CunninLynguists
Interview

CunninLynguists

En quatre albums, Cunninlynguists s’est imposé comme un groupe d’une rare consistance. En tournée mondiale pour défendre « Dirty Acres », le duo Deacon/Natti et le producteur Kno ont fait escale à Paris le 28 février dernier, le temps pour nous de les interroger et d’assister à leur mémorable concert. C’est désormais officiel : nous sommes fans. A vie.

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« Je suis à Paris… Je suis A PARIS ! C’est pas possible, je peux pas rester dans cet hôtel, il y a Paris dehors ! » s’exclame Natti dans le salon de l’hôtel Ibis du quai de Loire. Ah, Panam’ ! Ses touristes, ses mythes, ses fantasmes, ses étudiantes, son Moulin Rouge et sa Tour Eiffel. Paris, ville de culture qui a enterré le hip-hop dans le non-sens de Châtelet, dans les galeries branchées qui cernent la Bibliothèque Nationale, dans le néant autoroutier de la porte de la Chapelle. Pourtant, en ce début 2008, des vagues régulières de rappeurs et DJs américains déferlent telles une scansion sur la ville lumière. Et c’est Cunninlynguists qui vient conclure un mois de février déjà marqué, parmi d’autres, par la présence de Roc Raida ou des Lords of the underground.

Ce soir, c’est le Glaz’art qui accueille les hostilités. L’honneur d’ouvrir la soirée revient lui à Reel Carter. Malgré sa motivation et ses bonnes intentions, le MC est pourtant à la peine face à un public atone. Les spectateurs ne trouvent pas dans son rap les punchlines et l’énergie dont ils sont friands. Pire, ils recherchent des boules quiès. Attention, ce n’est pas les morceaux de Carter qui sont insupportables bien qu’un peu plats, mais plutôt l’ingénieur du son qui semble sourd comme les impôts face à des difficultés de paiement. Alors le volume scénique du MC contraste avec celui du son. Mou du genou, l’audience garde patience et préserve ses ligaments. Commencer un concert en frôlant le perçage du tympan ne motive pas à y ajouter une rupture avec un rappeur pour lequel tout espoir d’histoire d’amour musical est d’ores et déjà envolé.

Dans les travées, ceux qui s’intéressent depuis quelques temps à Tonedeff murmurent que patience sera récompensée avant même l’arrivée de Kno, Deacon et Natti. Effectivement, le MC new-yorkais -qui succède à Reel Carter- ne mettra pas plus de cinq minutes à se mettre la salle dans la poche. Comme le dit l’une des mémoires de l’Abcdr, Tonedeff, c’est un rappeur qui a dû manger le bip-bip de Tex-Avery. Et qui donne raison à tous ceux qui dénigrent le rap francophone, celui là même qui, tel le coyote, court après son inénarrable binôme d’outre-atlantique. Car Tonedeff, c’est un flow haut-débit allié à l’énergie d’un pot belge, le tout enrobé d’un sens du show hors norme. Preuve en est, en une heure, le rappeur trouvera le moyen de poser au milieu du public, de déclamer des phases de pervers accroupi entre les jambes d’une spectatrice, de faire se lever et s’agenouiller la salle une bonne dizaine de fois, de perdre trois kilos et de battre tous les records du nombre de syllabes prononcées à la seconde sur le sol français. Force est de constater que les Cunninlynguists ont emmené dans leurs bagages le meilleur chauffeur de salle possible.

Et c’est donc après cette efficace remontée de température que le groupe prend possession de la scène. Sans peur et sans reproches, les Cunninlynguists balaient l’ensemble de leur discographie via une performance engagée : une débauche d’énergie pour une implication physique au service de leur musique. Eux aussi iront rapper dans la fosse et malgré un ingénieur du son qui chiffonne (encore) certains des plus beaux instrumentaux que le rap ait connu ces dernières années, le groupe arrivera à dépasser la dimension mystique qui peut résonner de ses œuvres. Kno surmonte lui allégrement son rôle de beatmaker en retrait pour tenir la boutique entre la pachydermique présence vocale de Natti et l’efficacité de Deacon the Villain. Pour le bonheur de tous, le set se prolongera jusqu’à un rappel estampillé ‘Nothing to Give’ en guise de chant du cygne.

Plus rien à donner ? L’équipe de l’Abcdr présente sur place en doute et en aura la confirmation en interviewant Tonedeff sur le pouce. Vous en entendrez reparler. Mais en attendant, les propos de Natti résonnent encore : « et ça peut durer jusqu’au milieu de la nuit. Je vais me retrouver à 2 heures du mat’ en train de me dire « c’est pas possible, je peux pas rester dans cet hôtel, il y a Paris dehors ! » ». Nous en tout cas, on ne pouvait pas rester chez nous aujourd’hui, car oui il y avait bien les Cunninlynguists à Paris. Et forcément, vu que ça n’arrive pas tous les jours, ceux qui connaissent un peu la maison savent qu’on ne pouvait pas ne pas ramener une interview. Voici donc nos trois quarts d’heure d’entretien avec Deacon the Villain, Kno et Natti, en chair et en os.  « Tape rollin’, three, two, one, action ! »


Abcdrduson : Votre discographie pourrait presque être séparée en deux temps, avec un virage lors de « A Piece of Strange », qui est peut-être votre album référence. Sur les plans personnels et artistiques, qu’est-ce qui a changé pour vous entre le deuxième et le troisième album ?

Deacon The Villain : On a viré quelqu’un du groupe [rires].

Kno : Je pense que le point le plus important aura été de se trouver au même endroit, au même moment pour travailler. Avant « A Piece of Strange », je vivais à Atlanta et Deacon habitait dans le Kentucky. On s’est rencontré à Atlanta, c’est là qu’on a formé le groupe, mais ensuite il est retourné dans le Kentucky, donc lui et moi on ne se connaissait pas tant que ça. On bossait sur de la musique, mais on ne traînait pas ensemble. On était pote, mais je n’avais pas l’occasion de voir comment il vivait, ni de le connaître comme je l’aurais souhaité pour avoir une approche personnelle de la musique. Donc dans l’intervalle entre « Southernunderground » et « A Piece of Strange », j’ai déménagé dans le Kentucky. L’album a été réalisé entièrement sur place. On vivait dans la même maison, avec un studio d’enregistrement à l’intérieur. La cohésion du disque vient surement de là.

A : La tonalité sudiste de votre musique est également plus présente que jamais, alors que vos premiers albums avaient plutôt un son new-yorkais. Est-ce une forme de maturité musicale ?

K : Je n’ai pas vraiment l’impression que les premiers albums avaient une véritable identité sonore car à cette époque, on ne se contentait que de faire des beats. Même dans « Southernunderground », le deuxième album, il y avait des artistes du sud comme Supastition, mais également des new-yorkais, donc l’ambiance était tout simplement hip-hop. C’est parce que l’on n’avait pas de direction artistique. Je faisais plusieurs types d’instrus, on faisait une sélection ensemble, on écrivait dessus et le disque s’assemblait comme ça. On ne se réunissait pas pour dire « OK, nous allons cultiver un univers sonore particulier ». On faisait des morceaux de rap, point. Je pense que c’est l’absence de direction qui a fait que les premiers albums avaient cette couleur « hip-hop east coast ».

D : Je crois aussi que les critiques nous ont donné envie de développer notre son sudiste car, au départ, énormément de gens laissaient entendre que l’on était le seul groupe valable à venir du sud. Ils disaient des choses négatives à propos de gens que l’on apprécie. C’était important pour nous de leur faire comprendre que ces artistes ont du talent. Ils sont la raison même de ce que nous sommes ! Et si l’on peut mettre en avant leur influence à travers notre musique, peut-être que ça apportera un autre éclairage sur toute cette région des Etats-Unis. Beaucoup de gens croyaient nous faire un compliment en disant qu’on était le seul groupe correct à venir du sud mais non, ce n’est pas un compliment. Dire ça alors qu’il existe 8-Ball & MJG, Geto Boys ou OutKast ? Et ce serait nous le seul bon groupe ? Non : nous sommes des descendants de ces gens que tu trouves mauvais.

K : L’album « ATLiens » d’OutKast n’avait pas un son sudiste à l’époque où il est sorti. Ca ne sonnait pas comme du crunk-rap, c’était du hip-hop, et les gens ne l’ont pas étiqueté new-yorkais. J’ai l’impression qu’après les premiers albums, les critiques ne nous aimaient uniquement parce que notre son était suffisamment « east coast » pour eux. En conséquence, on s’est dit qu’il fallait laisser nos véritables influences transparaître de notre musique. Avant ça, on s’en foutait, on faisait du rap, mais quand on a commencé à y faire attention dans « A Piece Of Strange », alors on a pu enfin prendre le contrôle de notre musique.

[Absent pendant les premières minutes de l’interview, Natti arrive et s’installe]

A : Vous abordez des sujets très personnels. Ce n’est pas un peu difficile parfois d’écrire des choses intimes et de les rendre publiques auprès de milliers d’auditeurs ? Vous n’avez jamais de regrets ?

Natti : Moi j’ai l’impression que l’on en dit pas assez ! Je veux dire, si l’on ne filtrait pas tous nos textes, on en dirait beaucoup plus. Mais parfois il faut savoir donner aux gens une petite dose. Mais pas de regrets. Non, il ne faut jamais avoir de regrets.

K : Moi, personnellement, je trouve que le monde manque de vérité [sourire]. Je ne joue jamais la comédie. Quand on écrit un couplet, ça peut être un concept alors on va écrire depuis un angle précis, ou alors c’est nous à 100%. Mais dans les deux cas, je ne sais pas mentir. Je ne peux pas regretter tout ce que j’ai écrit, ça venait tout droit de mon cœur et ma tête.

N : Deacon et Kno m’ont appris à me retenir. Je suis un mec impulsif, parfois je suis peut-être un peu trop honnête alors je dois retirer, mettons, 30% de ce que j’ai envie d’écrire. Je n’ai pas l’intention de me couper de tout le monde, ni d’énerver trop de gens. On a quand même besoin d’auditeurs pour nous écouter [rires] !

A : Vous avez réalisé récemment un petit clip assez drôle autour du titre du nouvel album de Nas, et l’utilisation du mot N**** par les blancs. En parallèle, vous évoquez sur l’album les gens qui disent que Kno est « trop blanc », comme si vous aviez dû affronter pas mal de racisme en tant que groupe multi-ethniques… Comment vous gérez tout ça ?

K : Ca dépend. C’est drôle, mais les gens ont un vrai problème avec ça, surtout en Amérique. Le politiquement correct est tellement dans l’air du temps que c’est vraiment dur de le faire admettre aux gens, mais je sais pertinemment que si je ne faisais pas partie du groupe, nous aurions beaucoup moins de fans blancs. C’est un fait. Même s’ils n’en ont pas forcément conscience, ça leur permet de mieux se rapprocher du groupe. De la même façon, je sais que beaucoup de latinos se sentent proches d’Immortal Technique, ou que beaucoup de chinois suivent Jin. Ca ne fait pas d’eux des racistes, mais ils sont à la recherche de choses auxquelles se raccrocher en matière de musique, de divertissement ou dans la vie en général. Dans le même temps, on aura beaucoup plus de mal à rivaliser avec des artistes comme Atmosphere. Ces mecs parlent de leur vie et leurs expériences. Le blanc moyen de classe moyenne-supérieure qui habiterait Boulder dans le Colorado, il sera peut-être plus touché par Atmosphere que par Cunninlynguists. Ce genre de choses nous oblige à faire en sorte que notre musique soit audible auprès de tous, pour que chacun puisse la comprendre. Je ne pense pas que l’on souffre énormément d’un racisme avéré vu la nature du groupe, mais on doit quand même avoir une certaine dextérité dans notre façon d’écrire.

D : Le vrai racisme, on le constate surtout sur la route [rires]. On se fait tout le temps arrêter. Les flics ne savent pas que l’on est des rappeurs, ils se disent « Aowwww, deux noirs avec un blanc, ça cache quelque chose de pas clair ». Alors ils arrêtent la voiture, ils la fouillent, ils nous demandent d’où l’on vient, où l’on va… Ca nous est arrivé plusieurs fois.

K : Dans ces cas-là, on leur donne des tee-shirts et ils sont contents. Mais sur le plan musical, c’est comme ça. Je ne pourrais pas te dire si l’on aurait plus de succès si je n’avais pas été dans le groupe ou si Deacon et Natti avaient été blancs.

D : En fait, Kno permet aux gens d’être plus à l’aise avec Natti et moi. Genre Natti et moi allons prendre l’avion, on entre les premiers, on s’asseoit, Kno n’est pas encore dans les parages, et là, on sent que les gens se méfient en nous voyant. « Ouhla, voilà des gros blacks… » Et là Kno fait son entrée, il s’asseoit entre nous deux, on échange un sourire, et on sent que l’atmosphère de tout l’avion se détend d’un coup ! [rires] « Haaaa, ils sont avec le petit blanc, c’est pas des noirs dangereux… »

N : Alors qu’en fait ! [rires]

D : Mais voilà, il faut utiliser ce genre de choses à notre avantage. Tu ne peux pas en vouloir aux gens d’être à l’aise ou pas avec nous, tu ne sais pas quelles expériences ils ont eu, d’où ils viennent, il faut juste faire avec.

K : Ca peut être un plus, dans le sens où il y a beaucoup de gens qui n’auraient pas saisi ou pris au sérieux le point de vue de Deacon et Natti, ils n’auraient peut-être même pas pris le temps de les écouter si ça ne passait pas sur mes instrus ou si je n’étais pas impliqué d’une manière ou d’une autre dans le groupe.

D : D’ailleurs ça marche aussi dans le sens inverse : j’ai prêté des vieux albums de Cunninlynguists à des gens que je connais, des noirs du sud, et ils ont dû l’écouter une ou deux fois maximum, alors qu’avec les deux derniers projets, ils sont devenus les plus gros fans du monde.

K : On pourrait faire la même musique, trait pour trait, mais si Deacon et Natti étaient blancs, plein de noirs ne les écouteraient pas non plus. C’est plié d’avance, du moins en Amérique. Les gens sont vraiment prévisibles.

A : Comment s’est faite la connexion avec les membres de la Dungeon Family (Cee-Lo, Big Rube, Witchdoctor). Vous les connaissiez déjà ou vous étiez simplement fans de leur musique ?

D : Dans le cas de Cee-Lo, on partait depuis Atlanta pour faire un show sur la côte ouest et on s’est retrouvé dans le même avion que lui. C’est là qu’on a fait connaissance. Une fois à LA, on est allé manger au restaurant avec lui et les mecs de Little Brother. A partir de ce show, il y a eu un effet boule de neige jusqu’à sa participation au morceau ‘Caved in’. D’ailleurs Cee-Lo nous a filé un coup de main pour trouver un contrat pour sortir le morceau en single. On avait trouvé quelqu’un pour le sortir en vinyle mais ça n’avait pas marché. SOS – qui était dans le groupe pour « Southernunderground » –  a rencontré Witchdoctor le premier. Ils avaient déjà fait un morceau ensemble au moment où on a commencé à discuter pour l’avoir sur l’album.

K : Quant à Big Rube, on l’a contacté via Witchdoctor, qui nous avait filé quelques infos à son sujet. Je ne lui avais jamais parlé auparavant.

A : La période 1996-1998 de la Dungeon Family est l’une de vos plus grosses influences, mais on dirait que cette influence s’est évaporée de la plupart des albums sudistes actuels. A votre avis, pourquoi ?

K : Et bien, ça peut varier complètement. Le dernier album de UGK, par exemple, a une grosse ambiance soul, avec beaucoup d’instruments live. Pimp C – rest in peace – était un pionnier dans ce registre, c’était l’un des meilleurs pour incorporer du live dans ses productions. Mais c’est vrai que dans la plupart des cas, on a l’impression que c’est la facilité qui prime. C’est plus facile d’avoir un gros son de synthétiseur et de faire ça [il claque des doigts] que de faire venir un guitariste, un bassiste et d’apprendre à jouer du piano par toi-même. Je pense que beaucoup d’artistes hip-hop – et pas seulement dans le sud – ne s’intéressent pas vraiment à la musique elle-même. Ils veulent être connus ou alors ils cherchent tous les moyens pour faire de l’argent. Ca ne leur pose pas vraiment problème d’avoir un énorme beat synthétique, un mec qui leur écrit leurs couplets et un autre pour écrire le refrain. Ils veulent juste être la star.

D : Il y a une différence entre les artistes solo et les groupes. Pour qu’un groupe puisse faire de la bonne musique, il faut que chacun soit capable de surmonter son ego.

K : C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’y a presque plus de groupes.

D : Ouais, les types ne peuvent pas mettre leurs égos de côté. L’égo, c’est tout ce que tu as quand tu es un artiste solo. Tu peux être le mec le plus mégalomane de la Terre car tu n’as personne pour te canaliser. Tu vas chercher n’importe quel son qui te rappelle un son que tu as entendu quelque part, et c’est ton ego qui va emmener ce beat dans les charts ! « Je suis le plus ceci, je suis le meilleur cela, et tu m’écoutes parce que je suis fantastique ! » Et visiblement, c’est ce que les gens ont envie d’acheter. Perso, je n’aime pas vraiment parler de moi. Notre intérêt, sincèrement, il est de faire de la bonne musique.

K : Oui mais alors explique-moi Dem Franchise Boyz ! C’est un groupe, donc c’est une anomalie.

D : Effectivement [rires].

« Beaucoup de gens croyaient nous faire un compliment en disant qu’on était le seul groupe correct à venir du sud mais non, ce n’est pas un compliment. »

Deacon

A : Kno, en 2005 tu nous avais parlé de la création du pool de production A Piece of Strange, avec Deacon et toi. Vous deviez démarcher vos productions auprès des labels. Trois ans plus tard, quel bilan fais-tu de cette expérience ?

K : Ce que je peux dire, c’est que notre licence pour entrer en affaire n’a été validée qu’en 2006, et on a eu un manager de productions qu’à partir de 2007. Tu vois, tout le monde peut faire de la musique, télécharger un logiciel, faire des sons, acheter un petit micro, rapper, etc. Mais quand tu lances une entreprise, c’est autre chose. C’est du business. Il se passe six à douze mois pendant lesquels il faut bosser en coulisses pour pouvoir vraiment se lancer proprement. Donc techniquement, l’idée a été lancée vers la fin 2005, mais les choses n’ont commencé à bouger qu’en juin 2007 avec l’arrivée d’un manager. Il nous a fallu tout ce temps pour retomber sur nos pieds et depuis, il s’est passé de bonnes choses. On a plein de projets en cours, mais tant qu’on n’aura pas touché le moindre chèque, je n’en dirai pas un mot ! [rires] Dans l’industrie du disque, les choses se font hyper lentement. Si aujourd’hui on fait écouter des sons à Nas, ça ne risque pas de sortir avant un an ou deux. On n’est pas du genre à lancer des noms à la cantonade tant que les choses ne sont pas figées dans la pierre. Mais si c’est gravé sur disque, alors là je pourrai t’en parler à toute la journée !

Cela dit, jusqu’à aujourd’hui, ça se passe plutôt bien. Notre manager bosse pour Warner Brothers Records, donc il a accès à quasiment tous les artistes avec lesquels on a envie de travailler. C’est notre objectif final : ce n’est pas possible de rester un rappeur indépendant jusqu’à 40 ans. Dans 10/15 ans, je n’aurai plus envie de faire des shows dans des salles de 500 personnes. Ce que je veux, c’est produire. Réaliser un album de Madonna, faire de la pop et du rock, je veux être un Quincy Jones ! Pour beaucoup, le rap underground est une fin en soi. Rapper devant 80 personnes dans un club de LA, ce sera le paroxysme de leur carrière. Mais je ne pense pas que ça nous suffise pour exprimer nos envies.

D : Allez viens, on devient ghostwriters et on se lance dans le porno.

K : Je ne suis pas spécialement intéressé par le porno, mais je veux bien faire des bandes originales de films porno si ça paye bien [rires]. [Il se met à imiter une mélodie caricaturale de film porno]

D : Dans ce cas, on les utiliserait pour l’habillage sonore de mon site internet.

A : Comment gérez-vous la dimension live de vos productions ? En quoi le live influe sur votre manière de faire de la musique ?

K : Les instruments t’offrent un meilleur contrôle de ton processus créatif. Quand tu travailles avec des samples, tu es un peu limité dans tes possibilités. Bien sûr, tu peux prendre un échantillon, l’éclater en morceaux et remettre tout en place mais dans une certaine mesure, tes choix sont réduits. Quand tu incorpores un clavier, une guitare, une basse et une batterie tu peux le faire sonner comme tu le souhaites. Ce n’est plus le sampler qui commande, c’est toi. Mais dans le même temps, j’aime toujours des samples, donc je ne suis pas prêt d’arrêter d’en utiliser.

D : J’ai grandi à l’église. Et c’est à la fois un don et une malédiction car j’ai entendu de la musique live chaque dimanche de ma vie. Dans mon église il y a une basse, une guitare, des cuivres, une batterie, on a un joueur d’orgue et un pianiste. Tous les dimanches, j’ai pu entendre jouer les meilleurs musiciens du Kentucky. Moi je m’occupais de la sono, je contrôlais le volume, je tournais les boutons. Alors aujourd’hui c’est difficile pour moi de lancer un programme et d’être satisfait des sons que je crée si je ne peux pas y intégrer des instruments, car la musique live fait partie intégrante de ce que je suis. J’en ai besoin. Kno utilise beaucoup de samples, et ces samples viennent aussi de la musique live, alors on va utiliser ces samples et les embellir avec un son plus organique. Si son sample contient un piano, une flute, une basse, il va diriger le bassiste pour qu’il accompagne le sample et lui donne une plus belle musicalité. D’ailleurs Kno a aussi beaucoup de musiciens dans sa famille, notamment son oncle qui joue de la basse sur notre album.

 

A : A propos de samples, est-ce que ceux qu’on entend sur vos albums sont tous autorisés ?

K : Mmmmmmh. Non… Ou plutôt oui ! [rires] Nan, on préfère ne pas trop parler de nos samples, c’est notre politique anti-sample à l’intérieur du groupe. Le sampling est compliqué, c’est l’art de la mosaïque sous forme de sons. J’ai discuté avec des artistes que j’ai samplé et malheureusement, la législation ne laisse pas beaucoup de place pour permettre une véritable connexion avec les artistes. La plupart d’entre eux ne sont pas propriétaires de leurs éditions, ils ne possèdent pas leurs masters, et ceux qui devront payer 20 000 dollars, c’est nous et personne d’autres. Cet argent ne reviendra pas à l’artiste, pas un centime. Ca va partir dans une société d’éditions, un label ou un avocat qui n’aura strictement rien à voir avec l’origine de ce sample.

Quand je discute avec des gens que j’ai samplé, je préfère leur dire « Voilà, j’ai utilisé votre musique pour notre musique, je lui ai donné une nouvelle vie tout en respectant sa nature ». Je ne vais pas prendre la chanson écrite par quelqu’un qui vient de perdre son père pour en faire un morceau de booty shake. On essaie de faire coïncider notre morceau avec l’intention originale du sample. Franchement, si l’artiste pouvait percevoir de l’argent, ce serait vraiment bien, mais quoiqu’il en soit, la musique ne rapporte pas grand chose. La clé, ce n’est pas les ventes d’albums, c’est la musique elle-même. Il se trouve que des gens aiment notre musique, mais plus personne n’achète de disques, alors c’est un faux problème. On a suffisamment de fans pour pouvoir venir ici, à Paris, faire un concert et afficher complet. C’est donc là que la rentrée d’argent se fait. Ce serait mortel si je pouvais emmener les artistes que j’ai samplé en tournée avec nous, mais la réalité c’est qu’ils ne sont pas propriétaires de leur musique.

Si l’on essaie de clearer un sample, voilà ce qu’il va se passer : on va aller voir un avocat qui va aller voir un autre avocat pour négocier sur les droits d’édition, et le mec va réclamer 40 000 dollars. Super, c’est le budget complet de notre album ! Et ensuite il va empocher la quasi-totalité de cette somme, et l’artiste touchera au mieux 1000 dollars. Et encore. Ces contrats datent des années 50/60. En ce temps-là personne ne savait ce qu’allait être le sampling, personne n’avait pu anticiper les avancées technologiques des dernières années. Alors que font les avocats ? Ils cherchent les failles dans les contrats pour pouvoir dire « OK, rien n’est écrit sur les samples dans ce contrat de 1952 ». Tu m’étonnes ! « …Ce qui veut donc dire que, selon les termes de ce contrat, j’ai le droit de prendre tout cet argent ! Donnez-moi donc 40 000 dollars et vous pourrez utiliser ce sample. Voilà, signez ici…Merci pour les 40 000 dollars ! ». Pendant ce temps, l’artiste vit dans une petite baraque au milieu de nulle part, ou alors il vit encore chez sa mère, ou il continue de courir le cachet pour survivre. Les gens sont dépossédés de leur art. C’est pour ça qu’on n’aborde pas la question des samples, ça ne nous semble pas nécessaire. Je pense que l’on redonne vie à de la musique ancienne, et j’espère que les artistes qui l’entendront nous respecteront pour ça car nous ne la trahissons pas. Nous l’embellissons. Récemment, il y a eu ce morceau, ‘Beautiful girl’ qui sample un vieux standard des années 50 [il fredonne l’air du tube de Sean Kingston]. Le morceau n’a rien à voir avec l’original. Il parle d’un truc complètement différent. Ca, ce n’est pas du tout respectueux.

A : Il y a toujours une forme de mélancolie dans votre musique, même dans les morceaux plus légers de « Dirty Acres ». Peut-on qualifier Cunninlynguists de groupe mélancolique ?

D : Non, on ne veut pas porter d’étiquette.

K : S’il y a une chose à retenir de nos quatre albums, c’est que l’on peut tout faire !

D : C’est marrant que les gens veulent nous résumer à partir d’un seul album. Chaque projet que l’on réalise ne représente qu’un moment dans le temps. C’est pas parce que je porte du noir un lundi que je ne porterai pas de jaune le mercredi. C’est pas parce qu’un jour, je suis en mode Run DMC que le lendemain je n’arriverai pas habillé tout en blanc.

N : Et puis je ne vois vraiment pas en quoi ces morceaux sont mélancoliques. Bon OK, les beats sont un peu tranquilles, mais ce qu’on raconte n’est pas du tout mélancolique ! On parle de traîner dans le parc, faire la fête, manger au barbecue, parler aux meufs…

K : D’ailleurs, on va revenir à une de vos premières questions, mais récemment l’un de nos fans a débarqué sur notre site internet et a dit « Je déteste « Dirty Acres » ! Je ne supporte pas d’entendre des vieux blacks parler de leurs sentiments ! » On hallucinait genre « Wow, alors là c’est vraiment le cœur qui parle ! » [rires].

D : Il n’y a pas beaucoup de place pour les sentiments dans le rap… Celà dit, Kanye West est le rappeur-mature par excellence, et lui affiche sa vulnérabilité en long et en large ! [Kno doit s’absenter. L’interview se poursuit avec Deacon et Natti.]

A : Il y a un album qui a quelques points communs avec « Dirty Acres », c’est « Deliverance » de Bubba Sparxxx. Qu’en pensez-vous ?

D : Ce n’est pas mon album préféré de Bubba Sparxxx. J’ai apprécié toute l’expérimentation de Timbaland côté production, c’était assez proche de notre univers. Il a samplé des instruments comme le banjo, le clavecin, tout ce qui lui tombait entre les mains. Même si pour moi ce n’était pas son album le plus solide, j’ai quand même bien aimé, j’ai respecté sa démarche. Quand à bosser avec lui ? Carrément, un mec qui a du talent, on bossera avec, et Bubba Sparxxx en a beaucoup, même si j’ai pas trop suivi ses trucs récents…

N : Pas depuis ‘Ms New Booty’…

D : Ouais… Disons qu’il y a le Bubba Sparxxx d »Ugly’ et le Bubba Sparxxx de ‘Ms New Booty’. Je préfère plutôt le premier.

A : Une citation de « A Piece of Strange » : « A darkness carried in the heart cannot be cured by moving the body from one place to another ». Est-ce que cette phrase prend une résonnance particulière quand vous vous retrouvez à parcourir le monde en tournée ?

D : Complètement. A chaque fois, on doit se souvenir que tout ce qui nous arrive est une bénédiction. Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir vivre de sa passion et payer les factures avec. Parfois, quand on est sur la route, on se retrouve frustré, on tombe malade, ou alors on doit se coltiner des fans qui pensent qu’on les méprise. Mais même si plein de choses nous gonflent, au final tout ça fait partie de notre chance. Tu te rends compte, on est à Paris, en France, grâce au rap. Sérieusement, qui aurait pu imaginer ça ? J’ai appelé ma mère pour lui annoncer qu’on était à Paris. Je lui ai dit l’air de rien, et elle n’en revenait pas, elle m’a dit qu’elle n’oserait même pas rêver de voyager jusqu’ à un tel endroit. Et moi, je pouvais lui dire que j’étais là pour le travail [rires]. Après ça, tu prends ton sirop pour la toux, et tu pars te promener dans les rues. On sait que rien n’est acquis, tout peut s’arrêter du jour au lendemain. On est allé en Alaska, en Norvège, en République Tchèque, en France, en Suède. On a arpenté toute l’Allemagne et plus tard dans l’année on va aller en Australie…

N : J’adore ça. Je suis le genre à aller me promener dehors quand les mecs restent dans leur chambre d’hôtel avec leur sirop pour la toux. Je me ballade ! Je marche dans les rues, j’ai l’œil partout, je parle aux gens qui m’inspirent. Je suis un explorateur. A chaque fois j’en reviens pas. Je suis à Paris… Je suis A PARIS ! Et ça peut durer jusqu’au milieu de la nuit. Je vais me retrouver à 2 heures du mat’ en train de me dire « c’est pas possible, je peux pas rester dans cet hôtel, il y a Paris dehors ! ». Là je suis allé me promener, j’ai pris des photos du Moulin Rouge, de la Tour Eiffel. C’est vraiment quelque chose d’unique. Il y a des gens dans ma famille, des gens qui ont deux à trois fois mon âge, ils ne sont jamais allés nulle part sauf s’ils s’engageaient dans l’armée. Et encore, une fois à l’armée, tu ne voyages pas vraiment. Tu te retrouves dans une base quelque part à l’étranger, à garder tes habitudes américaines avec d’autres américains. Tous ces voyages changent vraiment ma façon d’être et mon regard sur le monde une fois que je rentre à la maison. Il y a des choses que je peux enseigner à mon fils, je peux lui dire que le monde est bien plus grand que le tout petit état dans lequel il vit.

A : Dernière question : quels rapprochements vous faites entre le blues, qui est né dans le sud des Etats-Unis, et le rap ?

D : A une époque, on pouvait comparer le blues et le rap, mais plus maintenant ! Les deux genres racontaient une histoire, mais cette histoire a été effacée d’un revers de main avec l’ouragan Katrina. Ce sont plus de 50 ans de musique, des raretés, des disques inédits qui ont été emportés par les eaux. Ca a été un gros coup dur pour le blues. De la même façon, la musique qui passe en boucle à la télé actuellement, c’est un gros coup dur pour le hip-hop. Le hip-hop avait une histoire mais toute son âme a été submergée elle aussi. Maintenant on se retrouve avec des synthés, des mecs qui gueulent, des petits bip-bip, des sifflements et les danses qui vont avec. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose mais ça ne suffit pas. Il faut plus que ça. Avant le blues et le rap marchaient main dans la main, mais c’est une époque révolue. Mais bon, on espère…

N : Le blues, c’était la parole du cœur. Les bonnes et les mauvaises choses. Il fallait mettre son âme sur la table. Pour moi le blues et le gospel appartiennent d’ailleurs à la même catégorie. C’est ce qu’on essaie de faire…

D : Mais vous, vous appelez ça de la mélancolie [rires] ! Du rap emo-mélancolique ! Nous, on essaie juste d’être des artistes. On arrive avec notre bagage de soul sudiste, on vient de là où est né le blues : le Mississipi, Memphis, La Louisiane, la Nouvelle Orléans… On puise notre inspiration dans le réel et la sincérité. Comme le blues. Dans le sud, les afro-américains avaient un état d’esprit blues. Le sud, c’est l’esclavage, les lois Jim Crow, les noirs qui se font lyncher… Toutes ces peines, toutes ces émotions, elles sont ancrées en nous. Elles l’étaient aussi dans le rap, surtout dans le rap sudiste, mais un jour les gens se sont mis à danser en claquant des doigts.

N : Et maintenant tout le monde est riche ! On est tous plein aux as, il y a de l’argent dans le ghetto ! Il n’y a plus de familles dans le ghetto, car aujourd’hui le ghetto c’est Beverly Hills !

D : Les gens se sont tellement accrochés au rêve d’une vie meilleure qu’ils ont fini par vivre dans un monde imaginaire et maintenant ils en sont prisonniers. C’est un monde où tout le monde a des grosses jantes sur sa bagnole, des dents en or, des énormes pitbulls, des gros bijoux… Le blues, ce n’était pas la vie de rêve, c’était la vie dans le réel. Tout ce qu’on essaie de faire, c’est de revenir à cette réalité.

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