux. Ça me trouble presque car c’est un album que j’ai fait modestement. Ça m’a demandé énormément de travail mais je l’ai pensé comme un projet un peu à part, plus modeste, plus confidentiel. Et pourtant, les gens l’ont retenu.
Hippie digging, hippie beatmaking 2009 – 2017
Je fais ensuite Freedom avec ma propre structure que je monte, Pura Vida. Puis je fais Paradise for All qui est lui un vrai tournant car c’est avec ce disque que je rentre chez Heavenly Sweatness, un label français qui me laisse toute ma liberté pour créer et m’exprimer. Ils font tout pour que je puisse aller au bout de mes ambitions. Ce que j’aurais pu attendre d’une grande maison de disques, je l’ai finalement trouvé dans un petit label qui ne paie pas de mine. C’est un label qui n’est pas en permanence en train de faire des calculs et des tableaux Excel. Ils veulent juste que ça colle avec leur identité artistique et je m’y retrouve complètement. Ils respectent mon envie de discrétion, ma collaboration avec Mambo, l’artiste et graphiste avec lequel je collabore depuis Freedom en 2009. On a carte blanche pour illustrer ce que je fais, je n’ai pas à faire des photos, des campagnes de presse où ma tête est mise en avant. Avec eux, je peux aussi continuer à explorer ces disques que j’ai envie de sampler. Au début, quand tu samples, tu fouilles dans un patrimoine musical qui te paraît évident, souvent le tien. Moi, c’était le patrimoine afro-américain avec lequel j’ai musicalement grandi. Mais quand tu commences à maîtriser le sampling, tu élargis ton champ de recherche, ta curiosité. Et là très vite, au début des années 2000, j’ai décidé d’aller sampler dans les musiques du monde.
Guts - « Freedom »
Pour reprendre ton expression, je ne sais pas si je peux dire que je fais un hip-hop qui descendrait des musiques du monde. Mais j’ai toujours cru au système démerde du hip-hop et au sampling. Le sample est un truc qui m’a toujours passionné. J’ai très vite collectionné les disques et adhéré au concept de trouver des samples, se les approprier pour en faire sa sauce. Aujourd’hui plus que jamais, ça m’a permis d’acquérir une connaissance de dingue. Dans mes DJ set, j’ai un plaisir à mélanger plein de styles. Ce soir, j’ai plus touché à la musique des caraïbes, à la musique brésilienne aussi. Mais en réalité, j’aurais pu aller n’importe où dans le monde à travers ce set. Quand je compose, quand je sample, c’est pareil, j’ai envie de pouvoir voyager. C’est aussi pour ça que j’aime parler de beat-digging à la place de beatmaking.
Le live band, la musique organique, vivante, c’est aussi une façon d’amplifier ce sampling de musiques du monde. Ça donne encore plus de puissance. Puis transposé sur scène, ça a quelque chose du chef d’orchestre. Quelque part, avoir un live band autour de moi, c’est aussi retrouver cette envie d’être réalisateur. Au point que j’ai envie qu’on rejoue des gros classiques de hip-hop en live band dans nos concerts. « Let me ride » de Dr Dre, l’adapter avec un live band, c’est typiquement le genre de trucs qui m’exciterait, bien plus que de rejouer des morceaux que j’ai pu produire à l’époque d’Alliance Ethnik ou de Kif Records. Ce déclic du live band, je l’ai eu avec l’album Hip-Hop After All que j’ai fait en 2014. Et c’est ce que je prolonge aujourd’hui encore. Quand je fais des productions, je pars de rien, comme tous les beatmakers. Et quand je finis ma production, là je sais précisément quel type de voix je veux sur la production que je viens de faire, et quel type d’interprétation : laidback, pêchue, etc. Finalement, je fais toujours des productions pour qu’une voix pose dessus, comme à l’époque où j’étais beatmaker pour des groupes de rap. Les voix, ce sont des instruments. Et je veux leur donner du velours pour qu’elles puissent s’allonger dessus, qu’elles soient confortables. Je n’imagine que très rarement faire du son sans voix. Tous mes rappeurs préférés sont des voix de dingues : Mos Def, Busta Rhymes, Method Man, Q-Tip, tous ces gens, ce ne sont que des voix charismatiques que tu reconnais dans la demi-seconde. Mettre en valeur ce genre de voix, c’est ce que j’aime, c’est ce que je veux continuer à faire. Aujourd’hui, je le fais à travers mes projets, mais si je trouve le temps, je le referais avec plaisir avec un rappeur. Même si aujourd’hui, je passe un peu pour le hippie du hip-hop. [Rires]
Pas de commentaire