Anthony Cheylan
Chef de projet pour le label Because, Anthony Cheylan a accompagné les carrières de Sefyu, Médine et Keny Arkana. Mais avant de devenir salarié du disque, il était rappeur dans le groupe État Major. Aux côtés de la même Keny Arkana. Situation curieuse ? Suffisamment pour qu’on veuille interroger en détail cet expert en marketing sur son parcours au micro, son apprentissage intense chez Because et les coulisses de ce fameux « rap game ».
Abcdr du Son : Avant de commencer, pourquoi as-tu accepté de faire cette interview ?
Anthony Cheylan : La veille d’Urban Peace, Médine finissait de mixer Arabian Panther et dans le studio, je me suis retrouvé avec Salsa de Din Records, Matteo – boss de Street Skillz, manager de Soprano et des Psy4 – et Le Pak, qui est directeur artistique. On a eu une très longue discussion jusqu’à 4 heures du matin, et la conclusion finale c’était : médiatisez vos parcours et vos jobs, il faut que les gens dans le rap sachent ce qu’il est possible de faire ! Il y a plein de gens passionnés par le rap et qui sont très intelligents. Comme je le dis souvent, on ne peut pas tous être des artistes. Un travail de manager, de producteur, de D.A., ça peut être tout aussi passionnant. Et surtout, tant que des gens issus de nos cultures ne prendront pas de postes à responsabilité, la culture hip-hop ne pourra pas avancer. Pour que les mentalités évoluent, il faut que des mecs issus du hip-hop soient en place chez les grandes marques. Dans les grands médias. Dans les institutions. Les agences de communication et de publicité, qui influencent énormément les mentalités. Parfois, ça ne tient qu’à une personne. Il faut que les mecs qui sont dans les cultures urbaines se professionnalisent et deviennent plus rigoureux, ou bien on ne sortira jamais du trou dans lequel la culture française nous a mis.
Je pense que ça commence par les chefs de projet. C’est une fonction importante sur laquelle il y a un déficit de communication. C’est important que des mecs sachent que ce genre de métier existe et qu’il y a un vrai besoin de candidats. On a besoin de mecs issus du rap, qui ont des idées et qui ont envie de pousser un peu les choses parce qu’en vrai, personne ne sait ce que fait un chef de projet, même la plupart des artistes ! En voyant des clips ou en écoutant des albums, tout le monde s’est déjà dit : « Putain, mais pourquoi il fait ci ou ça, pourquoi il a choisi ce titre comme single, c’est pas ça la tuerie de son album ! » Ou au contraire : « Merde, il a défoncé, ça tue ce qu’il a fait, les mecs qui ont fait ça sont trop forts. » Être chef de projet, c’est l’occasion de remédier à tout ça. Donc si cette interview peut contribuer à inciter des gens à développer de la musique et des business de qualité, je le fais avec plaisir, même si ça doit me griller dans la musique. [rires]
A : Quels ont été tes premiers contacts avec le rap ?
AC : Pour être sincère, mon premier contact, ça a été Benny B en 1989. J’avais l’album sur une cassette enregistrée. Deux autres trucs m’ont marqué : d’abord « Ring Ring Ring » de De La Soul qui m’a vraiment fait péter un câble. J’écoutais le morceau en boucle, j’étais fasciné. Et puis un jour, à treize ans, en allant gratter un jeu vidéo à un pote, sur le pas de sa porte, j’ai entendu Doggystyle qui tournait en fond sonore, et ça m’a fait complètement basculer.
A : Tu as grandi à Marseille même ?
AC : En fait, je viens de Port de Bouc, une petite ville paumée de 17 000 habitants, un peu ghetto, à cinquante bornes de Marseille, où tu n’as absolument rien. Le dimanche à 21h, j’essayais d’attraper le faible signal de Marseille pour capter les émissions spé à la radio, et j’y descendais une fois par mois pour attraper des skeuds. Au lycée, il fallait deviner qui étaient les mecs qui écoutaient du rap. On se prêtait les cassettes, mais on n’avait aucun moyen d’information. On allait au bureau de presse près de chez nous et on volait tous les magazines : RER, Radikal… D’ailleurs, bizarrement, j’ai d’abord connu le rap par la presse. Je lisais les chroniques en me disant « Ha putain, ça a l’air bien, la prochaine fois que je vais à Marseille, j’essaie de le trouver. » C’est comme ça que je me bricolais une culture.
Petits marseillais que nous étions, Ombre est lumière et Métèque et Mat nous avaient flingués. C’était IAM à fond, on détestait NTM par principe. [rires] En 1997 arrive L’École du Micro d’Argent. Moi, j’ai 17 piges, j’arrive à Marseille pour faire mes études au moment où la FF sort, et j’ai presque l’impression d’être à New York en 1984 : il se passe un truc avec le rap en France, Ärsenik explose, IAM vend un million avec L’École… Je me dis « Ça y est, c’est parti, je suis à Marseille, c’est là que ça se passe ! » Je claque tout pour me payer des cassettes, je vais à tous les concerts, je kiffe. Tout le monde y croit.
A : Tu écrivais déjà à cette époque ?
AC : J’écrivais des textes en cachette. Tout le temps. Depuis toujours d’ailleurs : avant que ce soit le rap, c’était d’autres trucs…
A : Des chansons ?
AC : Non, des conneries, genre journal intime… Non, pas un journal intime, dis pas ça ! [rires] Mais tu sais, t’as envie d’écrire des trucs, des histoires, des conneries sur ce que tes proches font, ta famille… J’avais notamment des proches qui étaient dans des histoires pas très légales, j’entendais leurs histoires, et le soir je notais tout ça. Je ne sais pas si on peut qualifier ça de journal intime, mais j’aimais l’écriture.
Un jour, à Marseille, je vois une annonce à propos d’une initiative lancée par la Friche de la Belle de Mai. La Friche, c’est une salle de concert et un pôle de création, très structuré, organisé par la ville de Marseille. Ils organisaient un festival, Logique Hip Hop, et à chaque édition ils profitaient de la présence de rappeurs pour faire des ateliers d’écriture, chose complètement nouvelle à l’époque. Il y avait eu Squat, Fabe, Solaar… Ils voulaient rendre l’événement plus régulier : tous les mercredis et samedis, le rappeur Namor allait animer des ateliers. L’annonce disait genre : Appel à candidature, vous savez rapper ou pas, peu importe, envoyez des textes, ceux qui seront sélectionnés pourront venir gratuitement. Moi, je n’avais jamais vraiment rappé, à part chez moi, je ne savais même pas ce qu’était une mesure, mais je tente quand même le coup, rien à foutre. Et je suis sélectionné.
A la Friche, on se retrouve à cinq ou six, à bien délirer ensemble, et on finit par former une espèce de collectif : Mars Patrie. Avec, dans le lot, une fille qui s’appelle Keny – tout court, pas encore Arkana. Je propose à mon meilleur pote Truk de rejoindre le collectif en tant que DJ, je ramène aussi mon frère Vodaica et deux autres potes breakers. L’un d’entre eux est d’ailleurs Rod Fanni, l’actuel arrière droit de l’équipe de France et du Stade Rennais… En tout, on est treize : huit MC’s, deux DJ’s et trois danseurs.
A : Tu avais une idée de ce que ce collectif pouvait accomplir ?
AC : Notre idée, c’était d’être le premier groupe marseillais à travailler régulièrement en dehors de la ville, et avec des parisiens… On était super fiers de la scène marseillaise, mais on avait un peu l’impression qu’IAM avait maqué le rap marseillais, qu’il fallait à tout prix faire partie du Côté Obscur pour exister. Malgré l’expérience Sad Hill, le rap marseillais à l’époque était un peu consanguin. Nous, on voulait faire les choses autrement.
Après deux ans d’études à Marseille, je passe un concours et je suis accepté dans une école à Paris. En bon marseillais de base, je suis déchiré de partir : « Putain non, je veux rester à Marseille, je vais faire ma vie dans le rap ! » On se concerte dans le crew, et je pars donc à Paris en éclaireur. [rires] Le jour de la rentrée des classes, je tombe sur un mec qui s’appelle Alexis. Il vient me parler car je suis le seul mec qui porte un survêt’ retroussé et un T-shirt Triiad – le comble de l’élégance à l’époque. [rires] Toujours ce truc de repérer les mecs qui écoutent du rap… Alexis est DJ dans son temps libre, et veut me faire découvrir des trucs : « Quoi, tu connais pas ATK ? T’es une merde ! » Il me fait écouter, j’aime bien. Et comme je suis marseillais, il me parle alors d’une compil’ qui vient de sortir, La face cachée de Mars, avec une fille qui rappe dessus et qui tue, d’après lui. C’est Keny. Alors moi, jeune et arrogant : « Ha ouais, t’aimes bien ? Ben vas-y, dis-lui directement, espèce de groupie ». J’appelle Keny et je lui passe le mec. [il prend un accent marseillais à couper au couteau] « Ouaieung, qui c’est ? ». Il lui dit qu’elle déchire. Keny, elle, n’en revient pas que la compil’ soit sortie à Paris et que des gens aient pu l’écouter et kiffer. Suite à ça, Alexis et moi sommes devenus ultra potes.
« Il faut que les mecs qui sont dans les cultures urbaines se professionnalisent, ou bien on ne sortira jamais du trou dans lequel la culture française nous a mis. »
A : Quel était le rôle d’Alexis dans le groupe ?
AC : Au départ, lui et moi sommes managers. A ce moment-là, Rost sort Section Est 1. Sur le CD, il y a un concours : tu enregistres huit mesures, tu les envoies et le meilleur gagne le droit de poser sur Section Est 2 avec X-Men, ATK, tout ça… Donc on le fait : je pose mes huit mesures, on envoie… Et Rost me rappelle. On commence à se dire qu’il y a des opportunités : Keny a fait la compil’ et des mecs à Paris l’ont entendu, moi je fais Section Est 2 avec des blases respectés… Il faut qu’on fasse ça sérieusement, et comme le nom « Mars Patrie » pue un peu la merde, il faut aussi qu’on trouve un blase [rires]. Après moult délibérations, on choisit le nom « Etat Major ». D’ailleurs Rost avait été super cool, il avait mis notre nom de manière lisible sur la pochette et les stickers.
A : Tu avais un morceau solo sur « Section Est 2 » ?
AC : Non, j’avais huit mesures. J’ai galéré quatre heures pour les poser en studio !
A : Tu te rappelles de ce que tu avais rappé ?
AC : Oui… Euh, non [rires]. Je crois qu’il y avait une punchline sur Roland Garros. A Marseille, j’apprenais à rapper, mais je faisais ça n’importe comment. Je voulais rapper vite parce que j’aimais bien Twista, mais on ne comprenait rien à ce que je disais ! La loose. Donc je me retrouve en studio, sans même savoir ce qu’est un multipiste. A l’époque c’était encore des studios avec bande : tu fais des prises, et si c’est pas bon, on rembobine. Et là on me parle de « backs ». Moi : « Comment ça, des backs ? C’est quoi ? ». Je me souviens, à l’époque où 2Bal 2 Neg avait sorti leur album – qui m’avait traumatisé –, quand G-Kill rappait, derrière j’entendais qu’il faisait des bruits, des « iiiiiiii ! » ou « grrrrr ». Je me disais : « Mais comment il fait pour faire tous ces trucs en même temps ? Il a trois voix ? » [rires].
A : Étant sur Paris, comment tu te débrouillais avec le reste du groupe qui se trouvait à Marseille ?
AC : Pfff, c’était le bordel. Je rentrais à Marseille quand je pouvais. Sinon c’était le téléphone : comme c’était l’époque des premiers forfaits Millenium, on s’appelait de 21h jusqu’à minuit. En vrai, je ne sais même pas comment on faisait. A Paris, avec Alexis, à notre école, on s’est mis à fond dans le son : on a repris un projet avorté de radio pour en faire une radio web. C’était un gros prétexte pour squatter les studios, car il y avait des micros Shure. Je me rappelle que le groupe était monté pendant un week-end, on s’était dit « Venez, on se fait une mixtape à nous ». Alexis avait passé des vinyles pendant deux heures, et nous on se faisait passer les deux micros : l’un faisait les backs, l’autre rappait, et quand on faisait des pass-pass, on se filait les micros, c’était des vrais pass-pass ! J’ai encore la cassette… On a commencé à faire des concerts plus sérieusement à Marseille, poser sur des mixtapes, des compiles, chercher des beatmakers… Mais à treize, avec tous des points de vue différents, c’était quasi impossible de s’accorder sur un thème ou un instru.
A : A quel moment intervient Internet dans l’histoire du groupe ?
AC : En 2000. On est étudiants dans une école super high tech, avec la plus grosse connexion web de France. Napster apparaît, tu peux te faire une vraie culture musicale : les 200 skeuds que t’avais noté dans ton carnet en te disant « le jour où je serai riche, je les achèterai », tu peux maintenant les télécharger le soir et le lendemain tu les as tous. A ce moment-là, les premiers webzines apparaissent, on peut chatter sur IRC, sur Caramail, lehiphop.com… Nous, on est à fond sur les forums et on se dit « Ouais, on va être le premier groupe à avoir un site Internet en flash ! ». Alexis s’y met pendant trois mois et nous fait un site d’enculé. En parallèle, je rencontre Juvenil sur le net. On est tous les deux fans d’Original Bombattak (dont il est proche) et il devient vite un très bon pote. Il fait une mixtape, « Coup 2 Poker », on pose dessus. On découvre Nakk, Les 10, il fait venir Tonton Mark de Bombattak, qui trouve que j’ai un style à chier [rires], mais dit « La petite, elle est pas mauvaise ». Mark me propose de passer chez lui pour discuter de rap et parler technique, il me fait décortiquer les caisses claires, les mesures, la technique des Biggie, Nas, AZ dont j’essayais tant bien que mal de pomper le flow. Je progresse.
De là, on décide de faire un maxi en 2003. Les seuls qui restent assez motivés – parce que ça demande énormément de travail, de temps et d’argent – c’est Keny, Truk aux platines, Alexis le manager, Kao et moi. Le maxi, entièrement produit par CHI, sort. Ce sera un succès… d’estime [rires].
A : Des opportunités se présentaient ?
AC : Les radios spés jouaient un peu le maxi, notamment Fléau qui matraquait notre morceau sur RCT à Lyon, les Psy4 qui faisaient pareil dans leur émission radio à Marseille, on nous proposait des compils, des festivals nous invitaient. Moi, je commençais à y croire : on passait des journées entières à répéter, on n’était pas mauvais sur scène et on avait des morceaux patates. Avec Alexis, on s’était en « mode Wu-Tang » [rires]. Comme on aimait trop le rap, on voulait faire un plan sur plusieurs années, entrer chacun dans une maison de disques différente, et on faire des trucs en retournant le système de l’intérieur ! On était jeunes, quoi.
Alexis est devenu stagiaire chez Sony Music, puis chef de projet sur la FF et le 113. Moi, grâce à ma spécialisation en marketing des nouvelles technologies, j’ai été embauché chez Sony Electronics, au marketing des produits high-tech, mais j’avais toujours dans la tête l’idée de travailler dans la musique. Quand le maxi est sorti, mes journées, c’était genre : je bosse en costume chez Sony jusqu’à 18h, et quand je sors du taf, je rejoins l’équipe dans une voiture pour aller faire de la promo dans une radio associative aux Mureaux. Alexis démarchait, on recevait des coups de fil, des éditeurs étaient intéressés… Puis un jour où Sad Hill nous propose une première partie, Keny nous dit « On peut plus continuer le groupe comme ça, nos délires sont trop différents ». Elle commençait à avoir cette conscience « sociale ». Elle avait toujours eu la rage – sans jeu de mots – mais c’était une rage qui n’était ni canalisée, ni structurée. C’était une rage brute contre le système. Je me rappelle, dès que je disais « On s’en bat les couilles » dans un morceau, elle était à fond, « Ouais c’est bien ça, c’est bien !! ». Je disais « On nique tout », même chose [rires] !
Le mouvement altermondialiste avait commencé à se faire connaître, des mecs en ont parlé sur Marseille, et elle s’est vachement reconnue dans ce truc-là. Partant de là, on avait des perspectives différentes. Moi, je ne me sentais pas l’âme d’un mec qui a des trucs incroyables à dire pour changer la vie des gens. C’était une situation affreuse car Keny a demandé à partir pile au moment où le travail portait ses fruits et que des gens commençaient à vouloir faire des choses avec nous. On a convenu de s’engager sur trois derniers concerts. Tu fais ton dernier concert en sachant que c’est mort. Quand la dernière instru sera finie, il n’y aura plus de groupe. Je me rappelle, c’était désastreux : un championnat de France de kickboxing dans un gymnase, acoustique pourrie, on chantait à 100 mètres des gens… Franchement, j’avais envie de chialer.
A : Que s’est-il passé suite au départ de Keny Arkana ?
AC : Alexis a continué de s’occuper d’elle. Moi, ça m’a mis un coup. Comme je te disais, je ne me voyais pas rapper en solo, poser mes couilles sur scène. Je n’avais pas assez confiance en moi, je n’avais pas de trucs particuliers à raconter, je ne ressentais pas un besoin viscéral au fond de moi. Les mecs que je kiffais à l’époque, c’était des lyricistes avec un univers et un gros vécu personnel comme Oxmo, Nas ou Akhenaton. Et moi, à part faire des jeux de mots et des punchlines… Donc j’étais un peu deg’. Chez Sony Music, Alexis a entendu parler de gens qui cherchaient des textes. Je me suis retrouvé à faire du ghostwriting pour divers trucs… De rencontres en rencontres, j’ai fait plein de maquettes pour des artistes et des éditeurs, du Rn’B et de la variét’, des cainris même. Côté travail, je me suis occupé successivement du lancement marketing des premiers baladeurs MP3 à disque dur et de la Hi-fi chez Sony. Je me battais, j’ai été le premier mec à faire une opé de street marketing pour Sony Electronics, le premier à faire un placement de produit dans un clip – avec La Fouine. J’ai essayé de faire des trucs mais j’étais jeune, l’organisation de l’entreprise était complexe et je me retrouvais frustré dans mon taf car c’était quasi impossible de mettre en application des idées un peu originales. C’est là que j’ai appris qu’un label appelé Because était en train de se créer. Un label qui voulait notamment signer de jeunes artistes de rap.
« Keny avait une rage brute contre le système. Dès que je disais « On s’en bat les couilles » dans un morceau, elle était à fond : « Ouais c’est bien ça, c’est bien ! » »
A : Qui est à l’origine de Because ?
AC : Emmanuel de Buretel. A l’époque, il était PDG de EMI Europe et numéro 3 de EMI Monde, qui est l’une des quatre plus grosses majors du disque. Pour faire court, c’est lui qui a fait la compilation « Rapattitude ». Je connais pas tout en détail, mais la légende dit qu’en 1984, il était à New York avec Laurence Touitou [NDR : future productrice de l’émission « Hip-Hop » sur TF1] et Bernard Zekri, journaliste à Aktuel qui deviendra rédacteur en chef de i-Télé. Ensemble, ils ont rencontré toute la scène artistique de l’époque, et ils sont revenus en se disant « Putain, il faut faire quelque chose avec le rap ». Emmanuel de Buretel va donc faire les premières signatures de rap, militer pour que les rappeurs soient inscrits à la SACEM, car à l’époque ils n’étaient pas considérés comme des auteurs… C’est aussi lui qui va découvrir IAM et Doc Gynéco, et créer un label inspiré de son nom : Delabel. Il a notamment signé Daft Punk, Manu Chao, les Rita Mitsouko… En gros : les seuls artistes français qui s’exportent. C’est un mec qui a le sens du « cool », doublé d’une culture musicale et un sens de la direction artistique incroyable. Il faut d’ailleurs savoir que dans certains contrats que De Buretel avait signés chez EMI, il avait instauré la « Key Man Clause », la clause de l’homme clé. Ça veut dire que certains artistes étaient signés chez EMI parce qu’Emmanuel de Buretel était en poste. Exemple : si je m’appelle Manu Chao, ma présence chez EMI est conditionnée à la présence d’Emmanuel de Buretel. Donc quand il se barre, je peux me barrer avec lui.
De Buretel quitte EMI en 2004 et veut donc créer un label/structure indépendant, qui serait aux années 2000 ce que Delabel était aux années 90, mais en intégrant pour la première fois le fameux modèle « 360 degrés » : une structure commando, qui gèrerait toutes les sources de revenus artistiques : production physique et digitale, édition, tournées, merchandising, partenariats marketing… Il monte un pôle « Musiques Urbaines » au sein de Because. La majorité de l’équipe historique d’Hostile, le label rap d’EMI, le suit : Nathalie Canguilhem, ex-directrice adjointe, le rejoint pour superviser le pôle urbain et l’image de Because ; Karim, attaché de presse, s’occupe de la promo du rap ; Stéphane, cofondateur de Première Classe, responsable marketing et directeur artistique d’Hostile, prend les mêmes fonctions chez Because. C’est le Hostile de la grande époque, l’équipe qui a notamment fait les premiers gros succès de Rohff et Diam’s.
Bref, De Buretel part avec la dream team des executives du rap français, mais ils cherchent quelqu’un pour le travail au day-to-day avec les artistes. Comme Alexis est en train de démarcher Because pour faire signer Keny, De Buretel lui propose le poste. Alexis refuse mais dit « Je connais un mec qui pourrait vous intéresser, mais par contre, il n’a aucune expérience en maison de disques ». C’est comme ça que je me suis retrouvé à passer des entretiens là-bas, dont un avec de Buretel qui a été assez mythique [sourire].
A : Raconte !
AC : Son assistant m’avait donné rendez-vous dans un café. Il m’avait prévenu que j’aurais vingt minutes à la fin de l’un de ses rendez-vous pour lui parler. J’arrive avec mon petit CV, j’attends trois-quarts d’heure assis à côté du mec, alors qu’il parle avec le patron d’Europe 1. A la fin de son rendez-vous, Emmanuel de Buretel ne me dit même pas bonjour et ne me serre pas la main. Il me dit juste : « Vous serez mieux en face ».
Je m’assois donc face à lui, il prend mon CV, observe mon cursus et fait ses commentaires : « Mais c’est quoi cette école de merde ? Ce truc-là, c’est nul, c’est toi qui a fait ça ? ». Il me demande ensuite ce que j’écoute en ce moment. Je lui réponds Kanye West – c’était juste après la sortie de « Late Registration ». « Kanye West… Qui a réalisé ses clips ? Tu les trouves bien réalisés ? Ça coûte combien un clip de Kanye West ? D’après toi, il vend combien en France ? Les singles, ils sont joués sur quelles radios ? C’est quoi les singles ? T’es d’accord avec ces choix de singles ? Tu jouerais quel titre toi ? Avec quelles marques il a des partenariats ? » Puis il enchaîne : « Maintenant je te pose une question : Kanye West est un artiste américain. Donc il ne vient pas en France. Tu n’as pas de disponibilités pour des interviews, ni rien. Comment tu fais pour organiser le lancement de l’album sans lui ? ». Après que je lui aie répondu, il finit par me dire « Écoute, ton CV il est trop pourri, le mieux c’est que je te le rende. Là, je vais aller pisser. En général, il me faut 5/6 minutes. En ce moment, j’ai envie de signer un artiste qui s’appelle Sefyu. Je veux qu’à mon retour, sur le verso de ton CV, tu m’aies écrit un plan marketing pour le lancement de son album et je veux que dans ce plan marketing, il y ait au moins trois bonnes idées. Et quand je dis idées, ça veut dire « idées originales ». A tout de suite. »
A : A cet instant là, tu es dans quel état d’esprit ?
AC : Je rigole ! Je n’ai rien à perdre, ça me fait kiffer. J’avais eu un premier entretien avec Nathalie Canguilhem qui s’était bien passé. Là je me retrouve avec de Buretel qui est un peu « The Man ». Pour moi, le simple fait de rencontrer le mec et d’avoir un échange avec lui, je me dis qu’au pire ça me fera une anecdote marrante à raconter à mes potes.
A : Que se passe-t-il ensuite ?
AC : Je lui ai présenté un plan marketing et des idées pour Sefyu, il m’a posé encore plein de questions sur le coût des déplacements en tournée, le tarif des hôtels, des trucs impossibles. Et puis il est parti. Là-dessus, Stéphane m’a donné rendez-vous trois jours plus tard sur le clip du Noyau Dur. « Passe sur le tournage, réfléchis à un plan marketing sur Sefyu et on en parle ». Trois jours passent, je me pointe sur le tournage… Stéphane m’interroge sur le plan marketing, je lui réponds « Franchement, j’ai rien à te proposer. J’ai réfléchi à des trucs mais c’est de la connerie : tant que j’ai pas écouté l’album, ni rencontré l’artiste pour savoir ce qu’il veut faire et comment il veut véhiculer sa musique, je ne peux pas avoir d’idées intéressantes ». Il m’a dit : « C’est une bonne réponse ».
A : Tu connaissais le personnage de Buretel au moment de postuler chez Because ?
AC : On m’en avait parlé vite fait ! Digression : un jour, alors qu’il ne l’a pas encore signée, il invite Keny Arkana à un barbecue chez lui. Elle se pointe, un peu perturbée de se retrouver avec des gens comme le manager de Radiohead. Elle dit à de Buretel : « Je suis une casse-couilles, je ne veux pas faire de télé, ni de radio, quel est ton intérêt à me signer ? ». Il lui a répondu : « Écoute, aujourd’hui, je suis plusieurs fois millionnaires en euro, je fais ce que je veux, j’ai plus rien à prouver, je fais juste ça parce que ça me fait kiffer ». Voilà son délire.
« En six mois chez Because, j’ai plus appris qu’en quatre ans chez Sony. T’es lâché dans la forêt avec des loups autour de toi et tu dois faire en sorte de pas te faire bouffer ! »
A : Quelle relation as-tu eu par la suite avec lui ?
AC : On n’a pas de relation avec de Buretel ! Une fois, il m’a sorti une phrase qui m’a beaucoup marqué : « La gentillesse est un luxe que je n’ai pas le temps d’avoir ». Ça te cerne direct le mec [rires] ! Une autre fois, il m’a dit : « Ça me fait chier de te payer un salaire, parce qu’en vrai, c’est toi qui devrais me payer. Tu ne te rends pas compte, mais en travaillant avec moi, tu acquiers une formation inestimable, c’est comme si tu faisais un MBA. Et quand tu repartiras, tu pourras revendre cette expérience au prix fort. En réalité, tu te fais de la thune sur mon dos. »
A : Je te sens fasciné par le personnage…
AC : « Fasciné », c’est un grand mot, mais c’est quelqu’un d’extrêmement intéressant, et auprès duquel effectivement on apprend beaucoup, et moi, mon kif, c’est d’apprendre des trucs. Je m’amuse, j’ai des opportunités, je les prends, c’est cool. Autant chez Because, c’est très dur, autant t’as la chance de rencontrer des gens brillants, à tous les niveaux. Et ça, ça te fait vraiment progresser et ça change ta perception sur plein de trucs. A un moment, d’autres maisons de disques m’ont contacté pour me débaucher, j’ai fait des entretiens, mais je n’ai pas donné suite parce que je ne ressentais pas cette ultra-stimulation, cet esprit « crève la dalle » / « on va te pousser hors de tes limites » qui était la base de Because. Même si parfois j’avais presque envie de craquer le soir en rentrant, au moins je progressais et j’apprenais. Il nous a parfois sorti des trucs façon jeu d’échecs, à quarante coups d’avance. Des trucs que tu ne comprends pas sur le coup, mais que tu réalises deux mois plus tard. Comme dans la série « The West Wing » : je vais donner ça à untel, pour que derrière ça crée cette réaction-là, et qu’ensuite ça fasse ça… Un livre que je vous recommande absolument, c’est les « 48 laws of power ». 50 Cent en parle tout le temps. C’est ultra-ludique à lire. Je l’ai lu au moment où j’ai quitté Because, et ça m’a donné une grille de lecture de ouf. J’ai reconnu toutes les stratégies, tous les comportements… Je vous le conseille vraiment, par contre je vous préviens : ça va brûler une partie de votre âme. Vraiment !
A : Because a brûlé une partie de ton âme aussi ?
AC : [rires] Ça m’a beaucoup fait mûrir. C’était extrêmement formateur : en six mois chez Because, j’ai plus appris qu’en quatre ans chez Sony. T’es aux abois, en mode survie. T’es lâché dans la forêt avec des loups autour de toi et tu dois faire en sorte de pas te faire bouffer ! Tu as une méga-pression. Tu travailles dans un milieu artistique, donc basé sur l’égo. Avant, je travaillais avec des japonais en costard. Tout était sous-entendu, très policé, très lisse. Et là, tu arrives dans un truc où les gens peuvent s’insulter, se hurler dessus. Rien n’est rationnel, tout est passionnel. Je ne savais pas gérer ça au début. T’arrives, tu as envie de t’imposer mais tu parles à des mecs qui sont des méga-pointures. A l’époque où j’étais à l’école primaire, De Buretel faisait Rapattitude, quand j’étais à Marseille, Stéphane avait fait « Première Classe », Nathalie avait fait les clips d’IAM que je kiffais… Toi t’es là, tu te dis « Bon, si je contredis leurs arguments, est-ce que je suis pas un con ? ». Comment faire pour s’affirmer, au niveau zéro, face à des mecs qui sont peut-être les plus grandes pointures du genre, en France ? Mon éducation personnelle faisant qu’en plus, je suis hyper humble et hyper respectueux en face des gens…
A : Quand tu commences, tu travailles sur quel projet ?
AC : Je dois faire le lancement de « Qui suis-je ? » de Sefyu, et je récupère le Noyau Dur au moment où le projet est en perte de vitesse. Deux mois après mon arrivée, on me demande de faire une réunion avec tous ces anciens mecs du Secteur Ä pour leur annoncer que Because risque d’arrêter l’exploitation de l’album. Moi, je suis un petit eurasien, sans aucune légitimité dans le game et on me dit « Vas-y, maintenant c’est toi le chef de projet ». A ce niveau, l’école Because, c’est « Pour t’apprendre à nager, on va te jeter au milieu de la mer, et tu vas essayer de regagner la rive ».
A : Tu parles de toi en tant qu’eurasien. Quel impact ça a ?
AC : Dans ma tête, ça compte, car je me demande quelle perception les mecs vont avoir de moi. La plupart savent vaguement qu’avant d’être là, je faisais du marketing high tech, bref aucun rapport avec le rap game. Avec Noyau Dur, tu te retrouves avec quinze grands renois de trente piges en face de toi. La première ligne de la bio du Noyau Dur disait : « Le Noyau Dur représente plus d’un million d’albums vendus ». Et toi, tu te retrouves face à eux pour leur expliquer quelque chose sur la musique, alors que t’as quasiment grandi en les écoutant. J’ai 6, 7 ans de moins qu’eux, je viens d’un bled paumé à côté de Marseille, je ne dis pas que je rappais avant parce que c’est trop la honte, et j’ai Lino en face de moi qui me dit « Wesh, Pascal Obispo, bien ? ». Moi, je suis censé dire très politiquement « Bon les gars, c’était sympa Noyau Dur, mais là on va devoir tout couper avant d’être dans le rouge ». On avait fait tout le travail de terrain, de promo presse et TV, on avait envoyé le single aux radios, mais les radios n’en voulaient pas. Or la réussite d’un projet comme celui-ci passait nécessairement par elles.
A : A ton arrivée, le projet en était à quel stade ?
AC : Je suis arrivé à la fin de l’exploitation du premier single, au moment où le clip se tournait. Vu que je devais tout apprendre très vite, j’ai été une sorte d’assistant. En gros, t’arrives, on te dit « Le prochain single, c’est ça, va voir avec les mecs de l’image, faut qu’ils te fassent une pochette avec un logo, fabrique 500 exemplaires promo, vois avec les attachés de presse pour qu’ils les envoient à toutes les radios blacklist, demande leur d’organiser des rendez-vous pour savoir si les radios aiment bien, ils ont un concert à l’Elysée Montmartre donc booke des pages de pub dans les magazines, fais faire des affiches, appelle les agences de street-marketing, cale les répétitions, cale le stylisme, fais venir les taxis, accompagne les artistes aux répétitions – ha putain ils ont rien à manger donc il faut que t’achètes à bouffer pour dix lascars, et fais l’avance avec ta thune… » Bref, c’est un peu tout et n’importe quoi.
A : Comment définirais-tu le métier de chef de projet ?
AC : Après qu’un artiste ait signé un contrat, il enregistre son album, avec l’aide – ou pas – des gens de l’artistique. Une fois l’enregistrement fini, on remet les bandes au marketing, et c’est là que le taf du chef de projet commence. On m’a expliqué le job en me disant que, dans l’absolu, on doit pouvoir donner au chef de projet un simple CD-R avec tous les morceaux d’un album à l’intérieur, et le chef de projet doit imaginer tout ce qu’il y a autour : « Voilà l’album, à vous de faire le lancement ». Il faut alors définir une stratégie : à quoi correspond cet album par rapport à l’image que je me fais de l’artiste ? Par rapport à l’image que les gens se font de lui ? Par rapport au buzz qu’il a maintenant ? Tu te dis, bon, sur une échelle de 0 à 20, j’estime que son buzz est à un échelon X à l’heure actuelle. Pour sortir l’album dans des conditions optimales, il faut que le buzz soit à 14, et pendant deux ans je vais essayer de le faire monter jusqu’à 16 ou 17/20. Tu écris donc une stratégie : Quelles choses va-t-on raconter pour donner envie aux gens d’écouter cet album ? Combien de temps ça va prendre ? Où et comment va-t-on communiquer ? Quels sont les singles potentiels, et dans quel ordre on doit les envoyer ? Est-ce qu’on doit un street-CD avant ? Un best-of ? Faire des featurings ? Sortir un maxi tout de suite ? Le faire tourner pendant un an ? Tu établis donc un rétro planning avec une date butoir de sortie d’album, avec tout ce qui se passe avant : des singles, des maxis, des tournées, des featurings, des vidéos sur le web, tout.
En fait, on imagine une espèce de montée en puissance qui doit culminer à la sortie de l’album, et ensuite on essaie de maintenir le plus longtemps possible la pression, et de passer les paliers supérieurs. Le chef de projet n’est pas seul : avec l’artiste, le manager et toutes les équipes, il doit tout coordonner, dans un timing idéal. L’essentiel, dans la musique, c’est le timing, le « phasing » : que tout s’enchaîne dans le meilleur rythme possible.
Pour faire simple, le chef de projet, c’est aussi un peu l’équivalent du manager, mais du côté de la maison de disques. Le manager travaille à l’expansion de la carrière d’un artiste en défendant leurs intérêts communs. Le chef de projet fait la même chose, mais en défendant aussi les intérêts de la maison de disques. Donc, tu as une même direction : faire aller l’artiste le plus loin et/ou le plus haut possible, mais tu as parfois des intérêts divergents. Par exemple : le manager va vouloir mettre 200 000 euros sur un clip parce que les mecs du quartier kiffent tel ou tel morceau. Le chef de projet, lui, va peut-être avoir une opinion différente, car il est le premier à avoir la responsabilité des chiffres. Il doit faire en sorte que le projet soit rentable : développer la meilleure carrière possible pour l’artiste et gagner de la thune – chacun choisissant la priorité qu’il accorde à l’un ou l’autre.
A : Le choix des singles, c’est une responsabilité qui t’incombe ?
AC : C’est une décision collégiale. Évidemment, l’artiste et le manager sont les premiers concernés, avec le marketing. Mais on peut choisir un single à mettre en avant, et les attachés de presse, les gens de la promo, peuvent répondre « Vous êtes fous, ce sera impossible de le rentrer en radio ». Mais on tente, on fait le forcing. Tu coordonnes tout ça, tu écris les objectifs de ventes espérés sur l’album et les singles, tu vas voir les mecs du commercial pour ajuster tes prévisions… Tu es censé motiver tout le monde sur le projet et tu tiens le planning de l’artiste au jour le jour. Dans l’absolu, si quelqu’un vient te poser n’importe quelle question sur l’artiste, tu dois pouvoir lui répondre : où il se trouve maintenant, avec qui il veut faire un featuring dans six mois, avec quel organisme tu le verrais bien associer son image. Tu es le point de convergence du projet, en relation quotidienne et constante avec l’artiste et le manager.
A : Parle-t-on de chef de produit ou de chef de projet ?
AC : Bonne question, parce que l’appellation change selon les maisons de disques. Personnellement, je préfère le terme « chef de projet ». Je considère que tu accompagnes un projet artistique, tu accompagnes un mec pendant une période de sa carrière… Un produit, c’est inanimé, ce n’est pas ça qui m’intéresse. Un projet, c’est humain et personnel.
A : Comment s’intègre le chef de projet au fonctionnement d’une maison de disques ?
AC : En fonction des maisons de disques, tu as plusieurs départements : la promo d’abord, qui va appeler tous les médias pour essayer de donner de la visibilité à l’artistique. Un département commercial, ensuite, qui gère toute la fabrication et, surtout, la relation avec les distributeurs et les usines. Chez Because, et dans quelques labels, tu as aussi un département Image qui supervise les séances photo, les tournages des clips, les sites web, etc. Et enfin, un département marketing – auquel appartient le chef de projet – qui supervise tout ça. C’est-à-dire que toute la pression du résultat va être sur lui.
Et évidemment, il y a le département artistique. Chez Because, les gens de l’artistique sont intégrés au marketing. Prenons un exemple : un rappeur a fait 2/3 mixtapes, il a fait tourner ses morceaux sur le net, il nous intéresse donc, très vite, on le signe. Au moment où il signe, le label le prend en main. Le premier travail est donc artistique : le rappeur va aller en studio avec ses idées, ses beatmakers et son équipe. Le département artistique va le conseiller, libre à l’artiste d’accepter ou pas ces retours. Chez Because, l’artistique n’est pas intrusif, la discussion est ouverte. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de gros problème artistique avec des artistes.
A : Ton appréciation personnelle de la musique des artistes que tu défends au sein du label entre-t-elle en compte ?
AC : Non. Tu dois savoir être détaché, garder la tête froide et rester le plus objectif possible. Après, ton appréciation rentre en ligne de compte pour le choix d’un single : est-ce que le choix de tel morceau lui fait faire un pas de plus vers l’objectif ultime où je dois l’amener ? Pour Sefyu, quand on fait ‘Senegal-Ruskov’, ‘Noir et blanc’ et ‘Molotov 4’, même si tu peux avoir l’impression qu’on prend des chemins de traverse, au final il y a une espèce de grande ligne droite tendue qui amène Sefyu vers un point précis. Ton rôle, c’est ça : avoir une vision pour l’artiste, rester sur cette ligne directrice, et faire en sorte que tes choix correspondent à cette vision. Tu peux préférer personnellement un morceau, mais tu dis non, car un autre morceau correspondra plus au besoin stratégique pour l’artiste. Après, quand tes goûts et l’idée que tu as sont en alignement, comme sur ‘Molotov 4’, tu kiffes !
A : Selon toi, quelles sont les qualités essentielles pour réussir à ce poste-là ?
AC : Faut être franc : au début, j’ai eu énormément de mal parce que ce sont des choses qui ne s’apprennent pas à l’école. Il faut une grande capacité d’écoute, avoir des idées, de la psychologie, de la persuasion, beaucoup de rigueur, beaucoup d’organisation, savoir être très disponible… Et n’avoir aucun égo [rires] ! C’est l’un des premiers trucs qu’on m’a dit : « si t’as trop d’égo, tu vas pas y arriver ».
A : Pourquoi ? Parce que l’artiste prime sur tout ?
AC : Non, c’est qu’il faut arriver à prendre du recul sur plein de choses, et avec de l’égo, ça devient trop compliqué. Il faut une grande capacité de détachement, tout en étant très impliqué. Comme rien n’est rationnel dans la musique, il n’y a aucune vérité absolue. Et puis, c’est un travail très dur : tu dois être disponible non-stop, ta vie personnelle passe au second plan. Tous les jours tu reçois des coups de fil après minuit, tu dois pouvoir accompagner les artistes sur des concerts, des tournages, des interviews, à des horaires de dingues, les week-ends, jours fériés… Même si ça incombe aussi à d’autres personnes, c’est important que tu sois présent et au courant de tout. Par exemple : aller sur un tournage de clips, et dire « Attention, là vous lui avez mis un pull chelou, par rapport à son image, ça va être bizarre ». Il faut être curieux de tout, avoir un peu de sensibilité en image et en artistique. Tu es en contact avec tout le monde, c’est d’ailleurs ça qui est super intéressant dans le job.
A : Est-ce qu’une intimité se crée entre l’artiste et toi ?
AC : Oui. Tu deviens le psy, la nounou, le coach, l’assistant, le comptable…
A : Et l’ami aussi ?
AC : Il faut demander aux artistes avec qui j’ai bossé. Mais je pense qu’en effet ça crée pas mal de liens. Tu traverses beaucoup de trucs, des moments forts, d’autres très durs, tu formes une vraie équipe. Hormis Keny que je connaissais d’avant, je me suis par exemple retrouvé à dîner chez la grand-mère de Perle Lama en Martinique ; c’était super cool et émouvant, elle m’a présenté à toute sa famille. James Deano et son crew, ce sont des potes maintenant. Avec Sefyu et tous les mecs du G8, on s’appelle et on se voit régulièrement, et Médine et Salsa de Din records sont même venus faire la prière chez moi il y a pas très longtemps [rires].
A : Ta relation avec Keny Arkana est quand même particulière : c’est une amie à toi qui rejoint Because au moment où tu es embauché… C’est vrai que tu l’as même accompagnée à son rendez-vous pour signer son contrat avec Emmanuel de Buretel ?
AC : [il sourit] Ouais, ouais… En fait, c’est une longue histoire… une histoire emotional [rires]. En fait, au moment où Because a voulu signer Keny, elle s’est retrouvée sans manager. Un peu déboussolée, donc. Comme tout jeune artiste indé qui signe en maison de disques, elle ne savait pas trop à quoi s’attendre. Avec le discours qu’elle développait, elle avait peur de vendre son âme au diable. Quand Because lui a fait cette proposition, elle est montée une semaine à Paris pour négocier son contrat, et elle squattait chez moi. Elle hésitait, donc on a eu énormément de discussions sur la décision à prendre. Au même moment, je passais mes entretiens pour bosser chez Because, et ils ne savaient pas qu’on était potes… Je précise bien sûr que je ne sortais pas avec Keny Arkana, mais ça c’est off the record…
A : Ha non, ça c’est on the record, car les gens vont se poser des questions…
AC : Ouais, je précise donc que nos relations étaient et sont toujours uniquement amicales ! Et là tu mets entre parenthèses : « rires » [il rit – vraiment]. J’avais donc fait mon entretien. Trois ou quatre jours après, Keny devait signer. Elle avait peur d’y aller seule et voulait absolument que je l’accompagne mais moi je trouvais ça chelou, De Buretel venait de m’avoir en entretien ! On débarque donc tous les deux un dimanche après-midi dans la maison de mon futur boss. J’arrive avec elle. De Buretel me regarde : « Qu’est-ce que tu fais là toi ? C’est quoi ce délire ? Vous essayez de me la faire à l’envers, les Marseillais ? ».
Ils passent alors l’après-midi à revoir les clauses du contrat : De Buretel, son conseiller légal, Keny, son avocat, et moi dans un coin. A un moment, Keny dit « Attendez-moi, je vais fumer une clope ». Et là, elle disparaît pendant une heure. On sort, et là on voit qu’elle s’est enfuie au loin. Je lui cours après. Elle flippait complètement de signer. « Putain, je vais faire un acte qui va changer ma vie, qui m’engage grave… ». Je lui réponds que, vu notre histoire, c’est marrant de se retrouver là ensemble, chez De Buretel, un truc de ouf, peut-être qu’elle va signer en artiste, moi en chef de projet, et qu’on pourra bosser ensemble. Au final, ça dure sur 2, 3 heures, puis elle dit « Non, je vais pas signer ». C’est un dimanche soir, les avocats perdent patience : « OK, laissez tomber, on rentre chez nous ». Les mecs partent…
Le champagne que de Buretel avait sorti commençait à réchauffer, mais il nous dit « Bon, tant pis, c’est pas grave. Prenez quand même la bouteille. Keny, prends le contrat, tu réfléchiras, tu me l’envoies quand tu veux, même dans dix ans, la porte est ouverte ». Moi, j’étais quand même un peu gêné d’avoir pourri l’après-midi du mec, alors je lui fais écouter les maquettes de l’album, dont ‘Ils ont peur de la liberté’, qu’on voyait comme un énorme tube… Keny était dans la pièce à côté, et là elle pète un plomb, elle revient et dit « Moi j’ai pas peur de la liberté ». Et elle signe le contrat. « Voilà, j’ai signé, on se casse ! » [rires]. De Buretel a quand même ouvert la bouteille de champagne, même si sa femme le harcelait pour qu’il rentre ! Puis on est repartis tous les deux, on a fini la bouteille dans la voiture. Beaucoup d’émotions, quand même. Je crois que j’ai encore la bouteille vide dans ma cuisine. Après ça, on a fait une bouffe : elle, moi, son avocat… Et Olivier Cachin.
A : Qu’est-ce qu’il faisait là ?
AC : C’était l’un des meilleurs potes de l’avocat. Il parlait beaucoup avec Keny à ce moment-là. On est allés dans un resto sud-américain. Au milieu du repas, Keny est encore allée fumer une clope, et elle a encore disparu pendant deux heures. Quand elle est revenue, elle était avec des mecs, genre des char-clos dans la rue, à qui elle avait donné genre 50 euros je sais plus pourquoi, un truc de ouf. Elle était restée fumer avec eux, ils étaient partis acheter des roses… Je sais plus très bien… Keny, quoi [rires] !
A : Par la suite, votre relation a-t-elle changé ?
AC : Après, c’était beaucoup plus compliqué. On s’est retrouvé tous les deux dans un environnement qu’on ne connaissait pas, à devoir jouer des rôles un peu antinomiques : moi je devais défendre des intérêts, elle devait en défendre d’autres. Et surtout, elle n’avait pas de manager. C’est déjà compliqué pour un artiste de devoir défendre ses intérêts tout seul. Ça l’est encore plus quand tu es un jeune artiste de province qui débarque dans une maison de disque parisienne. Et encore plus quand, en face de toi, tu as un pote très proche. C’était compliqué, vraiment. On s’est pas mal pris la tête. On s’est embrouillé, elle a préféré qu’on ne travaille plus ensemble jusqu’à ce qu’on ait pris chacun nos marques.
A : Pourtant, tu étais assigné à la gestion de son album, non ?
AC : Quand je suis arrivé, ouais. Au début j’étais le seul chef de projet en musiques urbaines. Grosso modo, je devais faire le boulot opérationnel de tous les artistes en même temps : Sefyu, Noyau Dur, Keny et Perle Lama. Arrivant d’un milieu qui n’avait rien à voir, c’était dur de tout apprendre. Et encore plus face à une amie. Donc ça a été un peu le bordel.
A : Il y a des artistes Because dont la démarche peut sembler paradoxale à l’intérieur d’une entreprise avec des impératifs commerciaux et marketing affirmés : Keny Arkana et son discours anticapitaliste très fort, Médine et l’islam… Ça t’a gêné ?
AC : Pas particulièrement. Keny, je la connaissais avant qu’elle soit altermondialiste. Ce qui m’a touché chez elle, depuis toujours, c’est son écriture et son talent brut. Quelles que soient les choses dont elle parle. Moi, j’estime que c’était important qu’elle fasse son album pour que les gens entendent tout ce qu’elle a à dire, au-delà des convictions qu’elle peut avoir et des paradoxes idéologiques que ça peut créer. Depuis que je la connais, ça m’intéresse de savoir ce qu’elle va dire et comment elle va le dire, que ça soit pour parler de sa jeunesse, des quartiers de Marseille ou de la révolution en Argentine. Quand j’ai découvert ‘Clouée au sol’ en écoutant les premières maquettes de son album « Entre ciment et belle étoile », je me suis dit « Il faut que les gens entendent ce morceau ». Comme ‘Cueille ta vie’ : on s’est battus pour qu’il soit sur l’album, car elle ne le souhaitait pas. Ce n’était pas possible de laisser un talent comme elle mourir dans sa chambre.
Bien avant qu’elle soit signée, on avait eu une discussion sur un muret à Paris. Je lui avais dit « Faut que tu sortes un album, sinon je pense que tu vas mourir ». Ça paraît con dit comme ça, mais j’étais sérieux : je ne sais pas ce qu’elle aurait fait de sa vie. Ça me rendait malade. Au-delà de ça, je pense que c’est ça le plus important : qu’elle fasse ça d’abord pour elle-même, et tant pis pour ce que les gens en penseront après. Quand j’avais entendu ‘Clouée au sol’, je lui avais dit « Il faut que tu le sortes, car avec ça tu vas apprendre des choses à plein de gamins. Rappelle-toi quand on était plus jeunes, quand on écoutait Akhenaton, Assassin, NTM ou Oxmo, c’était des morceaux qui changeaient notre vie ». Ya des morceaux, tu les prends, ça te parle, ça te fait t’intéresser à des sujets nouveaux. Si j’étais un gamin de 15 piges aujourd’hui, j’aimerais entendre ce genre de morceaux, ça m’intéresserait peut-être à des trucs auxquels l’école te sensibilise pas forcément.
Avec Médine, on a eu plein de discussions pendant « Arabian Panther ». Je lui avais dit, comme beaucoup, « Écoute, j’aimerais bien savoir qui est Médine. Tu parles beaucoup d’une communauté, mais on sait assez peu qui est l’homme derrière les discours. Moi, j’aimerais savoir comment un mec du Havre devient Médine. Quel est le cheminement pour devenir le rappeur-étendard de la communauté musulmane. Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu en arrives là ? » Quand finalement j’ai entendu ‘Arabo Spiritual’, j’ai surkiffé le texte. Généralement, les artistes sont plus ou moins déjà conscients de ce que tu vas leur dire : ton rôle, c’est d’accompagner leurs cheminements, en essayant de leur donner pas trop de mauvais conseils. Et pour en revenir à ta question de départ : je crois qu’avec ‘Arabo spitirual’, il répond à ton interrogation.
A : Ton travail est-il identique d’un artiste à l’autre ? Par exemple, quand quelqu’un comme Médine arrive avec une image déjà en place, est-ce que le label se contente de donner quelques conseils ?
AC : C’est une bonne question. A l’heure actuelle, il y a plein d’artistes qui, en vrai, pourraient se passer d’une maison de disques. Quand on demande quelle est la valeur ajoutée pour des mecs comme, par exemple, Médine ou Seth Gueko, qui ont déjà leur fanbase et leur univers, la maison de disques apporte trois leviers : une vision stratégique, de la thune et l’accès aux grands médias. De la thune parce qu’au bout d’un moment, en indé, il y a une réalité qui te rattrape : un clip, un album et de la pub, ça coûte cher. Si tu peux ne pas avoir à supporter ce poids personnellement et pouvoir te concentrer sur ton art, c’est toujours mieux d’avoir quelqu’un qui met la thune derrière. L’autre point, qui est super dur pour le rap, c’est l’accès aux médias. Tu peux avoir accès à Groove ou Booska-P, mais plus difficilement à Libération et Stéphanie Binet. Stéphane Davet (le chroniqueur musique du Monde) ou Le Grand Journal de Canal+, tu n’y auras pas accès non plus. Mais d’ailleurs, même pour une maison de disques, c’est super chaud d’accéder aux médias généralistes avec du rap.
« Moi-même, avant j’étais le premier à penser que tout ça n’était « que » de la musique. Je disais qu’un skeud ne pourrait pas changer le monde. Mais aujourd’hui, j’en suis moins sûr. »
A : En tant que fan de rap, tu n’es pas frustré à l’idée de miser toujours sur la corde sociale pour séduire les médias, comme avec Médine, Keny Arkana et Sefyu ?
AC : Pas du tout : avec James Deano et Perle Lama, il y a eu énormément de médias, et l’angle choisi n’était pas social. Mais le problème, et ça pourrait être l’objet d’une autre interview, c’est : pourquoi cette sous-représentation des musiques urbaines dans les médias français ? Les médias généralistes ont une sensibilité réduite aux musiques urbaines : ils vont passer à côté d’un album mortel, mais dès que tu as une histoire sociale ou un fait divers débile derrière, ça les intéresse. Tu as été éducateur ? Tu as aidé des petits à ne pas sombrer dans la drogue ? Ils adorent. C’est très rare qu’ils apprécient la musique en tant que telle.
En fait, il y a un problème des médias généralistes à reconnaître les cultures urbaines dans leur essence. Prends Oxmo : je ne suis pas sûr qu’il y ait eu une seule ligne sur « Opéra Puccino » à sa sortie. Mais quand il a fait un album avec Blue Note et des jazzmen, « Oh putain c’est génial ! ». Quel média généraliste a parlé de NAP à l’époque ? Mais là, Abd Al Malik fait du slam, il se prend pour l’héritier de Jacques Brel, et il se retrouve avec le prix Constantin – distinction créée par de Buretel, au passage –, deux Victoires de la musique et Chevalier des Arts et des Lettres. « Regardez, je suis un ancien délinquant, j’ai écrit un livre, « Qu’Allah bénisse la France » ! » et toutes les portes s’ouvrent. Regarde Rost de CMP : quel média a écrit un mot sur les « Section Est » alors qu’il faisait poser des mecs qui déchiraient [rires] ? Rost écrit un livre où il raconte qu’il était chef de bande et que des potes à lui se sont fait tirer dessus, on l’invite partout. Le problème, c’est ça. Quand Sefyu fait ‘En noir et Blanc’ et des vidéos autour, on a plein de médias. Mais quand « Suis-je le gardien de mon frère ? » a fait numéro un des ventes, aucune télé n’en a parlé, ça n’intéressait personne.
Par ailleurs, il y a un mythe que j’aimerais faire tomber dans cette interview [rires]. Ce que je pense, c’est qu’il est impossible de forcer un artiste à faire quelque chose qu’il ne veut pas faire. Impossible. On aurait beau dire à un rappeur « Fais-ci » ou « Fais-ça », au final, c’est le rappeur qui se retrouve à poser en studio et à parler aux journalistes. Personne d’autre. Chez Because, il y a une conception artistique qui fait qu’on aime bien les artistes qui ont une sensibilité sociale. C’est un truc qui parle à toute l’équipe. Donc quand les médias retiennent l’angle social sur Keny Arkana ou Sefyu, ce n’est pas un truc qu’on a fabriqué, c’est un truc que les artistes ont en eux et qu’ils défendent. Après, peut-être que ça n’apparaissait pas de manière évidente chez Sefyu au début, mais c’est quelque chose qu’il a toujours fait et qu’il a en lui. Ça lui tient à cœur : Sefyu était animateur social, Keny est militante, Médine aussi… On s’est pas dit « Les mecs, pour vendre des skeuds, vous allez tous mettre un béret Che Guevara et dire « Révolution ! » ».
Ce qui est triste, c’est qu’au final, les médias ne retiennent que ça. Si t’écoutes le premier album de Keny, les morceaux engagés sont moins nombreux que les morceaux où elle parle de sa vie et de son parcours. Mais ya plein de médias qui se sont dit « Ha putain, super, Diam’s nous casse les couilles, on la voit partout, mais cette petite Marseillaise, l’altermondialiste, on va la pousser à mort pour contrebalancer ». Je me rappelle du premier article sur Keny, dans les Inrocks, qui disait : « Keny Arkana va faire passer Diam’s pour une shampooineuse-conseil. » Chez Because, tout le monde était vraiment emmerdé : on trouvait ça dégueulasse, et on voulait surtout éviter la comparaison avec Diam’s. Ce n’est pas dans notre culture de dénigrer quelqu’un pour en faire du buzz. D’autant plus que l’équipe de Because était l’ancienne équipe d’Hostile, et qu’ils sont tous potes avec Diam’s. Le problème, c’est que les médias généralistes prennent ce qui les intéresse, et le traitent comme ça les intéresse, en étant malheureusement souvent réducteurs.
A : Y a-t-il un artiste dont tu aurais aimé défendre le projet ?
AC : Peut-être Seth Gueko. Je l’ai rencontré plusieurs fois, j’ai bien aimé les discussions que j’ai pu avoir avec lui. Despo Rutti aussi, car il apporte un vrai truc. Je ne le connais pas, mais son écriture me touche. C’est un monstre, ça m’intéresserait de le faire découvrir aux gens. On m’avait proposé d’être chef de projet de gros artistes déjà établis, mais j’ai refusé, parce qu’évidemment tu n’as pas la phase d’ascension de l’artiste, qui est le moment le plus intéressant et pour lequel tu as une vraie valeur ajoutée, avec des choix décisifs. Quoi que… Si, Booba, j’aimerais bien. Ça a l’air d’être un grand pro avec une vraie vision artistique et marketing, ça serait sûrement hyper intéressant. Peut-être Soprano aussi, humainement et professionnellement je l’apprécie, lui et son équipe.
A : Il t’est arrivé de te planter ?
AC : Tu te plantes tous les jours. Et même des mecs qui ont 20 ans de métier se plantent aussi. Par exemple, il y a eu une espèce d’engouement médiatique autour de James Deano, mais ça a été un peu une déception au niveau des ventes. Quant à Sefyu, on sentait qu’il y avait un buzz sur la sortie de son deuxième album, mais jamais je ne me serais dit qu’on rentrerait numéro un devant Madonna et Cabrel. Pareil avec Médine : j’avais le coffret DVD deluxe de la parodie de « Star Wars » par Family Guy, et ça nous avait donné l’idée de faire une série limitée d’« Arabian Panther » avec un T-shirt dans le boitier CD, ce qui n’avait jamais été fait auparavant. Quand on a fait la sortie le 24 novembre face à Booba et Mc Tyer, c’était un peu le quitte ou double, à 25 euros en prix public pour cette édition limitée… On savait que Médine avait une bonne base-fan et que ses t-shirts étaient cultes, mais de là à tout vendre en trois jours… Ça a été un joli succès. Donc tout repose sur des intuitions. Des fois elles sont justes, d’autres fois pas.
Ce qui est passionnant dans le job de chef de projet, c’est que tout est dans l’analyse. Tu es tout le temps en train d’essayer de comprendre des mécanismes pour établir une stratégie. Tout est au feeling car il n’y a aucun instrument de mesure. Comment tu fais pour mesurer un buzz ? Comment faire pour deviner quel morceau plaira, et quel morceau ne plaira pas ? Tu peux regarder le net, mais est-ce que les mecs qui ouvrent leur gueule ne sont pas une minorité qui s’agite, pendant que la majorité silencieuse des jeunes de 15 ans qui écoutent Skyrock aime bien ? Quand tu travailles dans le marketing classique, t’as l’institut GFK qui t’envoie des chiffres, une segmentation, l’état de la concurrence… Mais trois mois avant la sortie d’un album, comment dire que le buzz d’un artiste va te faire vendre 5 000, 10 000 ou 30 000 albums en première semaine ?
A : Quels sont les différents types de contrats qui peuvent être signés par un artiste ?
AC : La base, c’est que la musique est un investissement aléatoire sur lequel tu n’es pas sûr d’avoir un retour. C’est donc logiquement la personne qui prend le plus de risques qui sera la plus rémunérée.
Après, je ne suis pas un expert sur cette question-là, mais il y a trois grands types de contrats dans la musique.
Il y a donc le contrat d’artiste : la maison de disque est propriétaire des masters, et l’artiste touche un pourcentage compris entre environ 8 et 17% du prix de gros hors-taxes – un skeud de rap, c’est environ 10€ HT. L’artiste ne prend aucun risque financier : c’est la maison de disques qui paie le studio, les clips, les campagnes publicitaires, la création du site web, tout. L’artiste, lui, touche un pourcentage sur les albums livrés en magasin.
Après, il y a la licence. L’artiste touche alors environ entre 20 et 30% et il est propriétaire des masters. L’artiste prend en charge le coût de son enregistrement et se pointe avec un skeud fini. Les morceaux sont écrits, enregistrés, mixés, masterisés. La maison de disques se charge de la duplication, la promotion et la distribution. Par contre, ce qu’on appelle l »origination », c’est-à-dire les frais liés à la création des contenus du disque, incombe à l’artiste. Il paie ainsi l’enregistrement, les clips, les séances photo et le site web.
Après, en musique, rien n’est figé. Tout est affaire d’un rapport de force basé sur le buzz estimé de l’artiste, c’est-à-dire sur ce que tu penses que l’artiste peut rapporter. Par exemple, je suis un jeune artiste inconnu, j’ai un contrat à 7%. C’est mon premier album, c’est un contrat un peu dur, mais je pars de zéro, on m’emmène quelque part, tout l’effort et les risques sont supportés par la maison de disques qui mise sur moi. Si d’un coup il y a emballement médiatique, et que je vends un million de skeuds, je peux renégocier mon contrat : « 7% c’était bien quand j’étais un gamin, mais maintenant je suis un phénomène de société, on va renégocier, je veux au moins 12% ». Il n’y a pas de règle établie, juste des fourchettes qui fluctuent en fonction de l’impalpable.
Le dernier contrat, c’est la distribution : l’artiste et son staff estiment qu’ils peuvent faire eux-mêmes la production, les clips, la promotion. Ils disent : « Nous, on ne sait pas parler aux Fnac, Carrefour, Auchan, Virgin… Alors, on vous donne le skeud, vous le dupliquez, et vous nous ramenez notre oseille ». Là, le pourcentage peut monter à plus de 50%. Ça explique pourquoi, selon les contrats et les dépenses engagées, certains artistes peuvent faire plus de thunes en vendant tout seuls 20 000 exemplaires en indépendant, plutôt que des artistes qui sont dans un groupe en maison de disques et qui vont vendre 100 000 exemplaires.
A : Au moment où le label envisage de signer un artiste, es-tu inclus dans la conversation ou pas du tout ?
AC : Chez Because, oui. Je peux donner mon avis, mais après, je ne suis pas du tout le mec qui a le final cut. Ce sont les boss du pôle urbain et De Buretel qui ont ce pouvoir. Après, on peut tous avoir très envie de « faire » quelqu’un, mais il y a des conditions contractuelles sur lesquelles on s’entend ou pas. Il y a des réalités économiques : malheureusement, au final tout se ramène à ce que tu estimes en potentiel de ventes.
D’ailleurs, aujourd’hui, vu que c’est très dur de faire de la thune avec la musique, ce qu’on demande beaucoup à un chef de projet, c’est de développer des partenariats. De façon très poussée. Tu ne dois pas seulement vendre du skeud…
A : Tu dois créer une marque…
AC : Exactement. Tu dois devenir une marque bankable. Et ça, les cainris sont les premiers à l’avoir fait, ils l’ont bien compris et se diversifient dans les tous les business annexes de l’entertainment : cinéma, jeux vidéos, mais aussi, et surtout, ils vendent leur image aux marques.
A : C’est à dire que, certains projets qui pourraient être considérés comme des échecs commerciaux – la compilation « One Beat » par exemple – peuvent être des succès de ton point de vue…
AC : Des fois, tu dois maximiser tes sources de revenus sur un disque. Au départ, « One Beat » était une compilation sortie uniquement en digital. On a fait des opés avec Nokia et SFR et au final, le projet a eu beaucoup de visibilité parce qu’il est tombé au bon moment et que le concept était cool. Plein de gens ont été convaincus par son intérêt artistique et marketing, et ça permettait de parler de plein de choses et de développer des revenus annexes.
A : Les ventes de disque sont encore le point de repère pour définir le succès d’un artiste ? Et à quel moment a-t-on le sentiment du travail accompli ?
AC : Jamais. Déjà, je n’aime pas le dire comme ça, mais au final c’est vrai : il y a une réalité financière qu’on nous rappelle tous les jours… Tu as un P&L [NDR : Profits & Losses], un tableau qui récapitule les sources de profit et les sources de coûts. Dans ce tableau, tu as les ventes de skeuds, les revenus annexes, les revenus digitaux… Au final, tu as un chiffre qui dit si tu gagnes de l’argent ou non. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a plusieurs logiques. Si tu te bases sur une logique purement financière, en 2009, c’est quasi impossible d’avoir un disque qui a du « succès ». L’idée, c’est d’avoir une logique de développement à long terme : on peut peut-être perdre de l’argent sur un premier album, mais au moins on installe un artiste. Donc ensuite, on peut travailler sur trois à cinq ans et espérer retomber sur nos pattes sur les projets futurs.
A : Il y a quand même une différence entre un Sefyu, qui avait déjà du buzz quand il a signé, et un James Deano qui était un illustre inconnu… Parle-t-on encore de développement dans les deux cas ?
AC : Oui. Ma définition personnelle du « développement », c’est quand un mec n’a pas encore touché le grand public. Quand on les a signés, James Deano était complètement inconnu en France, Perle Lama était une star aux Antilles, Keny Arkana et Sefyu avaient vendu moins de skeuds à eux deux qu’Alibi Montana en solo. Mais ils étaient tous en développement. Cette dénomination, c’est aussi les interlocuteurs externes qui te la renvoient. T’arrives dans une radio avec un jeune artiste, on te dit « Jamais vu à la télé », « Connais pas » : c’est du développement. Quand Hostile fait le solo de Soprano, pour les médias c’était un artiste en développement, même si les Psy4 avaient fait double disque d’or.
James Deano, c’est un cas particulier. Au départ, on avait écrit une stratégie dans laquelle on prenait le temps de le faire connaître et de développer son univers sur un an, mais on a été dépassés par le truc. Il se trouve que Skyrock a adoré ses démos, et l’a joué tout de suite, sans qu’on s’y attende. Il y a eu un engouement immédiat des médias, donc on a réaligné notre stratégie avec ces nouveaux éléments. De toute façon une stratégie n’est pas figée…
A : Les objectifs étaient donc revus à la hausse…
AC : Forcément. Deano se retrouve en playlist sur NRJ, Fun Radio et Sky en même temps, avec plein de partenaires intéressés… Tu n’abordes pas les choses de la même manière. Il faut savoir aussi que tous les investissements faits autour d’un disque sont fonction de ces objectifs. On définit ce qu’on appelle un taux marketing : j’estime par exemple que je vais vendre 25 000 exemplaires d’un album sur six mois, alors pour ne pas passer dans le rouge, les dépenses que je vais faire ne devront pas dépasser x % du chiffre d’affaires, soit x euros. Quand les objectifs montent, et que tu passes par exemple à 300 000 albums espérés, tu vas peut-être pouvoir, je dis n’importe quoi, estimer que tu as les moyens de te payer une pub sur TF1 pendant la finale de la Champion’s League pour booster encore plus tes ventes, sans perdre de l’argent.
A : C’est facile d’intégrer l’artiste dans cette vision à long terme et ces enjeux économiques ? J’imagine que l’artiste n’a pas forcément ces notions, il a peut-être juste envie de faire de la musique…
AC : Selon les contrats, une maison de disques peut perdre énormément d’argent sur un album alors que l’artiste va en gagner de son côté. Les investissements sont à la charge de la maison de disques. Imagine, je vends 10 000 skeuds en magasin. L’artiste va toucher ses royautés, mettons 1000 euros, je dis n’importe quoi. Moi, si je fais tout, et que ça me coûte 1 million d’euros, l’artiste, à la rigueur, il s’en fout que je perde de l’argent, ça peut ne pas être son problème. Après, bien sûr, il y a une discussion : « Bon, j’ai mis 1 million d’euros sur l’album et je me suis ramassé. Je pense que j’ai fait tout ce que j’ai pu, mais ça ne prend pas… Si on reste ensemble il faut peut-être qu’on revoie les conditions et notre façon de travailler ». Mais il n’y a que des cas particuliers : le manager peut comprendre, mais pas l’artiste, ou l’inverse. Ou alors personne ne comprend. Parfois il y a des bras de fer. Ça dépend vraiment des contextes. C’est ça qui est dur – et super intéressant – dans le métier, c’est que tout est fluctuant, il n’y a aucune règle établie. Chaque jour, tu te renouvelles.
A : C’est pas un peu frustrant de devoir se cantonner au carcan d’auditeurs jeunes-de-15-ans-qui-écoutent-Skyrock ?
AC : Non, parce que la plupart des stratégies qu’on a faites ont été écrites sans avoir Skyrock en tête. A l’heure actuelle, c’est un paramètre sur lequel on ne peut être sûr de rien, donc on préfère ne pas parier dessus. Le rap, c’est construire un univers artistique, acquérir une base de fans qui te suivent, alors prenons le temps de développer les artistes. Si un morceau plaît à Skyrock, qu’il est représentatif de l’artiste et qu’ils le jouent, tant mieux, c’est cool. S’ils ne le jouent pas, tant pis, c’est pas grave. Beaucoup d’artistes n’ont pas attendu les médias nationaux pour exister, et peuvent exister sans eux. D’autant que c’est dans la relation de proximité et sur le terrain que tu construis ton public le plus fidèle : regarde dans le rock, il y a des dizaines de groupes qui vendent peu de disques, ne passent pas en radio, mais vivent de leur musique via des tournées ultra-complètes.
A : Que penses-tu de la façon dont les labels appréhendent le phénomène Internet ?
AC : Internet a explosé depuis trois ans, je vous apprends rien. Je ne vais parler que de l’aspect relationnel avec le public. Quand je suis arrivé chez Because début 2006, on savait que ça allait arriver, mais on ne savait pas trop comment. On défrichait : Myspace était très marginal, Facebook n’existait pas et les Skyblogs étaient au top de leur forme. Vraiment, je pense que la musique est l’un des secteurs les plus précurseurs sur les usages du net – avec le porno, c’est bien connu [sourire]. Au final, la musique s’en sort plus ou moins bien, plus ou moins intelligemment, mais il y a encore tout à faire. Mais le rouage principal dans toute cette chaîne-là, ça reste l’artiste. Si tu as un artiste qui kiffe vraiment le net et passe du temps dessus, par exemple Ryan Leslie, Diddy ou Oxmo, alors t’as rien à faire car le mec y va spontanément et le public le ressent. Mais si toi, tu essaies de faire ça artificiellement, c’est relou.
En maison de disques, étant donné que les budgets se resserrent, le net est devenu l’Eldorado : c’est dur d’aller en télé car il y a trop peu de places libres, et il y a de moins en moins de radios. Du coup, sur le net, tu vois tout et n’importe quoi : dès qu’un nouveau truc sort, toutes les maisons de disque s’y engouffrent en espérant décrocher la timbale. Je crois qu’à un moment, les majors faisaient des concerts virtuels sur Second Life. Aujourd’hui, où ça en est Second Life ? Le moteur, c’est l’artiste : Nine Inch Nails avait par exemple récupéré les rushs de leur concert et les avais mis en creative commons pour que les internautes fassent leur propre montage. Il y a bien sûr l’exemple cramé de Radiohead… Je trouve qu’en France, on est encore loin, mais on fait des efforts, surtout dans le rap. Il n’y a qu’à voir en deux ans le nombre de promos indés qui proposent de te créer du buzz sur Myspace, Facebook ou Skyblog. Bon, c’est bien souvent du spam de barbare, mais les mecs essaient de faire des trucs. Des idées émergent. Mais c’est encore le far west.
A : Tu ne penses pas que ça a créé un goulot d’étranglement ?
AC : Ce qui me fait rigoler, c’est qu’en 1999/2000, le goulot d’étranglement c’était les mixtapes. Il y avait trente mixtapes par semaine, le groupe qui avait le plus de buzz, c’était celui qui faisait le plus de mixtapes. On se disait : « Y a trop de mixtapes, comment on va émerger ?? ». Maintenant c’est le net : « Oh putain, t’as vu, il a X visionnages sur YouTube, c’est du falch ou pas ? Il a un milliard d’écoutes sur son Skyblog ! ». Les règles ont changé, mais c’est toujours le même « game ».
A : Est-ce possible de faire acheter de la musique à des gens qui ont accès à tout, gratuitement ?
AC : Là, on arrive dans une discussion sur l’avenir du modèle économique de la musique actuelle. A l’heure actuelle, je crois que personne n’a la solution. C’est le modèle de MyMajor Company ? C’est celui de Live Nation ? L’avenir le dira.
A : Le net est aussi l’épée de Damoclès au dessus de l’industrie du disque. C’est une angoisse pour les gens qui travaillent dans ce milieu ?
AC : Bien sûr, tu vois les répercussions dans les ventes physiques. Toutes les semaines, tu reçois le Top, et même en étant trois ans dans la musique, tu vois le numéro 1 tu te dis « Putain, le premier il a quand même baissé, il ne faut vendre que ça pour être dans le Top 10 des ventes ? ». Pour te donner un exemple : sur le Top 100 des CD 2-titres, le dernier doit vendre dix skeuds par semaine. Véridique. C’est un truc de ouf. Les ventes d’albums, ça fond. Il y a toujours des Cabrel, des Johnny, des Enfoirés, mais bon… T’as une pression, car tu investis sans être sûr de rentrer dans tes frais. Les financiers te mettent la pression à toi et surtout à ton boss. Tu as beau leur dire que tu fais du développement, leur logique c’est de se dire « Ouais d’accord, mais au bout de combien de temps ton mec va me rapporter ? Je vais pouvoir le mettre dans des pubs, dans des films, l’exporter ? ». Et quand tu fais du rap français, malheureusement tu réponds « Non » à toutes ces questions !
A : Et fatalement, ça change aussi le profil-type de l’artiste capable de signer en maison de disques…
AC : Je ne sais pas… Je ne sais pas parce que je reste persuadé qu’au final, les seuls qui survivent et développent une vraie carrière, ce sont les gens qui ont un vrai univers, une vraie personnalité et des choses à raconter. Les Artistes, avec une majuscule. Sefyu qui a un son hyper-caillera et ne montre pas son visage, et une Keny altermondialiste qui a refusé toute promo en télé et radio, ce sont les deux seuls rappeurs en développement qui ont vraiment émergé au cours des quatre dernières années, sur la nouvelle génération. Je mets de côté Soprano parce qu’il sortait des Psy 4, mais vous m’avez compris. Donc ta question, c’est quoi ? Si on va chercher immédiatement des artistes qui ont l’air a priori plus bankable et mainstream, type James Deano/OrelSan ?
A : Oui, est-ce qu’aujourd’hui, le travail de développement n’incombe pas à l’artiste lui-même, qui doit déjà avoir une sensibilité marketing en amont…
AC : Oui. Moi je conseille aux mecs de faire leur truc avant, car tout est question de rapport de force. Si tu arrives en disant « Je déchire », que t’as une démo d’enculé mais tu n’as rien fait dans la vie et que t’as même pas de page Myspace, on va te dire « T’es bien gentil, mais à l’heure actuelle, il n’y a aucun fait concret pour nous montrer ton potentiel pour toucher les gens, donc on va te faire un contrat d’artiste à 5% ». Après, tu prends le même mec, sauf qu’il a travaillé, il a fait un site, une tournée, il a déjà 20 000 mecs qui collent des stickers partout en France et un million de visionnages sur YouTube, le rapport de force change. De toute façon, les maisons de disque vont moins signer de mecs qui n’ont rien fait avant, parce qu’elles sont obligées de minimiser les risques au maximum.
A : Tu parles beaucoup de cette courbe ascendante pour un artiste, mais il y a aussi des situations où l’artiste ne décolle pas. Quel sentiment a-t’on quand l’artiste avec qui on a travaillé n’arrive pas à maintenir une carrière ?
AC : C’est dur car tu es le premier responsable de tout. Il y a très longtemps, un vieux prof d’arts martiaux m’a sorti un proverbe qui m’a extrêmement marqué [sourire]. En gros, c’était : quand un élève déchire, on dit qu’il est super doué, mais quand il est nul, on dit que c’est la faute de son prof. Et c’est le cas partout ailleurs [rires] ! On est souvent seul dans l’échec. C’est extrêmement fréquent qu’un projet ne remplisse par les espérances. C’est dur car pour toi, c’est ton job. Mais c’est pire pour l’artiste, car pour lui c’est sa vie. Toi tu as un salaire à la fin du mois, lui il a mis ses tripes dans la musique et il sait pas si ça va l’aider à vivre. Il peut tout péter comme il peut retomber dans l’anonymat le plus total et ne plus jamais revenir. Les mecs te font confiance, tout le monde a la pression, et tout se joue souvent sur un choix infime ou des circonstances. Donc oui, c’est dur.
Au-delà de l’aspect financier, il y a un autre aspect non négligeable, c’est le regard des gens. La célébrité. L’exposition. Une erreur d’appréciation dans ta stratégie, un single mis en avant à la place d’un autre, et selon ce choix, le regard des gens sur l’artiste va changer pour toute sa vie. Il suffit que tu fasses un bide ou un énorme succès avec un titre à la con, et dans la tête de tout le monde, tu peux devenir soit le gros con, soit le mec cool – alors que tu n’en es peut-être pas un – et toute ta vie, des gens vont venir te parler et te casser les couilles pour ça ! C’est un truc de ouf…
Ça va peut-être faire rire, mais je pense vraiment que les gens en maison de disques devraient avoir une formation en psychologie, car il y a un gros travail d’accompagnement à effectuer par rapport au « succès » et à l’exposition. Personne n’est vraiment préparé à ça : venir de la rue et se retrouver du jour au lendemain avec sa tête partout à la télé, à la radio, dans les magazines, c’est dur à gérer. Il y a la pression de l’entourage, ta réalité financière qui ne correspond pas vraiment à ce que les autres s’imaginent… Et c’est chaud, surtout vu la façon dont le public « consomme » les célébrités. Et puis il y aussi l’accompagnement financier, la gestion de l’oseille : on parlait tout à l’heure des anciens MC’s, mais j’espère qu’à l’époque, il y avait des mecs qui les conseillaient sur leurs ressources personnelles et qu’ils ne sont pas à poil maintenant. Peut-être que des mecs qui nous faisaient rêver à l’époque sont Rmistes aujourd’hui, ça ne me surprendrait même pas.
A : Quels conseils donnerais-tu à un rappeur lambda, aujourd’hui, qui voudrait avancer dans la musique ?
AC : Ce que j’aimerais lui dire, c’est : n’espère pas gagner ta vie avec, mais considère la quand même comme si c’était un métier. N’en attends rien, mais si tu le fais, fais-le sérieusement, avec rigueur et passion.
A : Tu fais souvent référence à « Star Wars ». Le monde de la musique, c’est le côté obscur ?
AC : [rires] Non, pas du tout. C’est juste un milieu très dur, mais que j’aime beaucoup. Il ne faut pas avoir cette image des maisons de disques qui bouffent les artistes. Je pense que la plupart des artistes et managers sont satisfaits des rapports qu’ils ont avec les maisons de disques. Et puis, il faut des executives. Certains ont plus ou moins d’intelligence, de classe, de vision et de valeur ajoutée, mais il en faut. Après, être dans le monde de la musique, faut voir que ça te coûte et ce que ça te rapporte, aussi bien en terme de thunes que de qualité de vie, d’accomplissement personnel. Tous les gens que je connais dans le game veulent en sortir, et tous mes potes qui n’y sont pas veulent y entrer [rires] !
A : Bien avant d’aller chez Because, tu as toujours été fasciné par le marketing de la musique…
AC : Le marketing, et le marketing de la musique en particulier, m’a toujours intéressé. D’ailleurs, j’en profite pour conseiller à tout le monde d’aller sur le site woooha.com. La baseline du site, c’est « Where hip-hop means business ». Ça parle de tous les deals marketing faits dans le rap américain. Je trouve ça assez fascinant. Je suis vraiment intéressé par ça : les mécanismes du buzz, le marketing ethnique… Keny va me tuer si je dis ça, mais pour moi, c’est une forme de reconnaissance.
A : Comment ça ?
AC : Pour citer un bouquin qui s’appelle d’ailleurs « Le marketing ethnique », on raconte qu’aux États-Unis, on a commencé à marketer des produits pour les noirs seulement quand ils ont eu un pouvoir d’achat suffisant et qu’ils ont représenté une force économique. Dans ce pays où toute la culture est orientée vers la thune, tant que tu n’en as pas, tu n’existes pas. Mais dès que tu existes, on fait tout pour toi. J’ai un peu du mal à formuler ma pensée, mais en ce moment, à la télévision, il y a l’émission « Un dîner presque parfait » sur M6. La dernière fois que j’ai regardé, j’ai vu que l’émission était présentée par « Zapia, produits Halal ». Et je trouve que ça défonce. Pendant l’émission, on voit un reubeu à table qui dit « Attention, je crois qu’il y aura un plat avec du porc ». Et là, cut, gros plan sur la cuisinière : « Je sais qu’il y aura un musulman avec nous, donc j’ai préparé un plat halal ». C’est peut-être con ce que je vais dire, mais pour moi, le combat du marketing est identique à la lutte contre la non-reconnaissance du rap dans les médias généralistes. C’est la même chose : on est là, acceptez-nous comme on est, considérez-nous aussi bien que les autres. On a nos goûts, nos cultures, on existe, on veut juste être reconnus pour ce qu’on est. Pourquoi Lacoste ne fait ses pubs qu’avec des blancs bourges ? Il y a une politique de marque, mais je trouve que la marque pourrait, je sais pas, mettre au moins un renoi ou un reubeu dans l’une de ses pubs ! Moi-même, avant j’étais le premier à penser que tout ça n’était « que » de la musique. Je disais qu’un skeud ne pourrait pas changer le monde. Mais aujourd’hui, j’en suis moins sûr.
A : Du coup, c’est la musique ou le marketing qui peut changer les choses ?
AC : La musique. Je pense que le pouvoir qu’ont les artistes aujourd’hui est supérieur à ce qu’on pense. Regarde, notre président a épousé une chanteuse [sourire] ! Et même si ça fait tarte à la crème de dire ça, l’élection d’Obama me conforte dans mon opinion, quand on voit la façon dont il a utilisé les artistes. D’un autre côté, l’élection d’Obama est aussi la plus grande opération marketing de la décennie… Merde, je sais pas en fait !
« Il y a un problème des médias généralistes à reconnaître les cultures urbaines dans leur essence. »
A : Réussis-tu encore à écouter un disque sans y voir systématiquement une opération marketing ?
AC : Oui, mais j’ai toujours eu des goûts un peu mainstream – c’est peut-être bien pour bosser en maison de skeuds [rires]. Quand je découvre un nouveau morceau de Jay-Z ou de Booba, c’est comme si je le recevais dans un paquet cadeau. Alors, qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce qu’il amène comme idée ? Comment est l’emballage ? C’est le package global que j’aime bien. Et je vais te faire une confidence : j’écoute de moins en moins de rap. Comme tous les mecs de notre âge, je pense. Si j’avais dû mettre mes cinq albums de l’année pour les Abcdr d’or, il n’y aurait eu qu’un seul album de rap. Bon, j’ai quand même voté pour Médine et Sefyu parce que je voulais qu’ils soient dans le top 10 [rires].
A : Tu parles beaucoup des rapports humains dans ton travail. Mais quel rôle joue la capacité à capter ce qu’il se passe en termes de marketing et de buzz ?
AC : C’est une part essentielle du boulot. Il faut avoir la capacité de savoir si ce que tu vas faire, ça va être naze ou bien. Le motto de l’équipe c’est : « Trouve un concept, trouve une idée, démarque-toi, on fait de la musique, on peut se permettre des trucs, sois inventif pour faire la différence ». Donc tu essaies, on se parle entre nous, tu échanges avec les artistes et leurs équipes, qui eux aussi ont beaucoup d’idées. Il y a des idées marketing faites par d’autres qu’on peut trouver géniales, d’autres où on se dit « Putain, mais comment ils ont pu se dire une seule seconde que ça allait être bien ?! »…
A : Des exemples de stratégies que tu as trouvé mortelles ?
AC : Par exemple le mec qui s’occupe de Keziah Jones l’a remis dans le métro pour la sortie de son nouvel album. Keziah Jones avait commencé par chanter dans le métro, et aujourd’hui il fait un partenariat avec la RATP. Un truc qui coûte zéro euro, avec la RATP qui t’offre des affiches 4×3 et des communiqués de presse de malades. Ils ont eu quinze journaux télévisés, Jamel Debouzze et Mélissa Theuriau sont venus dans le public… Là je dis « Big up ». En France, honnêtement, il y a pas énormément de trucs qui m’ont scotché. J’aime pas l’idée sur la sortie de Rohff de faire un golden ticket dans son album. Moi quand j’ai vu ça, ça m’a fait penser à « Charlie et la chocolaterie ». Ça ne correspond pas à l’image que je me fais de Rohff. Par contre, Soprano qui fait Fifa 2008, je trouve ça bien, j’étais énervé de ne pas avoir eu le truc !
Peut-être aussi quand Jay-Z a fait ‘Roc Boys’. Déjà, tu vois « American Gangster », tu te prends une tarte, ensuite t’apprends que Jay-Z prépare un projet autour du film, ça te fait kiffer. T’entends ‘Roc Boys’, tu deviens fou, tu vois le clip avec la mise en scène, les caméos des mecs… Tu kiffes ta race. Tout ça, c’est du marketing. Du pur entertainment. Et ouais, j’aime bien quand les choses sont bien faites comme ça. Autre exemple, la campagne d’Adidas, pfffff… Allez voir ces spots : le thème, c’est l’anniversaire d’Adidas, ils font une soirée dans une maison. La musique c’est Frankie Valli, l’original du morceau de Madcon, ‘Beggin’, remixé par Pilooski. Déjà, ils n’utilisent pas la version pourrie de Madcon, mais un truc un peu plus classe. En voyant le spot, qui est tout simple mais sublime, j’avais presque les larmes aux yeux, je me demandais quand on pourrait faire ça en France. T’as Method Man, Redman, David Beckham, Russell Simmons, Missy Elliott, Jeremy Scott… A un moment, tu vois Young Jeezy qui parie ses baskets au poker contre Kevin Garnett, et je trouve que ça défonce ! Le lancement des écouteurs Beats by Dr. Dre, c’est aussi très malin, et très lourd.
A : A la sortie du premier album de Keny, son manager était ton pote, son DJ ton ami d’enfance. Toi, tu es un peu resté de l’autre côté de la rive. Où est le Anthony Cheylan rappeur dans le costume de chef de projet : est-ce qu’il est train de pleurer ou est-ce qu’il kiffe de voir ses potes vivre de la musique ?
AC : Il kiffe parce que ça fait longtemps qu’il ne se fait plus d’illusions sur son avenir rapologique. Et même, ça ne le tente pas particulièrement. Quand le groupe a splitté, comme je te disais, je n’avais plus de moteur particulier pour continuer à faire du rap, je n’avais pas assez de choses à dire pour vouloir devenir le Lil Wayne ou le Jay-Z français [rires].
A : A aucun moment tu n’as voulu être celui qui tient le stylo au moment de la signature du contrat ?
AC : Non. Et encore moins après avoir vu comment tout se passe de l’intérieur. Non, je rigole ! Je n’ai pas particulièrement de regrets. Et puis je pense qu’il faut des mecs pour faire le sale boulot [rires]. On ne peut pas tous être artistes. Aujourd’hui, ça me fait plus kiffer de dire « Bon, qu’est-ce qu’on va faire pour rendre le rap offishal, et le sortir du ghetto dans lequel la Culture Française l’a cantonné ? ». Challenge intéressant.
A : Alors pourquoi avoir quitté Because ?
AC : Bonne question… Faut que je puisse trouver une réponse politique [sourire]. Non tout simplement parce que je commençais à fatiguer, et qu’on me proposait autre chose de très intéressant et de beaucoup mieux payé ailleurs [rires] !
A : Quelle est la chose dont tu es le plus fier de tes trois années chez Because ?
AC : [il cherche] Honnêtement, ma grande fierté, c’est d’avoir participé à tous ces projets, et d’avoir accompagné et côtoyé des artistes et des gens aussi talentueux. Et au-delà de ces choses dont je suis fier, ce sont plutôt des moments précis que je retiendrai. Quand Keny a signé. Quand de Buretel a dû récupérer le Trophée du hip-hop de Keny en révélation de l’année. J’étais derrière en coulisses et dès qu’il est sorti, il me l’a filé. J’étais embrouillé avec Keny à l’époque, et il me dit « Tiens, puisque t’es là, tu lui donneras ». C’était très bizarre.
Après… C’est un peu matérialiste tout ce que je dis, mais quand j’ai annoncé à Sefyu qu’il était numéro un du Top Albums. On était dans un LEP, lors d’une rencontre/débat avec des lycéens. J’ai reçu le coup de fil à ce moment-là. On espérait être numéro 1 mais jusqu’à la dernière minute il y a des décomptes et des extrapolations, rien n’était sûr. C’était presque comme une élection. Le disque d’or de Keny aussi, grand moment… Quand j’ai fait faire en cachette son premier disque d’or à Sefyu et que son frère lui a remis à l’Olympia pendant la première partie de NTM, et qu’il ne s’y attendait pas du tout. Des moments où j’ai vraiment rigolé avec James Deano, ou des discussions profondes qu’on a pu avoir. Les affiches 4×3 de Perle aux Antilles… C’est des moments où t’es content. L’Olympia de Keny, son blaze en grandes lettres rouges, des gens qui pleurent en l’écoutant, puis tes potes qui soulèvent un Bercy plein à craquer, en ouverture de Manu Chao… C’est des trucs chelous, indescriptibles. Un autre truc qui m’a beaucoup touché, c’est que Sefyu ait gagné la Victoire de La Musique alors que personne ne s’y attendait – moi le premier ! – et qu’il m’ait dédicacé alors que j’avais quitté Because trois mois auparavant.
A : Qu’est-ce qui pourrait te faire retravailler dans ce milieu ?
AC : La musique évolue tellement, il y a tellement de choses qui rentrent dans la nébuleuse artistique que je n’en serai jamais bien loin. J’ai des projets professionnels et personnels qui gravitent indirectement avec les artistes et la musique. Même sans écouter les dernières nouveautés du rap, tu peux avoir des idées, des coups de cœur pour des nouveaux artistes qui peuvent être motivants… Récemment, j’ai écouté Sexion d’Assaut et ça m’a plu. J’ai retrouvé une fraîcheur que je n’avais pas entendue depuis longtemps, et ça m’a fait plaisir. Pareil quand mon poto Taïpan sort des trucs. Si on me propose un super challenge sur un projet qui défonce, je réfléchirai peut-être. [sourire]
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