Fred Dudouet, alias le magicien
Fred Dudouet a façonné le son 45 Scientific, produit pour Rohff et Booba, et a appliqué la même formule magique de la Mafia Trece à Lalcko pour créer ses instrumentaux graves et claquants. Retour, morceau par morceau et en sa compagnie, avec le magicien du rap français.
Jeudi 7 juin, au sud de Paris. Alors que l’on s’apprête à sortir du restaurant japonais et à marcher sous une pluie battante vers notre rendez-vous avec Fred « le Magicien » Dudouet, on tombe nez à nez avec lui et sa compagne, qui mangeaient quelques tables plus loin. Une rencontre finalement moins formelle que prévu, qui souligne d’emblée la simplicité du producteur. C’est d’ailleurs chez lui qu’il nous accueille quelques minutes plus tard pour revenir sur sa discographie.
Dans un coin de son appartement se tient son home-studio, entre séquenceurs et synthés, collection de vinyles et anciennes DATs porteuses de quelques trésors enfouis. Le mur derrière lui fait office de CV : y sont superposés des flyers de Lunatic, Booba, Escobar Macson et Lalcko.
Alors que les titres de notre playlist défilent et qu’il raconte son histoire, on comprend que discuter avec Fred revient en fait à rencontrer deux personnes : Frédéric Dudouet, ingénieur du son de son état, dont les faits d’armes en studio pour des dizaines d’albums ne sont pour lui qu’un gagne-pain quotidien, un « simple » boulot. Et « le Magicien », producteur aux rythmiques claquantes sans clinquant, qui a façonné le son 45 Scientific derrière les potentiomètres et les échantillonneurs (aux côtés de Géraldo et des Animalsons), livré des instrus marathons pour Rohff, et parle avec passion du rap. De ses collaborations avec ce que la France compte de meilleur en rimeurs habiles ou frontaux, à son expérience au sein de 45 et de l’industrie du disque, entretien avec un prestidigitateur de la composition dont la formule magique pourrait être « abracada-poum-tchak ».
Abcdr du Son : Ton premier souvenir lié au rap et au hip-hop ?
Fred : Le premier morceau, c’était « Break Machine », avec Sidney et son émission. Je devais avoir 14 ans. C’était le début, en France, c’est par ce biais que les gens sont vraiment rentrés dans le hip-hop, à mon avis. J’ai débuté par le tag avec des mecs qui sont connus,les gars des lignes 1 et 2. Puis par la danse : comme beaucoup, j’ai commencé par le tag et la danse. Aujourd’hui, 38 ans, je ne danse plus [rire].
A : A quel moment tu commences à te mettre à la musique ?
F : Je suis de Montreuil [Seine-Saint-Denis, ndlr]. Par l’intermédiaire de quelqu’un, j’ai rencontré deux rappeurs de La Courneuve, Bee L et Sheo Style. Je commençais à faire de la musique, je bidouillais aux platines. On s’entrainait à Noisy-le-Sec dans une salle où passait MC Solaar ou le Ministère Amer. C’était des petites salles où les groupes répétaient à l’ancienne, avec deux platines. On était des gamins, on devait avoir 17 ans. C’était vraiment le tout début : les sampleurs, c’était archaïque… Je n’avais même pas de sampleur d’ailleurs, j’allais sampler chez un mec ! Il était ingénieur du son et avait un studio, j’allais travailler chez lui. J’ai découvert les boucles comme ça, je faisais ça à la platine, lui avait un Atari. C’était archaïque, mais cher ! Ce qui fait qu’on a économisé. J’ai eu de la chance, mon père m’a donné un peu d’argent. Et au lieu d’acheter une voiture, j’ai acheté un sampleur [sourire]. J’avais déjà des disques à l’époque, car j’étais DJ.
A : Qu’est-ce qui fait que tu te lances plus sérieusement ?
F : J’ai arrêté l’école, je faisais un diplôme en secrétariat-comptabilité. J’ai ensuite fait l’armée. Après mon service militaire, je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? ». Et j’ai décidé de faire un stage d’ingénieur du son. J’ai eu de la chance d’être embauché par Alain Frégé, qui dirigeait le studio de la Bastille et était manager d’Axel Bauer. Il m’a expliqué un peu le métier : que c’était dur, que ça prenait beaucoup de temps. Et c’est vrai que ça a été difficile de bosser 330 heures par mois, d’enchaîner les séances. Grâce à la diversité musicale dans ce studio, j’ai pu développer mon oreille : la fausseté, la justesse, les temps.
A : Tu produisais déjà à cette époque ?
F : J’avais déjà produit un disque avec Bee L et Sheo Style. Avant ça, j’avais produit des sons, qu’on jouait seulement en concert, enregistrés mais jamais pressés. Les concerts étaient l’endroit où on rencontrait du monde, surtout qu’il y en avait peu : Démocrates D, NTM, Assassin… Tu croisais souvent les mêmes groupes.
A : Le premier album où tu es crédité, c’était quoi ? Axel Bauer ?
F : Non. Déjà, il y a beaucoup d’albums dans lesquels je ne suis pas crédité, comme Guet Apens [album de Weedy et le T.I.N. d’Expression Direkt, ndlr], où j’ai fait deux ou trois séances. Mais les premiers trucs où je suis crédité, c’est des artistes africains : Henri Dikongué [chanteur et musicien camerounais] et Oliver N’Goma [artiste gabonais]… Ça doit dater de 1993. J’ai travaillé sur de nombreux projets à cette époque, comme le groupe Mess Bass [groupe de Puteaux composé de trois rappeurs : Katucia, Gemo et Yannis, ndlr], dont je suis le seul à avoir les DATs de l’album, Timbo King, Cash Crew [groupe de rap britannique, ndlr] en tant qu’assistant, 2 Bal 2 Neg’…
« Au premier coup de caisse claire sur « Mauvais chemin », les gars de la Mafia Trece m’ont dit « t’es un magicien ! ». Ils ont mis ça sur le disque et depuis c’est resté. »
A : Masta nous a justement raconté que tu leur ouvrais les portes des studios la nuit.
F : C’était folklo là, il y avait du monde aux séances ! [sourire] Ils étaient très jeunes, c’était super spontané, hallucinant. J’ai eu des séances du même genre avec Daddy Lord C, où on lui lançait n’importe quel instru, il posait.
A : Quelles sont tes influences ?
F : C’est pas dur : les meilleurs [rire].
A : Hormis les plus évidents alors, quels autres producteurs t’ont marqué ?
F : [Il réfléchit] En production… ah si : Erick Sermon. Il a une patte, un truc, ce mec ! Il arrive à te retourner cinq fois le même sample, il te refait un autre morceau. Dans les producteurs du moment, il y a Khalil et toute l’équipe de Dre. Ce sont des sound designers. Tu as l’impression que les morceaux sont identiques, mais en textures, il y a toujours quelque chose de différent. Il y aussi Timbaland qui se démarque avec un style bien à lui, qu’il a fait évoluer durant toutes ces années. Pour trouver sa propre couleur, il faut du temps, mais ce n’est pas une histoire de moyens. Ces musiciens ont pratiquement déjà tout exploré : lorsque tu arrives à faire quelque chose de nouveau… Il faut être content ! C’est ce que je reproche maintenant aux mecs en France : tout le monde a le même synthé. Que ce soit un tel ou untel qui a fait la prod, tu ne peux pas voir la différence. Ce sont les mêmes accords, la même rythmique, la même mise en huit… J’ai un pote qui a Fruity Loops : je ne peux pas. Pour moi ça ne sonne pas, il manque quelque chose, le son n’est pas plein, on perd quelque chose au niveau du groove. Aujourd’hui le rap est fait pour écouter sur ça [il montre le netbook], mais moi je fais de la musique à écouter sur un bon système ou dans une voiture, pour qu’on ressente les grosses caisses et les caisses claires. La musique de maintenant, ça te nique les oreilles, mais ça ne te fait rien ressentir. C’est la différence entre le beatmaker et le producer. Quand je bosse en ingé, des fois je suis tout seul en studio, je dois tout faire. Le mec a fait son son et je dois me débrouiller. Je travaille la structure, si la grosse caisse n’est pas terrible, je me prends la tête. Mais le mec est chez lui, il dort ! [rire] Ce n’est plus comme avant. On amenait les machines en studio et on faisait tout du début à la fin. Maintenant c’est : « prends ma prod, donne mon chèque », et c’est tout.
A : Ton surmon de « magicien », ça vient d’où ?
F : C’est venu au moment du premier album de Mafia Trece, du fait de mes ambiances. Ils n’avaient pas écouté le mix de « Mauvais chemin ». Je leur ai fait écouter à Bastille, et au premier coup de caisse claire, ils ont dit « t’es un magicien ! ». Ils ont mis ça sur le disque et depuis c’est resté, même les maisons de disques ont gardé ce nom-là. Après c’est un nom à double tranchant, parce que si tu n’arrives pas à faire de magie sur le morceau, t’es foutu, t’es Garcimore [rire].
A : Ces dernières années, tu es plus apparu dans les albums comme ingé son que comme producteur. Pourquoi ?
F : J’ai eu une autre vie dès que j’ai eu mon gamin. Et moi j’ai plutôt privilégié la vie personnelle que la musique. Je suis ingénieur du son ; faire de la musique, pour moi, c’est un passe-temps. C’est comme si je faisais de la photo quoi [sourire]. Et puis c’est dur d’être constant. Ces dernières années, je fais cinq ou six prods par an. C’est rien ! Des mecs font ça en un jour.
A : En fait, c’est ton boulot d’ingé son qui t’a fait vivre ?
F : Tout à fait. Parce que mine de rien, faire de la musique, ça rapporte de l’argent, mais pas à un niveau incroyable. Les morceaux que j’ai composé m’ont uniquement apporté de la reconnaissance. Le peu d’argent que j’ai gagné, je l’ai réinvesti dans du matos. Je n’aurais pas pu m’acheter de voitures ou de maison. Mon objectif c’est de kiffer. Kiffer en faisant de l’argent, c’est bien aussi, hein [sourire]. Mais l’important, c’est de toujours rester passionné, et pas de te dire : « C’est mon boulot ». Déjà, j’ai de la chance de faire un travail que j’aime bien ; après, la musique, c’est que du kif. De toute manière : tu veux faire de l’argent ? Ne fais pas de rap. Fais de l’électro, de la variété, de la musique pour les supermarchés, de la pub. Là, tu vas en faire. Le rap rapporte surtout aux producteurs [au sens financier, ndlr] et aux éditeurs.
Mafia Trece – « A bout de souffle » (L’Envers du décor, 1999)
F : Joe [connu sous les noms de DJ Effa et Don J.O. au sein de la Mafia Trece] m’avait appelé sur le premier album de Mafia Trece, La Cosa nostra, en tant que mixeur. Suite à ça, ils avaient besoin de musiciens, donc j’ai fait appel à Iso [Ismaël « Iso » Diop, fameux guitariste qui a travaillé sur de nombreux albums de rap] pour la basse et la guitare. J’ai également fait un peu de réalisation avec Effa, mais ça restait minime.
Par contre, sur le deuxième album, et même sur le EP avant, du fait d’histoires internes, ils avaient besoin de son. Donc je leur ai ramené des boucles et leur ai proposé des morceaux. Ça s’est souvent passé comme ça dans ma carrière en fait [sourire] : je bossais en tant qu’ingé son sur des projets, et c’est seulement après qu’on me demandait des productions, souvent parce qu’il manquait des sons. Et quand c’est moi qui fais la démarche, ça ne marche jamais [sourire]. J’avais par exemple essayé sur le dernier Kery James, mais mes prods n’ont pas été retenues. Aujourd’hui, on m’appelle parfois pour des prods, mais ce n’est plus pareil. Je ne suis plus aussi productif, je suis sélectif et le style que je fais maintenant ne peut pas convenir à beaucoup de monde. Quand je travaille sur un projet, j’essaie de produire des choses qui correspondent à l’univers de l’artiste. Il y a toujours ma patte, mais on reconnaît tout de suite que c’est du Lunatic ou du Lalcko.
Lunatic – « 92I » (Mauvais oeil, 2000)
F : J’ai rencontré Lunatic au moment où je travaillais sur le deuxième album de Mafia Trece. J’avais enregistré et mixé « Civilisé », le maxi produit par Cris Prolific. Jean-Pierre Seck me connaissait, parce qu’il m’avait interviewé avec mon groupe de La Courneuve, pour L’Affiche ou Radikal. Après ça, il m’a appelé pour l’album Mauvais œil, où je devais réaliser des prises. Et il leur manquait des sons. Je leur ai donc donné ce morceau et « Le Son qui met la Pression ». Ce qui est marrant avec « Le Son Qui met La Pression », c’est que c’est une face B qui est devenu une face A. Je crois que c’est DJ James qui l’avait beaucoup passé. A la base, le premier extrait, c’était « Si tu kiffes pas ». Et c’est Bounneau qui a dit : « Je passe celui-là ». Ça m’a surpris, parce que c’est pas du tout l’ambiance de Skyrock [sourire]. Si les gens demandent, il est obligé de passer. Il n’y a pas de secret. Mais ça m’a quand même étonné : quand t’écoutes ça suivi d’un autre morceau de l’époque, ça dénote un peu [sourire]. Il n’y a pas eu beaucoup de morceaux avec cet esprit-là qui sont passés en radio.
A : A partir de Mauvais œil, et jusqu’à l’érosion du label, les productions provenaient principalement de Géraldo, des Animalsons et de toi. Il y a eu une émulation ?
F : Il y a toujours une compétition. Un jour, Marc m’a dit que la prod de « Destinée » était venue après que je leur ai fait écouter une prod dans ce style-là, sombre et mélancolique. Quand on est plusieurs, il y a toujours une sorte de compétition. A cette époque, je faisais trente sons par mois. Aujourd’hui, c’est différent : je suis plus dans la recherche de textures, je suis plus à tâtons qu’avant. Et surtout, je veux faire du neuf !
A : C’est un des premiers albums sur lequel on peut t’entendre, mais on sent déjà que ton son s’affirme.
F : L’expérience des séances de studios m’a permis de trouver ma couleur. Déjà à l’époque de Bee L et Sheo Style, j’étais déjà dans ces recherches, mais ce n’était pas encore abouti, c’était mes débuts de beatmaker. Je ne connaissais rien techniquement, j’ai appris en expérimentant mes machines. Du fait d’être ingé son, tu connais bien les histoires de placement, etc. Mais la couleur est venue là aussi parce que le disque a connu ce succès.
A : Ta patte s’est bien imprimée dans l’esprit des gens, c’est ça ?
F : Voilà. Tous les producteurs sur cet album, on a un peu la même touche, c’est les samples qui donnent cette couleur. Mes goûts musicaux, ma manière de travailler le tempo, la gamme me permettent d’apporter une rythmique, les éléments, les accords, qui font que ça sonne. Surtout, il faut produire quelque chose pour qu’au bout de deux mesures, le mec soit déjà dans le morceau. Les rappeurs écoutent les morceaux à la chaîne ; il faut leur donner envie d’écrire tout de suite.
A : Est-ce qu’ils préparaient un deuxième album ?
F : Oui. En écriture, ils étaient dessus. En musique, Booba avait déjà des sons que Marc et moi lui avions donné. Il y aurait dû avoir un deuxième Lunatic, c’est évident. Après, est arrivé ce qui est arrivé. Je ne sais pas s’il aurait été meilleur, mais musicalement, il aurait été plus riche. Après, musicalement, ils kiffaient les mêmes trucs, mais leurs goûts divergeaient parfois, donc c’était compliqué. Ils ont dû faire chacun des compromis, à mon avis.
Booba – « Temps mort » (Temps mort, 2002)
A : A l’époque de Mauvais œil, il y a déjà l’idée d’une collaboration sur la durée ?
F : Pas du tout. C’est après qu’on a vraiment travaillé régulièrement ensemble. Booba venait tous les jours, dès que je lui faisais écouter un truc, ça allait vite, les morceaux étaient déjà faits. C’est le genre de mec qui a déjà ses textes, il voit si ça colle, ou il écrit directement sur la musique. La seule fois où je l’ai vu retravailler un texte, papier à la main, c’est l’intro. La première version était produite par Animalsons, quelque chose de complètement différent. Je venais d’avoir une machine, c’est le premier morceau qui en est sorti. Je commençais seulement la compo, l’additionnel, l’arrangement. Je l’ai fait en cinq minutes : la mélodie, la basse. Je l’amène en studio et la lui fais écouter. Il dit « on va changer l’intro », et il a pris ce morceau-là. Et le texte était déjà écrit justement. Ce qui a fait le morceau, c’est l’homogénéité entre le rappeur et la musique. Je ne vois pas qui d’autre aurait pu rapper là-dessus : quand tu écoutes la musique, c’est sympa, sans plus. C’est lui qui a fait le truc. Il paraît que Nas a rappé dessus quand même, à son premier concert au Zénith. J’aimerais bien voir la vidéo [rire].
A : Ça fait donc trois rappeurs américains, avec Waka Flocka et Jay-Z, qui ont rappé sur du Booba !
F : Apparemment, il y a même un groupe qui a repris « 92I » dans une de leurs mixtapes, ils ont même mis mon nom [rire]. Un pote m’a envoyé le clip qu’ils avaient fait. On m’a même envoyé un truc avec des cainris qui rappent sur le même sample que « Le Son qui met la Pression ».
A : Tu crois qu’ils ont samplé la vidéo où tu dévoiles le sample ?
F : [rire] Peut-être ! Mais le sample est connu maintenant.
A : D’un point de vue rythmique, il y a un truc assez fort dans tes prods à partir de Temps mort, c’est ce décalage entre le rythme donné par la caisse claire et le jeu des cymbales et des hi-hats derrière. Ça t’est venu d’où ?
F : C’est ce que je ressens. Lorsque je compose, j’essaie toujours de donner du groove. Je fonctionne à l’instinct, pas comme un vrai musicien. Je ne peux pas vraiment t’en dire plus, je n’ai pas de méthode. Même les caisses claires, j’essaie de faire en sorte que ça groove. Les beats droits, j’ai du mal. Les « boom-tac », ça fonctionne, mais j’ai du mal avec ça. Il faut toujours un contre-temps, un truc en l’air. Après, ça va dépendre du morceau, du sample. « Ma Définition », techniquement, il est compliqué, pour rapper dessus, mais aussi à programmer. J’ai eu de la chance que Booba ait accroché à ce que je fais.
A : Tu gardes donc un bon souvenir de cette collaboration.
F : Carrément. Ça a ouvert une autre époque pour le rap français. Quand je discute avec les gens, beaucoup me disent : « Tu ne te rends pas compte, Temps mort, Lunatic ! ». J’ai fait d’autres choses, pas beaucoup, mais ce que j’ai fait a marqué les gens. Ma plus grosse fierté sur cet album, c’est « Ma Définition » : la mélodie est composée d’une boucle magnifique, les lyrics sont forts, et rythmiquement, c’est original. C’est un tout. Il est peut-être plus accessible qu’un « Écoute bien » ou « Mauvaise augure ».
Pour l’anecdote, quand j’ai fait écouter « Mauvaise augure » pour la première fois à ma mère, elle a tout de suite reconnu la boucle [rire], parce que le film où il y a cette musique l’avait marquée. Tu vois, inconsciemment, ça peut parler aux gens. Rythmiquement, « Mauvaise augure » est compliqué aussi, il y a beaucoup de contre-temps, tout le monde ne peut pas rapper là-dessus. J’ai arrêté de faire des trucs comme ça. Dès que tu commences à changer de rythmiques toutes les quatre mesures, les mecs sont déstabilisés. Il y a trop d’informations rythmiques, ils ne savent plus où aller, parce qu’ils ne rappent que sur la batterie. Booba, lui, rappe sur la musique. Il est dans la tonalité du morceau, il n’est pas en dessous ou au-dessus, il a le tempo, mais il ne calcule pas vraiment la rythmique quoi. Il a déjà le temps, il ne calcule pas tout ce qu’il y a autour. Il pense comme un chanteur, c’est ce qui fait la différence. Aux États-Unis, c’est comme ça, ils sont dans la tonalité tout de suite.
Lord Kossity – « Apocalypse now » (Koss City, 2002)
F : Oula, c’est vieux ça [rire]. En fait, j’ai donné la base de ce morceau. L’album était produit par Franck Anatole. Comme je connais Iso, qui participe à l’album, je me suis retrouvé dessus. Donc j’ai donné cet instru, et on ne m’a jamais rappelé [rire]. Le morceau n’était pas du tout comme ça à la base. Ils ont fait des arrangements. C’est moi sans être moi quoi [sourire]. Je n’étais pas là à la réalisation, au mix… Quand je ne suis pas là, ça donne ça. Je n’ai pas la même vision que le mec qui a mixé.
A : C’est frustrant ?
F : Bah ouais, c’est une prod gâchée. Mais bon, c’est comme ça. Ça m’a permis de rencontrer Kossity, de faire d’autres titres ensemble qui sont mieux que celui-ci mais qui ne sont jamais sortis.
A : Dans l’idéal, tu voudrais mixer tous tes morceaux ?
F : Non, pas tout le temps. Parce que si tu es dessus trop longtemps et que tu le connais parfaitement, tu n’as qu’une vision. Donc c’est bien de faire mixer certains morceaux par d’autres… mais pas n’importe qui, et en gardant un œil. Quand Richard « Seagal » Hurredia [ingé son américain, très connu notamment pour son travail avec Dr. Dre sur 2001] a mixé « J’Rappe mieux que toi » de Rohff, j’étais là de 10h à minuit. Et le mec bosse tout ce temps, il ne rigole pas. C’était bien parce qu’il n’avait pas la même balance rythmique que moi. Donc j’ai découvert un autre groove du morceau que lui sentait. En même temps, c’est Richard, il a un CV… et en plus il est super sympa. Donc tu peux pas dire grand chose non plus [sourire].
Hifi – « Je suis » (Rien à perdre, rien à prouver, 2003)
F : En fait, il existe deux versions de ce morceau, celle du maxi et de l’album, et une première, qui n’était pas comme ça et qui avait été mise en ligne sur le site de 45. Entre temps, il m’a demandé de modifier des choses. Sur la première, il ne rappait pas comme ça non plus, c’était plus freestyle. Je trouvais ça mieux.
A : Sans regretter le mix de l’album, Hifi nous disait qu’il aurait peut-être préféré un mix moins sombre.
F : Le truc, c’est que les prods de cet album étaient sombres ! Même ma prod n’est pas aussi brillante que ce que je fais d’habitude. Il n’y a rien qui est claquant dans cet album. Même en mettant plus de clarté, ça n’aurait rien changé.
A l’époque, on faisait masteriser tous nos disques aux États-Unis. En fait, « Civilisé » est le seul maxi qu’on a fait masteriser en France. Après, on a voulu faire « Banlieue ouest », mais comme on n’a pas aimé, on a trouvé quelqu’un aux États-Unis, et on a tout fait là-bas. C’était Fred Kevorkian, un mec qui bosse beaucoup dans le jazz, qui a fait OutKast…
A : Tu connaissais bien Hifi avant cet album ?
F : Pas du tout. Je l’avais rencontré une fois chez Cris Polific, quand il faisait le maxi avec Lesly [« Élévation », ndlr], mais on s’est vraiment connu une fois chez 45.
A : Il n’y a donc pas eu un échange artistique aussi élaboré qu’avec Booba ou Ali.
F : Non, car il est beaucoup plus complet. C’est un musicien. Sur son album, il aurait pu faire toutes les musiques. Du fait qu’il était chez 45, Géraldo lui a fait des prods. Et moi, je ne lui en ai fait qu’une seule. L’album n’a pas aussi bien marché que ce qu’ils auraient voulu. Mais ça reste un bon rappeur et un bon album de rap. Je pense juste que ce style, à cette époque-là, ne correspondait plus aux gens. Ils étaient déjà ailleurs.
Dany Dan – « Case départ » (2003. Mixé par Fred le Magicien, produit par Animalsons)
F : C’est là où j’ai rencontré Dan. Je l’avais déjà croisé à l’époque des Cool Sessions, parce que le studio de Jimmy Jay était à Bagnolet. Le mec chez qui je commençais à produire avait son studio juste à côté de celui de Jimmy Jay. Bon feeling !
A : Quand tu as commencé à travailler avec Marc et Clément, ils avaient déjà cette couleur bien prononcée ?
F : Oui. Déjà sur « HLM3 », ou l’intro de l’album, tu sens que c’est bien affirmé. Après, ils ont évolué comme tout le monde, mais ce sont des producteurs avec une couleur. C’est comme Sayd des Mureaux qui a sa propre couleur : tu sais que c’est eux. Marc est un peu plus torturé dans ce qu’il fait, à la recherche de styles de musique particuliers.
Marc et Clément sont complémentaires. L’un est plus dans la mélodie, l’autre dans la rythmique. C’est plus dans la sensibilité : l’un est plus électro, plus ouvert, l’autre est plus hip-hop. Chacun continue de son côté. Je travaille encore avec Clément, le dernier truc que j’ai fait pour lui ce sont des mixs sur l’album de Guizmo. Il place des sons un peu plus… disons commerciaux, mais si tu ne fais pas ça tu ne places plus de sons de toute manière, c’est pareil pour tout le monde.
Dany Dan – « Les Derniers seront les premiers » (Sang d’encre – Haut débit, 2004)
F : Sang d’Encre était un projet de Jean-Pierre qui a été produit par 45. C’est lui qui avait les contacts et a géré les relations avec tout le monde. On a lui filé les prods, qu’il a ensuite proposées aux gens. Ça s’est fait comme une compilation sauf qu’il donnait les morceaux et les thèmes, et les mecs rappaient.
Pour le morceau avec Dany Dan, ça s’est passé comme ça, je me suis dit qu’elle allait être bien pour lui, par rapport à son flow. C’est un mec technique. Sa manière de travailler sur ce morceau est technique. D’habitude, c’est la voix lead qui fait le morceau ; là, c’est le contraire, c’est ses backs, ses doublages qui font le morceau.
A : Prenons le temps de parler d’autres morceaux importants que tu as produit sur cet album. Il y a d’abord « Café crème » de Ill…
F : J’avais fait les prises de ce morceau-là. Il avait fait d’autres prises qui étaient mieux. Beaucoup mieux. Mais dans sa tête… C’est comme ses textes : tout est un peu en vrac. C’est sa manière de travailler. Sur ce morceau-là, il est à 40% de son potentiel. Mais il a quand même un timbre, il est dedans, parce que mine de rien la rythmique est quand même compliquée. Très compliquée même, parce qu’il n’y a rien pour t’aider : la guitare est décalée, le pied, la caisse claire, les claps sont en l’air. Et il y avait un autre refrain aussi.
A : Avec « On the road again » ?
F : Cet autre refrain a été retiré parce qu’ils avaient peur d’un procès en droits d’auteur, à cause de la reprise de la mélodie de Bernard Lavilliers.
C’est dommage, parce que le premier maxi qu’on a fait avec lui, Juste hyper / Mo’monnaie, il a des couplets… Rythmiquement, il est très fort. J’avais fait les prises et le mix de ce maxi, on travaillait beaucoup à Bastille à l’époque. Pour la compilation 45, beaucoup de titres ont été faits là-bas, Sir Doum’s, le morceau de L.I.M.… qui est sa première prise du début à la fin. On a essayé de faire une deuxième, c’était pas le peine [sourire]. Lui, c’est toujours… tout dès le début. Comme dans « Animals », c’est la première prise [rire]. Il ne faut pas refaire, c’est tout à l’instinct.
A : Comment tu expliques que Ill ait sorti si peu de choses sur 45 ?
F : Il ne veut pas, je pense. Quand t’écoutes ce qu’il faisait avant et ce qu’il fait aujourd’hui… C’est personnel à mon avis. C’est pas le Ill qu’on connaît. Ou alors il ne travaille plus comme avant. Un mec qui veut vraiment, il bosse pendant quelques mois bien comme il faut, je pense qu’il retrouve son niveau.
A : Il y a une autre rencontre importante sur cet album, c’est celle avec Lalcko sur « Les Voix suprêmes ».
F : Le morceau qui a convaincu 45, c’était « Blow ». Ils se sont dit « lui, il a quelque chose ». Moi aussi d’ailleurs. C’était Cris qui avait produit, c’est comme ça qu’on a pu faire la connexion. Je l’ai rencontré au moment où on faisait la compilation. « Les Voix suprêmes » est un des premiers morceaux qu’on a faits ensemble. Quand j’ai écouté le morceau, j’ai dit : « le refrain est trop long » [sourire]. Le concept était… Il était arrivé avec un style d’écriture différent des autres, quoi. Je ne pensais pas que le morceau allait plaire autant.
A : Tu as quand même accroché artistiquement avec Lalcko ?
F : Oui, parce qu’il a une voix, une écriture. Et il rappe. C’est quand tu mixes le morceau que tu te dis qu’il est là. Dans la compil’, il y a des bons morceaux, mais il y en a qui ressortent plus que d’autres, dont celui-ci. Mais c’est vrai que le refrain est très long… « Putain les négros, les putains de négros… » [sourire] Moi, je pense comme un réal, le refrain doit faire huit mesures. Les couplets peuvent faire vingt, mais le refrain, dans ma tête, c’est huit mesures. Mais ça fonctionne !
Kyzer – « Délits d’ourson » (2004)
A : Quand Booba a quitté 45, tu as produit un morceau un peu bizarre pour un certain Kyzer…
F : C’est l’erreur que j’ai faite à cette époque-là. Je n’étais pas au courant du morceau. Le manager du mec m’a demandé une prod, je ne savais pas ce que le mec allait dire dessus. On reçoit un jour un CD chez 45, on me dit : « Tu sais que t’es là-dedans toi ? », « Comment ça ? ». J’écoute le truc, j’appelle le mec, je lui dis : « Vous êtes complètement fous ? C’est pas bien de faire des trucs comme ça, vous vous rendez pas compte ! ». Les gens te créent des histoires pour rien. Si j’avais été au courant, ça ne serait jamais sorti. Ils ont dû se dire « on va prendre une prod du Magicien pour que ça ait plus de crédibilité ». Ça ne se fait pas. Après, c’est sorti, c’est sorti. J’ai juste gâché une prod [rire].
Lalcko – « Entreprise » / « Les Oiseaux se cachent pour tuer » (2004)
F : Ce sont des prods qui dataient de deux ou trois ans. Il n’y a que l’intro de violon sur « Les Oiseaux… » que j’ai jouée sur le moment, parce qu’il m’a demandé. Le sample sur « Entreprise » a été repris je ne sais combien de fois [Electric Light Orchestra, « Tightrope », ndlr], mais je l’ai découpé différemment. Dans la même année, il y a eu Army of The Pharaohs et Sinik qui l’ont samplé [ces morceaux sont en fait sortis en 2006, ndlr]. Comme quoi, le sample, des fois…
A : Apparemment il y a eu pas mal de projets de Lalcko avortés, comme Les Diamants sont éternels.
F : Tout à fait. Dans les mixtapes qu’il a sorties, on retrouve des morceaux de ces projets. Il est très prolifique. Pour Les Diamants, on avait commencé des titres qui ont été repris pour les mixtapes. Il y a un morceau avec Ali qui n’est jamais sorti. Le dernier qu’on a fait à 45, c’était « Prestige et collection ». J’en ai plein d’autres dans mes disques durs [sourire].
A : Tu sens que c’est déjà une collaboration qui va porter ses fruits à long terme ?
F : Pas du tout. Ça fonctionne parce que tu continues à avoir des liens. Il écrit bien, il a un style particulier. Et il m’appelle souvent [sourire]. C’est un mec qui est… hip-hop, dans son truc. Il y en a d’autres qui ont une méthode pour faire des singles ; lui, il a son univers.
Rohff – « J’Rappe mieux que toi » (La Fierté des nôtres, 2004)
F : Je connais Rohff depuis longtemps. J’avais mixé « A bout portant » [sur la compilation Fat Taf, sortie en 2003, ndlr]. Il savait que je produisais, il avait entendu des morceaux que j’avais faits pour Booba – d’ailleurs, il devait y avoir un morceau avec Rohff sur Temps mort, mais ça ne s’est pas fait. A mon avis, c’est à cause d’histoires autour du morceau de Rohff avec Booba et Rim-K [« Cru », ndlr]. Mais on devait le faire. Dommage, c’était une prod à moi [sourire].
Je lui ai donc filé des morceaux, et il a pris celui-là. Mais c’est pareil : ça s’est fait à la fin de l’album. On était trois en studio : Sayd des Mureaux, Rohff et moi. C’est parti d’un délire : « Qu’est-ce qu’on pourrait dire dans le rap ? », on a eu des idées. Et ça a donné ça.
A : Tu as plus travaillé comme ingé son avec Rohff que comme producteur, mais les morceaux ont marqué.
F : Ce qui est marrant, c’est que les morceaux sont très longs. Mais celui-là et « Regretté », ce sont des morceaux qui peuvent durer plus de sept minutes, parce qu’il y a pas mal de choses qui progressent. Sur « Regretté », il y a une deuxième partie, un deuxième univers, et un autre style de rap. C’est comme si tu avais deux morceaux, avec la même gamme. Pareil : quand j’ai donné l’instru de « Regretté », c’était pour combler le CD d’instrus que je lui ai donné. Pour moi il y avait des trucs qui tuait dix fois plus sur ce CD. Tous les gens qui revenaient de Toulouse me disaient : « Tu te rends pas compte ce qu’il a fait sur ce morceau, il y a même des gens qui ont pleuré ! ». C’était vraiment fou. Même des mecs qui ne sont pas dans le hip-hop me ressortent souvent ce morceau. C’est marrant, quand tu connais l’histoire : j’ai fait un morceau chez moi et j’ai donné un CD ! C’est bien de savoir que ma musique fait ressentir des émotions.
Escobar Macson – « Trois voyelles et quatre consonnes » (2005)
F : J’ai rencontré Escobar sur Sang d’encre. Après, on a commencé à bosser ensemble. Ce morceau est le premier que j’ai enregistré pour l’album d’Escobar chez 45, qui s’est retrouvé sur une compil, parce que le mec était un pote de Géraldo, donc il lui a passé le titre. J’ai fait un album avec Esco, j’ai sept ou huit titres avec lui. Il a repris certains morceaux. Il y en a qui datent de 2004.
C’est un rappeur studieux, un mec sérieux en écriture. Beaucoup de gens disent qu’il a le même timbre qu’Oxmo, mais c’est pas le même mec. Il est un peu plus « sale », disons [rire]. L’album que j’ai fait avec lui, il y a des morceaux, pff… Il serait vraiment sorti du lot. Maintenant c’est plus dur, il est tout seul, il y a eu des histoires. Son album et celui de Lalcko étaient de très gros albums. C’est dommage, parce que c’était le moment de les sortir. J’ai quand même continué à bosser avec eux. C’est des bons gars, et ils sont talentueux.
A : Tes prods pour Esco sont très froides, elles épousent bien son style cru et violent. Tu sais à qui proposer telle ou telle prod ?
F : Tout à fait. C’est sélectionné, dirigé sur un mec. Il faut que ça envoie un peu pour Esco. Même si c’est mélodieux, ça reste sombre. Tu ne peux pas faire un truc gentil avec un mec comme lui, c’est son écriture. Avec Lalcko, tu peux faire plus de choses. Avec Esco, il faut que ça sente la rue, l’urbain. Son univers est déjà ancré dans son écriture. Lalcko, lui, peut écrire sur plein de choses.
Je ne peux pas travailler avec certaines personnes car le style ne va pas coller. Il me faut quand même des mecs ayant un minimum de technique. Maintenant, les beats à 89 bpm, les mecs ont du mal à rapper dessus. C’est comme s’ils faisaient un sprint [sourire]. Pourtant, il n’y a rien de rapide. Un beat à 70 bpm, quand tu regardes bien, c’est un slow. Chez les Américains, tout est rythmique, donc ils peuvent dédoubler et ça accélère le morceau. Mais la langue française est tellement allongée que tu ne peux pas faire ça. Le seul qui sait bien le faire, c’est Booba. Parce qu’il a les consonances, les gimmicks qui le mettent dans la tonalité du morceau. Donc ça fonctionne. Mais la plupart des mecs qui se sont essayés à ce style-là, ils se sont plantés. C’est pas le style en lui-même qui fait ça, il y a de bonnes choses musicalement. Mais c’est la langue française qui ne colle pas, c’est trop long. Je ne fais pas de morceaux lents. Mes beats vont de 79 bpm – mais ils sont dédoublés donc c’est plus rapide – à 98 bpm. Au-dessus, c’est trop rapide ; en dessous, c’est trop lent. Il faut faire attention à la langue. Et puis il ne faut pas charger, il faut toujours laisser de la place. Après, si tu vois qu’il manque quelque chose, tu rejoues un truc par rapport au rap du mec.
A : Tu es parti de 45 à la même époque que Lalcko et Escobar ?
F : Oui. JP Seck était parti déjà avant. Tout le monde part.
A : Quelle était ta place au sein de 45 Scientific exactement ?
F : Je n’ai jamais eu de parts dans la société. On avait des rapports professionnels ou amicaux, j’enregistrais, je produisais, mais c’est tout. J’étais freelance tout en étant très actif pour eux : des débuts à 2005, je n’ai quasiment travaillé qu’avec eux. En tant qu’ingé son, j’ai pu travailler avec la Mafia K’1 Fry et quelques autres artistes, mais j’ai quand même refusé pas mal de choses parce que je bossais beaucoup avec eux. Et je pense que des gens qui voulaient bosser avec moi ne m’ont pas demandé du fait de ma collaboration avec 45. Mais c’est vrai qu’après Mauvais œil et Temps mort, j’ai été pas mal sollicité – c’est toujours pareil dès que tu as sorti un gros truc. On m’a demandé des sons pour Diam’s notamment, mais j’ai refusé. J’étais avec 45, un des meilleurs labels de l’époque, j’avais ma couleur, j’ai rencontré plein de monde, dont Lalcko et Escobar. Si je n’étais pas resté là-bas, je n’aurais peut-être pas fait l’album d’Ali, le maxi de Lalcko…
A : Suite à ton départ de 45, cette situation a-t-elle changé ?
F : Dès que je suis parti, là, les gens ont commencé à appeler. A ce moment-là, je mixais un album, j’ai croisé Clément d’Animalsons, lui ai expliqué le truc. Peu de temps après, Booba m’a appelé. C’était au moment où il préparait Ouest Side. Il est passé ici [au domicile de Fred, où se passe l’interview, ndlr], il a écouté des prods. Mais il était déjà dans un autre style musical. Finalement, après mon départ de 45, j’ai fait beaucoup de mix : du TLF, du Rohff…
Ali – « Génération Scarface » (Chaos et harmonie, 2006)
F : C’est le seul album que je n’ai pas mixé. Je n’ai fait que les prises et les prods. Ça a duré deux ans, car Ali était très concentré sur son écriture.
A : Ça t’oblige à travailler différemment en tant que producteur ? A revenir sur des morceaux ?
F : Il y a des morceaux où on a revu des choses rythmiquement et au tempo. « Golden Boy », par exemple, était plus rapide. Pour l’écriture, on a dû le baisser d’un ton. Même pour la façon de poser d’Ali, c’était mieux. « Préviens Les Autres », rythmiquement, il a changé ce morceau-là. Il date de 2000, d’où sa couleur.
A : Cet album, c’est celui où tu as le plus de productions sur un seul disque. Tu portes quel regard dessus ?
F : Et j’ai failli en avoir plus, parce que Géraldo a pris plus de temps [sourire]. Mais en fait il fallait faire moitié-moitié. Ma seule déception, c’est le mix. Parce que les mises à plat que j’ai sonnent mieux que le mix fait par le mec aux Etats-Unis [Troy Hightower, célèbre ingé son américain, ndlr] avec un mastering qui est inexistant… Disons que la couleur de mes prods, je ne la voyais pas du tout comme ça. C’est assez froid : dans les balances, ça ne tourne pas comme ça normalement. Ce qui fait la continuité de l’album, c’est la voix d’Ali. L’intro ne tournait pas du tout comme ça. Il y a beaucoup de reverb, des éléments sont enfouis, ça alourdit les morceaux. On a perdu beaucoup de groove. Du point de vue des textes, il n’y a rien à dire. Mais les voix sont trop sous-mixées. S’il y avait eu un autre mix, les gens auraient perçu l’album autrement. Le texte n’est pas assez mis en valeur sur cet album. Il aurait dû être mixé comme le Lunatic cet album, les voix devant. Que la musique ne soit qu’un univers. Mais le mec a mixé comme un Américain : la voix pour lui n’est qu’un instrument.
A : Sur « Génération Scarface », il y a une vraie alchimie entre le sampling et la composition.
F : Dans la tessiture entre les synthés et la boucle, oui c’est possible, je n’ai plus assez de recul. Mais la boucle fait tout. J’ai mis une compilation, je suis tombé sur la boucle… Chanmé, quoi ! Mais à mon avis j’aurais donné ça à un autre rappeur, ça n’aurait peut-être pas donné le même effet. Et encore une fois, ça n’a pas été mixé comme ça aurait dû l’être. Le groove est cassé : rythmiquement, c’était devant.
A : Pour une prod avec un tel sample, tu regardes un peu s’il y a déjà eu un travail dessus ?
F : A chaque fois avant de sampler un morceau, je regarde s’il n’a pas déjà été samplé. Soit pour essayer de sampler une autre partie, soit pour mieux le retourner. Quand j’ai fait « Génération Scarface » d’Ali, je ne savais même pas que Fat Joe l’avait samplé [sur « Victim », sorti en 2005, ndlr] ! Surtout que le morceau, j’ai dû le faire deux ou trois ans avant. C’est souvent comme ça d’ailleurs : mes instrus sont sur des DATs depuis un ou deux ans. Je les écoute en boucle : si au bout de six mois, ils ne m’ont pas lassé, je peux les donner [rire]. C’est comme ça que je contrôle, et c’est aussi parce qu’il y a des trucs qui vieillissent mal. Des prods ne fonctionnent qu’à une époque. Le problème en France, c’est la clearance. Alors que ce qu’on vend, c’est rien. C’est pas comme un truc de Jay-Z avec un sample d’Otis Redding. Si tu ne déclares pas… On parle en millions, là ! Alors que le sampling, c’est la base du hip-hop. J’ai du mal à me dire que je ne vais pas sampler, et pourtant je fais de la compo aussi. Je suis toujours en train d’écouter des disques, et même si je ne sample pas, ça t’ouvre musicalement. T’es déjà tout seul à faire de la musique, donc si tu n’écoutes pas plein de trucs différents, tu tournes en rond.
A : Quand tu vas voir un artiste exposé, il y a cette barrière du sample ?
F : Tu peux lui proposer, mais la plupart du temps, il y a un mec à côté pour dire « c’est bien, mais l’éditeur ne va pas vouloir payer le sample ». Lui il va vouloir sa part d’édition. Moi, ça ne me dérange pas de donner ma part d’édition, mais pas que moi ! Il faut que tous les mecs qui ont travaillé sur un morceau partagent. Ici, c’est celui qui a fait la musique qui trinque. C’est toi qui as samplé ? C’est de ta faute. Aux États-Unis, quand tu regardes les disques, il y a les noms de tout le monde. C’est payé, c’est déclaré. Même si tu touches 5%, c’est 5%. Ici, si tu te prends un procès, l’éditeur va forcément reprocher au producteur de ne pas avoir déclaré le sample.
A : Enfin, quel est le morceau que tu as produit que tu retiens le plus sur cet album ?
F : [Hésitation] « Golden Boy », j’aime bien. Il y a eu plusieurs versions. Une première où il m’avait fait la mélodie à la voix, je l’avais jouée. Mais un jour je suis rentré, j’ai joué cette version-là et ça collait avec son texte, qu’il avait déjà écrit. J’aime bien parce que le morceau est groovy, c’est une composition alors qu’il y a beaucoup de samples dans l’album, comme « Oraison Funèbre », où c’est un gros sample – c’est de la country [rire].
Lapso feat. Bone Thugs-N-Harmony « L’Air de la lame » (2011)
F : J’ai été sur ce projet pendant deux ans, en tant que réalisateur et mixeur. Il a financé son projet du début à la fin. Au début, je ne devais faire qu’ingénieur du son, il avait des programmateurs, mais il lui manquait des sons. Au final, sur les dix-neuf titres de son album j’en ai fait dix-sept [sourire]. Mais on en a fait cinquante pour en tirer dix-sept.
Lui, c’est un passionné, je n’ai jamais vu quelqu’un comme ça. Tu lui donnes un album, il sait qui a programmé, qui est l’auteur, limite même le sampling. Sur son ordinateur, il a un dossier « Nas », dedans, tu as tout Nas, des albums aux samples originaux. Gucci Mane, il écoutait déjà ça en 2007. Il connait aussi bien la scène de Miami que celle de New York.
A : Comment tu l’as rencontré ?
F : Je l’ai rencontré via Elaps, l’éditeur Koudjo [producteur sur Le Code de l’horreur de Rohff, « J’Etais comme eux » de Demon One ou « Du Biff » du 92I, ndlr]. Il a backé Rohff pendant sa tournée pour Le Code de l’Horreur. Il voulait que ça soit moi qui mixe son album et qui fasse les prises. On a commencé vers janvier 2009, au moment où il est sorti de prison. Il est passé en jugement pendant que je bossais sur l’album. On a failli arrêter. Mais pendant un an ou un an et demi, je n’étais concentré que sur lui. Il avait des calepins entiers remplis de textes, datés au mois près. Des feuilles jaunies. Ce n’est pas un rappeur, c’est un passionné. Il avait arrêté de rapper en fait, donc il y a eu un temps d’adaptation. Des affinités se sont créées, j’ai vu que le mec connaissait très bien le rap. Il est dans la même optique musicale que moi. Il est très au feeling, il sait qu’il n’est pas technique, mais il a une certaine façon de te faire ressentir sa musique. Une fois qu’on a fini l’album, il m’a envoyé chez Bernie Grundman [ingénieur du son notamment connu pour ses masterings sur des albums tels que Thriller, Purple Rain ou The Chronic] à Los Angeles. Je suis parti seul, puisque lui n’avait pas le droit de sortir du territoire. On a masterisé là-bas. Il a pas mal de feats sur son album, dont Bone Thugs-N-Harmony, Capone-N-Noreaga, le batteur de Linkin Park. On aurait dû en avoir plus, notamment Busta Rhymes et Marsha Ambrosius. Sur le projet, on a fait plus de cent jours de studio. Si je veux, quand il sort, on a trois ou quatre projets d’affilée.
A : Pourquoi aucun projet n’est encore sorti ?
F : Ce n’est pas mon album, c’est le sien. Le personnage, ce qu’il a à dire, je ne peux pas le remplacer. C’est lui l’artiste !
Lalcko – « L’Argent du Vatican » (L’Eau lave, mais l’argent rend propre, 2011)
F : Ça, c’est archi-vieux comme morceau. J’avais travaillé sur une compil qui s’appelait Boucherie [sortie en 2007, ndlr]. « L’Argent du Vatican » date musicalement de cette période, ça se ressent d’ailleurs. Mais il a posé dessus récemment. J’ai refait des arrangements dessus plus tard, comme les guitares à la fin. Avant, c’était brut de brut, la trompette y était déjà. J’aurais préféré le refaire avec une vraie trompette, mais c’est une question de moyens.
Moi ce que je voulais faire avec ce morceau, c’est un remix avec Akhenaton. L’argent du Vatican, la musique derrière… à mon avis, ça aurait été bien [sourire]. Mais après c’est toujours pareil, c’est compliqué pour avoir les gens. Akhenaton, je ne l’avais jamais vu. Je l’ai finalement rencontré pour la première fois à Radio France, il était venu pour une émission. On s’est parlé deux secondes, mais je n’ai pas eu le temps de lui parler de ça. Si un jour… On verra.
A : « L’Argent du Vatican », ce n’était pas le nom d’une mixtape qui devait sortir ?
F : Tout à fait. En fait, il avait déjà fait un morceau qui s’appelait comme ça, qui était chez 45. Lalcko il a plein, plein de titres. Il a souvent le même problème : soit c’est une histoire de distributeurs, soit une histoire de moyens. Mais c’est le genre de mecs qui te font trente morceaux en un mois de studio. Il peut faire un EP huit titres bien comme il faut. Il est prolifique. Après, s’il n’y a pas d’argent, il n’y a pas de musique.
A : T’as des nouvelles à propos de la sortie physique de l’album ?
F : Je pense que la sortie physique… [Air dubitatif]. Il prépare un autre truc. Il a raison, il passe à autre chose. A mon avis, ça a pris du temps faute de moyens. Mais par contre, c’est un album qui a été bien accueilli par le public.
A : Il est peut-être plus simple à décoder pour du Lalcko.
F: Tout à fait, c’est plus simple. Mais il savait déjà qu’il fallait faire des choses plus simples, c’était plus ambiance album que ce qu’il a fait avant. Les gens lui ont un peu reproché des morceaux comme celui avec Wayne Beckford par exemple, parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’entendre Lalcko là-dessus.
A : Les fans de la première heure préfèrent le Lalcko plus complexe.
F : Oui, mais ils ne sont pas beaucoup [sourire].
Emilio Rojas – « Who Am I » (2012)
F : Un de mes potes, DJ 2Late, a déjà bossé avec Emilio. Il m’a proposé de travailler avec lui. A la base, ça ne devait être qu’un featuring, un couplet. On a enregistré dans un studio pas loin d’ici, en juin 2011. Je lui ai fait écouter des morceaux. Il prend le premier du CD – et comme d’habitude, je me dis « putain, il y avait mieux comme prods » [rire] – et là, il me dit : « je vais te faire un morceau entier ». Il écrit, il pose très vite – en deux heures, c’était fait. Il est content du morceau. J’attendais de ses nouvelles, et peu de temps après il me dit : « Je vais le clipper ». Mais moi je me suis dit « Ouais, les Américains… ». Donc de mon côté, je l’ai envoyé à Sindanu [NDLR : Sindanu « Seendanew » Kasongo, journaliste] pour qu’il le mette en ligne, pour le côté promotionnel. Et là, un pote m’appelle en me disant : « on parle de toi aux États-Unis ! Il y a un clip sur Worldstarhiphop ! ». Je me dis : « C’est une blague ? ». Le mec ne m’avait rien dit, pas de news, que dalle ! Mais bon, c’est cool. Après, on verra sur d’autres morceaux, d’autres artistes américains. Faire des feats avec des Américains, c’est pas compliqué, il faut un peu d’argent et des contacts. C’est sûr que si tu veux un Snoop, c’est mort. Mais si tu veux un Freddie Gibbs, un Nipsey Hu$$le, des mecs comme ça qui ont du talent, c’est possible, et tu peux faire un bon truc.
A : Il y a un rappeur, français ou américain, que tu aurais aimé produire ?
F : Je suis éclectique dans les styles de musique, de rappeurs. Je n’ai pas de préférences. Celui avec qui j’aurais vraiment voulu bosser, c’est Nas. Dans l’identité musicale, il se rapproche un peu plus de ce que j’aime. Un autre mec avec qui j’aimerais bosser, c’est Danny Brown. Son truc avec Black Milk m’a traumatisé. Il a un niveau… Ça rappe ! Lui, il peut faire aussi bien du vieux que du nouveau, il a une voix un peu façon Pharcyde. Mais niveau contact, c’est compliqué. Je voulais aussi essayer Beanie Sigel, mais c’est pareil. Ça change de téléphone tous les mois, toutes les semaines. On m’a proposé le contact de Freddie Gibbs, je vais essayer. Le mec a une attitude, le truc qu’il a sorti avec Madlib est terrible. Le plus simple, c’est de les voir quand ils sont ici. On m’avait appelé pour Nispey Hu$$le, pour faire une séance. Moi, j’étais mort, du coup c’est un pote qui me l’a fait. Quand Gibbs est venu, je n’étais pas là. Il y a Kendrick Lamar qui va passer [l’interview a eu lieu début juin 2012, ndlr], mais c’est pas la peine d’y penser [sourire]. C’est délicat parce que les mecs montent vite. Vado devait faire un truc avec Lalcko. Il devait venir en France avec Jae Millz. Mais seul ce dernier est venu. Vado est parti signer chez Interscope quelques semaines avant, à Los Angeles. Là, j’ai dit : « C’est mort ». Alors que pour 1.500$, on avait un morceau.
En France, peut-être quelqu’un comme Lino, avec qui je suis récemment rentré en contact. Mais je ne sais pas encore, je ne sais pas dans quelles conditions. Si je dois bosser avec lui, je veux être seul en studio, je ne veux pas être avec un mec derrière moi qui me dise « non, mais faudrait faire ça… ». Quand je suis avec Lalcko, on est tout seul, on fait le morceau. Pareil avec Esco. A partir d’un moment, tu as un réalisateur qui dit « là c’est bon, là c’est pas bon ». Si tu vas en studio en te disant « il faut vite faire un morceau », tu vas passer à côté de certaines choses, que les gens vont ensuite te ressortir. Ça reste quand même un boulot, il faut être concentré. Quand c’est sorti, c’est sorti. La plupart du temps, les gens retiennent le mauvais, c’est ce qu’ils te ressortent. Donc il faut faire en sorte que ce que tu fais, ça soit bien. Mais ça demande du temps et de la critique. Je ne veux pas faire un titre pour faire un titre avec lui. C’est pas normal qu’un mec comme lui soit où il en est aujourd’hui, c’est un des meilleurs rappeurs français, qui sait toujours rapper.
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