Chronique

Kaaris
Or Noir

Therapy Music - 2013

« J’ai toujours rappé de la même manière », affirmait Kaaris quand nous l’avons rencontré. Il a raison. Son dernier opus, Or Noir, reprend et parfait les points forts développés sur ses deux premières salves, 43ème BIMA et Z.E.R.O. Une musique dopée à la taurine et au kérosène, une attitude gonflée d’assurance et de démesure, une finesse dans la grossièreté. Mais sur ses précédents projets, Kaaris mêlait confiance et circonspection. Doute sur l’essence de l’homme dans 43ème BIMA (« Bouana », « Qu’est-ce qui nous arrive ? »), doute sur les probabilités de sortir de la galère dans Z.E.R.O. (« Bon qu’à ça », « Cayman »). Jusque-là, Kaaris sonnait comme un combattant de MMA développant ses techniques de soumission et de frappe. Sur Or Noir, à peine son gros doigt de pied se pose sur le ring que les esgourdes de l’auditeur savent que ça va cogner fort. Plus qu’auparavant, la tonalité de la musique de Kaaris est conquérante.

L’univers du rappeur sevranais, c’est d’abord une voix pesante, abyssale, autoritaire. Un outil parfait pour imposer le personnage peaufiné jusqu’à Or Noir. « J’lève mon glaive : t’ouvres ta gueule, j’te fais un bec de lièvre. » « Shit au gramme, vite on l’crame, tête de mort sur le pictogramme. » Pirate, gladiateur, narco-trafiquant, tueur à gage : Kaaris mélange les images de parias, toutes époques confondues, pour créer une personnalité outrancière et impénitente parfaitement maîtrisée. Empilement de douilles, de recettes de poulet, de corps féminins épuisés ou masculins trucidés : on est en terrain – ou en champ de bataille – connu. Kaaris dessine pourtant des variations dans ce rôle XXL, qu’il fasse dans l’emphase burlesque (« J’te bouffe la schneck comme une viennoise, en même temps j’fume ma O.G. Kush, en même temps j’attrape une grosse mouche avec une paire de baguettes chinoises ») ou l’ambiance mystique (« Étrange éclipse lunaire, ils savent même plus quoi faire, vu qu’ils ont peur du noir et d’la lumière »). Son univers poussé à l’extrême le présente comme une sorte de vilain de film de série B aux répliques aussi cinglantes que ses coups de sang (« Je les veux morts avec supplément de frites »), aux vices assumés (« L’auréole est sous les aisselles, le cœur est sec comme l’œil du Dajjal »), et parfois conscient de sa propre vacuité (« Je sais que l’or se ramollit, et que l’argile durcit »). Les lunettes couleur gasoil et la barbaque massive sont un leurre : elles ne soulignent pas une quelconque superficialité, mais montrent un signe d’une certaine épaisseur et clairvoyance.

« Kaaris mélange les images de parias, toutes époques confondues, pour créer une personnalité outrancière et impénitente parfaitement maîtrisée. »

Derrière ces nuances dans le texte, l’album offre un déluge de titres marteaux-piqueurs, mis à part les plus introspectifs « Paradis ou enfer » et « Or Noir ». D’autres rappeurs français avaient déjà prouvé qu’ils pouvaient s’approprier les ambiances ténébreuses et explosives de la trap, mais avec parcimonie sur un long format. Comme sur Z.E.R.O., Kaaris choisit, lui, de ne rapper pratiquement que sur ces rythmes lents et menaçants, où les charleys et les caisses claires s’agitent, accompagnés de pianos carpenteriens (« Je bibi », « Plus rien »), d’arpégiateurs polaires et de montées de cuivres synthétiques omniprésentes. Therapy et son équipe (Fantomm, Loxon) s’essaient aux sensations vertigineuses du style Toronto (« MBM »), mais passent surtout régulièrement au blender la noirceur de la trap et de la drill, et parviennent à produire des réactions différentes titre après titre : « Zoo » hypnotise, « Dès le départ » écrase, « Binks » sautille. Évidemment, sur dix-sept titres, l’ensemble peut paraître lourd à ingérer. L’album souffre d’une certaine longueur sur son dernier tiers, et peut faire regretter la présence de producteurs extérieurs et la concision de Z.E.R.O. Une lacune qui souligne aussi les limites du style du rappeur, parfois redondant sur certains titres moins inspirés (« 2 et demi », « L.E.F. »). Pourtant, ce parti-pris musical d’Or Noir épouse l’humeur sans concession montrée par Kaaris sur son album, et rappelle à sa manière l’esprit tranché d’un Flockaveli de Waka Flocka Flame.

Derrière cette mise en scène et en son quelque part entre Sin City, The Expendables et Grand Theft Auto, se cache pourtant une autre vérité : Kaaris est un rappeur redoutable. Un MC capable de s’imposer en ne rappant que sur chaque demie-mesure (« Zoo »), de croiser les rimes sans sonner pompeux (« J’écoute tes couplets et ta ‘sique : trop des barres. J’apporte des gobelets en plastique pour ton pot d’départ »), et de lancer sur « Je bibi » des couplets de vingt-quatre mesures. Les seules fois où la consternation de l’artiste prend le pas sur l’aplomb de la brute, c’est devant la faiblesse de la concurrence (« T’es en rotation, t’es claqué : faudra m’expliquer »). Incertain sur son sort, dans le monde séculaire ou éternel, il promet pourtant une seule chose : « je ferai du sale tant que la mort cérébrale ne sera pas sur le monitoring. » C’est peut-être la différence majeure avec Booba, auquel Kaaris est constamment comparé, à tort et à raison. Quand Booba a souvent passé ses albums à tabasser et humilier la concurrence, le rappeur de Sevran l’élimine purement et simplement, allant même jusqu’au cannibalisme (« J’graille, tellement d’MCs indigestes, que ça m’donne des gaz »). La pochette de son album le présente, dans la pénombre, accoudé à une table, assis sur un objet indéfini. Après l’écoute de l’album, on l’imagine sur un tas d’ossement. S’il persiste sur les projets suivants, il se pourrait dans quelques années que ce soit le trône imaginaire, mais présent dans tous les esprits, du rap hexagonal.

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