Fitzroy, l’art de faire le vide
Parti dans les années quatre-vingt-dix de Toulon où il a participé à l’émergence d’une scène locale méconnue, Fitzroy s’est longtemps battu pour connaître le succès. Seul. Jusqu’à considérer que sa passion pour le rap était finalement le pire de ses maux. Entretien avec un rappeur qui a appris à faire le vide.
Fitzroy est de ces rappeurs qui ont un temps pensé que le rap vivait un schisme. Lui-même le dit : « j’étais un ayatollah. » Un puriste en somme, qui au début des années 2000 se positionne ouvertement comme un gardien du temple. Il utilisera lui-même cette expression pour un titre, dans lequel il s’oppose à ses confrères qu’il considère comme les marchands du temple. Nous sommes en 2003 et c’est l’époque où le rap français vit sa seconde révolution industrielle.
À l’instar d’autres gardiens du temple, le rappeur de Toulon cherche paradoxalement le succès. Mais il le veut selon ses critères : avec une éthique, une démarche portée sur l’autoproduction et le sampling des sources originelles qui ont fait le rap jusqu’alors. Son éventuelle reconnaissance, il la veut pure. Il investit Internet à l’époque où ce n’est pas encore un média dominant et répète les exercices obligatoires tels que les apparitions sur mixtape ou l’affinage de ses propres capacités de beatmaker. En un mot, il se professionnalise, mais seul.
Las, le succès ne sera que d’estime et comme l’industrie, l’autoproduction a aussi ses méandres, ses défaillances voire même ses désillusions. Et elles sont tout aussi cruelles. Fitzroy retourne donc dans l’ombre en 2009, enregistrant les autres qui veulent à leur tour la lumière. Dans l’anonymat qu’est celui de l’ingé-son qui accueille des artistes locaux, il inverse son système de pensée. Le rap ne sera plus le centre de sa vie. Celui qui a commencé à rapper au milieu des années quatre vingt-dix retrouve les joies d’un quotidien banal. Accepter de vivre avec les ambitions de Monsieur Tout-le-Monde permet à d’autres rêves que ceux du rappeur de s’exprimer. Le rap ne sera plus une passion dévorante et jalouse. Seul l’amour de la musique reste.
Laisser le rap s’éloigner pour mieux y revenir, c’est ce que raconte finalement cet entretien. Au départ, il y a un adolescent qui s’investit à fond dans le rap de sa ville, Toulon, dont l’histoire peu documentée ressort peu dans le grand récit du rap français. Puis il y a ce portrait robot du rappeur farouchement indépendant du milieu des années 2000, pour finalement être vu comme l’emblème de ces nombreux Internet MCs de l’époque, souvent doués mais rarement reconnus comme autre chose q’une page MySpace peuplée de MP3. À cela a succédé un artiste qui a appris le vide, comme il le raconte dans son EP Lucifer, sorti l’an dernier. Entretien.
Je suis né en 1979 et je tombe dans le rap au début des années 1990, alors qu j’ai onze ou douze ans. C’est un peu la naissance du truc en France. Des gens commencent à rapper un petit peu autour de moi, notamment au collège. Un pote monte un groupe et j’en fais partie. On est à peine adolescents et on danse, on touche un petit peu au graffiti, on écrit nos premières lignes. On débute en fait ! Moi, j’étais très NTM, ce qui peut paraître étonnant pour un Toulonnais. Mais le message social, plus fort que chez IAM que j’écoutais aussi, me parlait beaucoup. Je suis issu de la classe ouvrière, suis fils de maçon et je me retrouvais dans ce que disait NTM. J’y trouvais quelque chose de plus concret dans « Le Monde de demain » que dans la musique d’IAM par exemple.
Comme Marseille, encore plus peut-être, Toulon vit aussi l’influence des militaires américains. La Rade brassait des soldats États-uniens et c’est vrai que ce sont eux les premiers que l’on a vu en vrai looké façon hip-hop. Je ne les côtoyais pas, j’étais trop jeune, mais ils ont participé indirectement à l’arrivée du truc en France. À côté de ça, j’ai des grands-frères qui sont dans la musique sauf que eux sont dans le rock, donc ils regardent un peu ce que j’aime de loin. Le rap ne leur parle pas. Au collège et au lycée par contre, ça prend. Il y a des gens comme DJ Soon, le DJ de Carré Rouge, qui sont là. J’étais proche de son petit frère et c’est lui qui me fait écouter les albums de 2Pac, les premiers imports américains, ce genre de choses.
En 1995, on fonde un groupe avec des MCs de Toulon : No Easy. [Groupe composé de Fitzroy, Double A, Stylee, Roswell et DJ AD, NDLR] En 1996, on sort une cassette : Dans la cour des grands. Hormis Supa-Bass alias Roswell qui est notre bassiste et un peu notre référent, on a tous le même âge. Nous sommes des ados et on arrive à jouer régulièrement à Toulon, notamment au CREP des Lices qui s’appelle aujourd’hui tout simplement L’Hélice. Toulon est une ville où il y avait peu de MJCs ou de structures hip-hop et cette salle a du coup été très importante pour le développement du rap ici. Les cinq ou six groupes qui étaient vraiment actifs à l’époque avaient toujours l’opportunité de jouer là-bas. On en faisait partie. C’est en plus l’époque où la mairie bascule au Front National. [Aux municipales de 1995, Jean-Marie Le Chevalier est élu maire de Toulon, ce qui fera de la ville la première grande agglomération de France a être gérée par le Front National, NDLR] Le hip-hop m’a ouvert a énormément de choses, en littérature, en musique, en culture. Quand le FN est passé, je n’étais pas encore en âge de voter, mais c’est l’âge où la conscience politique s’éveille. Alors je ne peux pas parler pour tout le monde, mais moi qui était déjà un rappeur avec des idées politiques assez arrêtées, ça m’a boosté. En plus mes parents étaient politisés et j’en entendais parler de politique depuis toujours à la maison. Du coup, forcément que si tu rappes et que ta ville bascule politiquement de cette façon, tu rentres en réaction. Il y a aussi cette envie de démentir l’image qui était sortie des urnes. Je pense que cette élection a persuadé pas mal de gens qu’il était hors de question de lâcher l’affaire. Nous, on était du genre à faire scander au public le soir d’une fête de la musique sur une scène à cent mètres de la mairie : « le maire est un fils de pute. » [Rires] Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, la création ne s’est pas éteinte suite à cette élection, au contraire.
C’est de toute façon l’époque où le rap décolle partout en France. Des groupes apparaissent à côté des historiques IAM et NTM. Partout c’est l’effervescence. La Fonky Family vient à La Seyne-sur-Mer en 1995 et on fait leur première partie avec No Easy. C’est notre première grosse date. C’était à la cité Berthe, qui est réputée pour être un peu tendue. La FF venait de signer chez Côté Obscur et avait déjà une grosse grosse énergie. C’était bien vénere comme concert. [Rires] Nous, on est un groupe de Toulon et faire une date comme ça tout en voyant le rap français exploser nous motive. On s’est mis à envoyer des maquettes aux maisons de disques. On en a démarché vraiment beaucoup. Il y avait aussi les mixtapes de Cut Killer qui faisait les petites tournées des provinces. On devait être sur l’une d’entre elles avec un morceau qu’on avait justement joué en première partie de la Fonky Family. Sauf qu’avant que le projet sorte, East décède. Du coup, il y a logiquement eu une grosse latence et finalement, notre morceau est passé à la trappe avec le temps. On avait une vraie démarche en tous cas, on voulait se professionnaliser, et pour ne parler que pour moi, je voulais vivre du rap.
Supa-Bass, alias Roswell, que j’ai présenté comme notre bassiste était aussi notre beatmaker. Doucement, il m’initie à la MAO. Grâce à lui, je comprends les bases de Cubase. Jusqu’à un jour de 1998 où il décide de repartir vivre en Seine Saint-Denis, dont il est originaire. Avec DJ AD, on continue en s’appelant Le Neuvième Cercle, puis je fonde un nouveau groupe : Le Sabaat, avec DJ Cose et Doc Mad. J’essaie de profiter de mon expérience avec No Easy, notamment celle glanée lors de certaines belles premières parties comme avec la FF ou 2 Bal 2 Neg. Je suis encore en recherche d’émulation de groupe, pas du tout prêt à évoluer en solo. Je suis en plus dans un registre hyper revendicatif, façon Rockin’ Squat de l’époque. Souvent, je me retrouvais à être le rappeur « hardcore » du groupe, au milieu de gens influencés par A Tribe Called Quest ou Black Moon. J’étais le vrai rappeur français du groupe en fait. [Rires]
« Souvent, je me retrouvais à être le rappeur « hardcore » du groupe, au milieu de gens influencés par A Tribe Called Quest ou Black Moon. »
C’est aussi une période où j’apprends à développer les bases que Supa-Bass m’a donné. Je commence à être plutôt satisfait de ce que je sors sur Cubase, notamment en utilisant le PC de l’un de mes frères. Comme je commence à parvenir à être auto-suffisant en termes de productions et que je vois un peu tous les gens avec qui je rappe choisir d’autres chemins, parfois de façon un peu forcée malheureusement, j’arrive à la conclusion que j’irai plus vite seul. J’ai vraiment la dalle et je crois en ce que je fais. Je commence donc à écrire et composer mes propres morceaux. C’est le tout début des années 2000 et coup sur coup, je récupère une connexion internet haut-débit et le matériel qui me permet de monter un petit home-studio chez moi. Ça fait trois ou quatre ans que je tape des beats, que j’écris des trucs et enfin, je peux m’enregistrer à la maison. Internet me donne en plus un moyen de diffusion. J’envoie mes sons sur le site hiphopnonstop où pas mal de rappeurs mettaient leurs morceaux et, toutes proportions gardées, ça tourne pas mal. Évidemment, l’internet haut-débit n’est pas répandu comme aujourd’hui et ceux qui y ont accès à ce moment-là ne représentent qu’une part du public rap. Mais les retours étaient bons, ce qui me motivait encore plus surtout que je n’ai pas trop de réseau.
Je me sers de tout ça pour me faire repérer par des gens qui préparent des mixtapes. À défaut d’une économie, je développe au moins un écosystème, celui que, jusque-là, je n’arrivais pas à me faire hors de Toulon. Ça m’a beaucoup aidé. J’apparais sur le CD sampler de Groove, sur les projets À l’instinct que réalise Shaolin, Passe-Partout avec MakLeod, la mixtape de DJ Warz, de DJ Safe un peu plus tard, et DJ Tonz qui est la première sur laquelle j’apparais en premier en tant que Fitzroy je crois. [The Fight Tape sortie en 2003, NDLR] Ça me permet de devenir un peu visible, en plus en étant souvent au milieu de beaux castings et de récolter des retours, plutôt bons. Mais c’est une époque où j’ai aussi fait quelques belles conneries par pêché d’orgueil. Par exemple ? J’ai refusé une sollicitation de Slamjamz, le label de Chuck D. Ils avaient flashé sur des instrus que j’avais diffusées tout en les gardant pour mon EP. C’était celles de « Fitzfucking » et « Street Credibility ». En grand connard orgueilleux qui était persuadé de pouvoir réussir dans cette musique, j’ai refusé de leur céder ces deux productions parce que « non, elles sont pour mon maxi que je vais sortir et rien d’autres. » [Rires] J’aurai pu avoir un pied aux États-Unis mais non, c’était trop important pour moi de sortir mon propre truc. C’est même une période où je ne démarchais plus trop de maisons de disques. J’avais mon micro buzz sur internet qui me satisfaisait en réalité. Fini les mails envoyés à des maisons de disques ou les appels à Fabien Fragione. [Rires] Je suis désormais convaincu par l’autoproduction. C’est comme ça qu’en 2003, je sors mon maxi Fitzfucking.
Je le fais en faisant tout moi-même, hormis les scratches qui seront toujours gérés par DJ AD et MaKLeod durant mon parcours. MaKLeod était une plaque tournante du hip-hop toulonnais, via son émission de radio qu’il réalisait depuis sa chambre en cité U. De mon côté, je crée ma propre structure, Pacemaker Prod, et j’envoie mon disque à des acteurs du hip-hop français ainsi qu’aux auditeurs qui me le commandent. Je vise principalement les DJs, et l’une des mes chances, c’est que Greem l’apprécie et le fait tourner. Ça m’a permis de me connecter avec Hocus Pocus, notamment pour faire leur première partie.
Vers 2005, c’est RSP qui me contacte pour faire des featurings. Je participe notamment à leur projet Suite Logik. J’ai adoré leur démarche. Les mecs cherchaient vraiment des vrais featurings, pas à faire des coups. Ce sont eux qui te contactent et ce sont eux qui viennent te voir pour faire le titre. Ce ne sont pas des gens qui travaillent à distance. Ils allaient vraiment voir les gens qu’ils appréciaient dans l’idée de faire quelque chose de réel avec eux, pas juste un échange de pistes par mail. C’était des gars excellents. D’ailleurs, tu regardes le casting de la compilation, il y a Keny Arkana, Grain d’Kaf, des activistes acharnés un peu moins connus comme moi, comme El-Gaouli ou Matt Moerdock. Et ils ne sont pas du genre à tourner la page une fois le featuring obtenu et réalisé. J’ai passé deux ans à les côtoyer. C’est aussi avec eux que j’ai tourné mon premier clip, pour le titre « Message d’espoir » en 2006. Et c’est finalement eux qui me proposent de faire un album en coproduction.
RSP - « Message d’espoir » feat. Fitzroy
Cet album, The Fuckin’ Indoor Album, sera finalement un bootleg. Au départ, j’étais parti sur un disque qui devait s’appeler Les Derniers maux et qui devait être constitué de sons uniquement créés pour l’occasion. Les Derniers maux/i] fait écho aux « Maux de la fin » qui est le titre d’un morceau que j’avais fait en 2005 ou 2006 et que je n’avais pas encore sorti. Je l’ai finalement mis plus tard sur Soundcloud. Ce son, c’est le premier que je fais non plus en samplant de la guitare mais en en jouant. C’est aussi le premier son où j’estime définitivement trouver ma voix, celle qu’on pouvait déjà percevoir sur les titres de [i]Fitzfucking mais de façon moins maîtrisée. Je sentais le potentiel de cette voix un peu rocailleuse, dure, mais c’est en faisant ce titre que j’ai compris qu’on pouvait utiliser sa voix comme un instrument. « Les Maux de la fin », c’était vraiment la base de quelque chose de nouveau, de nouvelles possibilités qui s’ouvraient à moi, d’où cette volonté de repartir de zéro pour un album. Mais du côté de RSP, ils pensaient que tout ce que j’avais fait jusqu’à maintenant et qui était dispersé sur internet ou bloqué dans un disque dur méritait d’être rassemblé sur un disque. L’idée m’a convaincu, alors on l’a fait.
Du coup, c’est un disque qui rassemble un peu mes thématiques majeures brassées sur mixtape et maxi. D’un côté, il y a un rap très conscient, social, comme le son sur les professeurs [« Et Les profs partent en dépression », NDLR], que j’ai écrit en utilisant mon vécu d’assistant d’éducation. De l’autre, un côté gardien du temple du rap, comme le titre éponyme [« Gardien du temple », NDLR]. Ce côté gardien du temple, c’est juste que j’étais un ayatollah du rap. [Rires] Dès le début de l’album, je reprends effectivement le Peace, Unity, Love, et je dis que le hip-hop n’est pas mort. Aujourd’hui, je ne me reconnais plus du tout dans cette façon de voir les choses. Quand c’est mal dit ou trop pris à cœur, j’y vois même quelque chose d’un peu ridicule. Ce discours qu’on avait en plus de dire que les wacks c’étaient ceux qui « jouaient » les racailles pour rien, aujourd’hui, tu dois reconnaître que c’est eux qui faisaient le meilleur rap. C’est aussi l’époque où il y a la mode du Crunk, auquel je n’accrochais pas du tout.
« À défaut d’une économie, j’avais au moins réussi à développer un écosystème. »
Depuis mes débuts, j’étais de toute façon dans le camp de ceux qui fonctionnent en réaction. J’avais ce défaut des mecs qui vivent le truc tellement à fond, à qui le hip-hop tient tellement à cœur, que tu finis par avoir une vision binaire. L’avantage, c’est que musicalement, le fait d’être tellement à fond, d’être persuadé d’être là pour défendre quelque chose, ça sûrement accentué l’énergie que je mettais musicalement dans mes sons. Tu es influencé par un boom-bap assez dur, tu as des convictions, une part de colère aussi et au final, ça te rend énergique et rentre-dedans, même quand tu fais des satires comme « Street Credibility ».
Cette énergie, elle était accentuée par la production. Je ne jouais pas encore de guitare lorsque j’ai réalisé la plupart des morceaux qui ont fini sur l’album mais j’en samplais déjà souvent. Et même en étant tombé dans le rap très tôt, à la maison l’environnement était rock à travers mes frères. Par mes frères, je fréquentais des concerts depuis tout jeune, ce qui m’a apporté une culture musicale dès tout petit, et logiquement plutôt très rock même si ils sont assez ouverts. Aujourd’hui encore, j’en écoute encore, principalement du rock des seventies et du heavy des années quatre-vingt. King Crimson, Led Zep, Grand Funk Railroad, ce genre de choses… Même dans les années quatre-vingt-dix, des trucs plus commerciaux comme Guns N’ Roses ou Aerosmith, je les écoutais. C’est peut-être pour ça qu’il y a toujours eu beaucoup de guitare dans mes productions puisque quand je découvre le rap, j’écoutais déjà de la musique à la maison. Et puis dans les années quatre-vingt-dix, il y a eu tous les groupes de fusion, les projets crossover comme Judgement Night que j’avais adoré. Ça m’a d’ailleurs rendu parfois un peu schizophrène, car c’est aussi une époque où la panoplie hip-hop était importante et où tu faisais partie soit d’un milieu, soit de l’autre. Et moi, au milieu de tout ça, j’étais le mec capable de porter un baggie avec un t-shirt Guns n’ Roses. [Rires] J’avais les cheveux longs aussi. Mes frères ont d’ailleurs été les premiers à se foutre de ma gueule lors de mes débuts dans le rap.
L’album est distribué par 2Good qui tombe malheureusement en faillite rapidement après sa sortie. Ça me fout un coup au moral mais je ne baisse pas les bras. J’étais pote avec John Sadeq et le groupe Retorist qui enregistraient des sons chez moi, dans mon home-studio. De fil en aiguille, John me demande de faire plus d’instru pour le collectif et j’ai commencé à travailler un peu plus avec eux en intégrant Guerilla Music qu’avait monté John, l’un des rares rappeurs du coin à réussir à défendre des choses au-delà de la ville. J’y suis en tant que beatmaker. C’est la période où je commence à toucher à la MPC, principalement les fonctions avec les pads. Je ne suis plus seulement sur Cubase associé à un clavier maître. Chez Guerilla, je travaille avec tout le monde. En parallèle, je travaille aussi E.Frazy, un rappeur Hyérois qui est aussi un pote. Je produis notamment plusieurs titres pour son EP Écoute Papa, sorti en 2012.
« Au sein de Retorist, il y a Deen Burbigo, qui à l’époque rappe sous le nom de Ahmadeen. Pour moi c’était un peu L’Élu. »
Au sein de Retorist, il y a Deen Burbigo, qui à l’époque rappe sous le nom de Ahmadeen. Il avait déjà un potentiel de dingue, pour moi c’était un peu L’Élu. [Rires] La première fois que je l’ai rencontré, il n’avait même pas dix-huit ans et il envoyait déjà du bois. Aujourd’hui, même si je ne suis pas en phase avec tous ses choix artistiques, je le trouve toujours aussi fort et pro. Contrairement à moi, c’est quelqu’un qui a su faire le nécessaire quand des possibilités s’ouvraient à lui. Moi j’ai toujours pêché par orgueil en refusant de faire des compromis ou en écoutant d’autres avis. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de rappeurs français des années 2000 je pense, encore plus ceux qui comme moi étaient persuadés d’avoir une chance et qui courraient derrière le succès tout en n’en faisant qu’à leur tête. De son côté, Deen a sûrement senti que la suite pour lui serait à Paris. En 2008 ou 2009, je ne sais plus, il s’installe définitivement à Paris. Ça a mis un coup d’arrêt à Guerilla Music. Associé à la faillite de 2Good, ça commence à faire beaucoup pour moi. Je croyais au potentiel de Guerilla, et voir que ça n’a pas marché non plus, ça m’a vraiment lassé. Je commençais déjà à moins rapper, à être plus producteur, du coup je disparais complètement des radars. Je fais du beatmaking chez moi et enregistre Contrebande, que j’avais connu à l’époque Guerilla Music et qui est officie aujourd’hui sous le pseudonyme de Jord, avec notamment le projet Béton armé sorti en 2012. Malgré les déconvenues, j’essayais de vivre de la musique, cette fois en enregistrant des sons réalisés par d’autres artistes. En 2013, je travaille aussi avec d’autres Phœnix ou ClemBeatz. Mais entre 2012 et 2014, mon rythme s’était boulot alimentaire, enregistrer des gens, puis chômage pour faire ma propre musique, avec moins de velléités cette fois.
Je créée quand même un Soundcloud dont je ne fais pas trop la promotion et un Bandcamp qui me sert à dévoiler un peu mieux deux titres : « Planches à clous » et « Vers solitaires » avec DJ Burst. Je diffuse également « La Mort de l’art » que j’avais fait en 2008i. Ce sont des morceaux où j’évolue par rapport aux postures que j’avais à l’époque de Pacemaker Prod. Ça passe par plusieurs choses : le discours où je suis moins un ayatollah, plus désabusé et lucide peut-être. Je lâche des phrases comme « J’ai pris de l’âge et le rap est devenu trop puéril, je ne lâche pas le son mais la prose prend le pas sur les rimes. » Dans ma manière de voir les choses et ce que j’ai à dire, le curseur bouge. Mais ça vaut aussi dans la réalisation et la production. J’ai commencé à jouer avec un liveband en 2007 et jouer avec des musiciens m’a donné envie de jouer moi-même, notamment parce que c’est très difficile de transposer avec des musiciens l’énergie de beats conçus à base de samples. J’ai donc changé mon fusil d’épaule et me suis mis à utiliser moi même un instrument pour composer, la guitare en l’occurrence. Ça me permet d’avoir une écriture différente, mais une énergie aussi, qui peut être transposée sur scène. On ne rejoue pas une instru, on la joue, tout simplement. Un de mes premiers concerts avec un liveband, c’est d’ailleurs quand j’ai fait la première partie d’Hocus Pocus. J’ai toujours été fasciné par ce que sait faire 20Syl, que ce soit en tant que producteur, avec un liveband ou même avec des platines.
De mon côté, j’ai continué à tout inverser. Encore plus que les méthodes de composition ou d’écriture, c’est ma façon de penser que j’ai le plus retournée. J’ai été tellement obnubilé par le rap et j’étais tellement persuadé que je pouvais y faire mon trou que j’ai loupé des opportunités, certaines que je n’ai même sûrement pas vues. Ce côté complètement bousillé au rap, en faire quelque chose qui régissait chacune de mes décisions, ça m’a pourri la vie d’une certaine manière. Alors j’ai réappris à refaire du rap purement par plaisir et me mettre à vivre à côté. Par exemple, un de mes premiers rêves de gosse était d’obtenir une ceinture noire de Kung-fu. Je m’y suis remis et je l’ai obtenue. J’ai appris à ne plus être obsédé par le rap. Comme je l’ai dit dans l’amour de l’art, je suis passé de la passion à l’amour. C’est pareil dans « La Mort de l’art », c’est de ça dont je parle quand je dis que « mes vers ont traversé ces déserts où l’envie remplace le désir. »
« Avant, je collais des étiquettes. Aujourd’hui, j’ai appris à lâcher prise. »
De manière indirecte, Lucifer, l’EP que j’ai sorti l’an dernier, exprime ce détachement. Cet EP naît avec le titre « Rien ». « Je n’aspire à rien, j’inspire et c’est tout », c’est ce que je dis – ou ce que je fais dire au personnage – dans ce morceau. Ce détachement, il n’est d’ailleurs pas que musical. Comme tu le suggérais en me parlant de ta perception de l’EP, il y a aussi cette envie de ne rien vouloir définir, de ne pas avoir d’étiquette. Avant, je collais des étiquettes. Comment le rap devait être, qui j’étais, qui étaient les autres rappeurs, etc., tout ça je le définissais. Aujourd’hui, j’ai appris à lâcher prise, notamment sur ce qui peut avoir trop d’emprise sur toi. Ne pas être saisissable, glisser entre les doigts, c’est un peu ça l’idée que transporte le disque. D’une certaine manière, c’est aussi un disque où je revisite un peu le mythe de Prométhée. Je suis saoulé par les religions, les dogmes en général, tous y compris rap. Il y a vraiment cette idée d’être en dehors de tout ce qui a de l’emprise aujourd’hui, tous ces référents sociaux, politiques, religieux, auxquels on s’accroche beaucoup ces derniers temps. Après, je ne veux pas dire que l’EP a un côté nihiliste car je ne pense pas l’être dans la vie. Le disque se termine quand même sur un simple de Kamelot. [Rires] Le travail d’Alexandre Astier est en plus une grande influence à titre personnel. Mais pas mal de gens l’ont perçu comme ça, alors peut-être que… Peut-être aussi que le premier name-dropping, qui est Louis Ferdinand Céline, a posé cette image d’emblée puisque ce sont les premiers mots du disque. Le référentiel était peut-être fort, et a instillé cette idée. Mais en tous cas, je ne suis pas nihiliste dans ma vie de tous les jours. Après, c’est toujours la même question : quand est-ce que c’est moi qui parle, et quand est-ce que ma voix et mes textes sont un peu quelqu’un d’autre ? Je ne sais pas si je peux ni même si j’ai envie de répondre à cette question. Par contre, je reconnais volontiers jouer avec cette idée de rien qui fait face au tout. Les mots « Rien » et « Tout » sont d’ailleurs les titres de deux des quatre morceaux.
Ce sont aussi quatre titres dans lesquels je retourne la maxime de Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se crée tout se transforme. Jouer avec les notions d’espace, de temps, de début, de fin, ça m’a intéressé. J’écris uniquement quand j’ai du temps, quand je peux faire le vide, quand la famille n’est pas là. Je n’ai plus trop ce temps. À l’inverse, je n’ai plus ce truc post-adolescent où j’ai besoin d’être un peu mal pour écrire. Au contraire. Et j’ai une vie bien remplie, un boulot de robot, une famille et à côté je passe des diplômes pour devenir professeur d’arts martiaux chinois. Je cherche à trouver chaque jour quelques minutes pour penser à la musique. Sachant que les arts martiaux sont remplis de concepts, le chi, le tao, que l’on peut peut-être retrouver dans le disque. Moi je suis quelqu’un de très cartésien, je n’y adhère pas mais ils m’intéressent paradoxalement beaucoup. Expliquer ce que j’écris est toujours compliqué. D’une part, j’aime bien que les gens se fassent leur avis et m’en fassent part. D’autre part, j’écris par fulgurance. Parfois, je pense à un concept pendant très longtemps, mais le texte sort souvent sans prévenir et quasiment en one-shot. D’où aussi ce léger côté monologue, se parler à soi-même, qui ressort du disque. C’est toujours compliqué d’expliquer des textes qui te tombent dessus.
Comme je le suggérais il y a dix ans dans le livret de The Fuckin’ Indoor Album, je pense que le rap doit avoir un côté rock n’ roll, limite punk. Pour moi, c’est important et c’est peut-être l’une des seules croyances musicales que j’avais il y a dix ans que je garde aujourd’hui. Je pense qu’on est à un moment où le rap se libère de pas mal de choses et qu’il faut y aller. La forme de cette libération, chacun choisira la sienne et chaque auditeur trouvera son compte ou pas chez tel ou tel artiste. Quand je parle d’être rock n’ roll, je pense plus à une façon d’appréhender les choses en général qu’au son. Ce n’est pas le fait d’avoir des guitares, d’être une rockstar ou quoi. Quand je dis « plus punk » je pense simplement à une liberté d’esprit. Il y a dix ans, je vivais en colocation qui était limite fondée sur un système tribal. [Rires] J’étais plein d’idéaux. À l’inverse, aujourd’hui quand je me lève le matin pour aller bosser, je me sens plus comme le robot de l’intro de l’album de Zippo. Et pourtant, je crois que musicalement, je suis bien plus libre qu’il y a dix ans ! Je suis passé à autre chose d’une certaine manière, dans le sens où à l’époque, je voulais vraiment vivre de la musique alors qu’aujourd’hui je veux la faire vivre sur scène. Sur scène, nous sommes six. Les trois historiques : Gérald Fernandez et Florent Baldassari à la guitare, Miko Scalko, mon frère, à la batterie. S’y sont ajoutés Dgé à la basse et DJ Offset aux platines, qui est la personne qui a mixé et masterisé Lucifer. Jouer en live dès que je peux en avoir l’occasion tout en créant des EPs en parallèle, c’est ça qui compte désormais. Et à côté, comme parfois le temps me manque, je pense continuer à privilégier des formats courts, histoire de ne pas être absent trop longtemps.
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