Booba
Ouest Side
Un couple mixte qui explose en vol, ou les Elie et Dieudonné du rap français : telle aura été l’éphémère trajectoire de la comète Lunatic, à l’angle de la rue des XXe et XXIème siècles. « Du son pour lé-rou, un putain de flow de banlieue pour les khos » : union d’une tête penchante (Ali) et d’une tête perceuse (Booba), la fusion vira à la fission dès lors que l’un se mit à chercher l’autre, à se trouver pour mieux le perdre. A compter de cet instant, ce fut l’auditeur qu’il fallut panser, inconsolable qu’il était de n’avoir pas vu le Mauvais oeil se refermer.
Le premier, Booba entra en scène pour un acte II attendu « depuis le landau ». Ce furent les albums Temps mort (2002) et Panthéon (2004), dégoulinants de morgue, de déconcertances et de science infuse. Du côté d’Ali, il fallut attendre 2005 pour assister au retour de bâton du berger à la bergère. L’album s’intitulait Chaos et harmonie, et Ali y donnait enfin à entendre le fruit de cinq ans de matière et de réflexion.
« Selon mes calculs, si je t’encule bien, c’est minimum l’hernie discale » : avec Ouest side, Booba ne fait pas que signer son troisième solo en quatre ans, son quatrième album en six – avec une prédilection pour les années paires. Avec ce « Côte Ouest version Parental advisory« , Booba s’affirme plus que jamais comme un homme qui dit « suce, bite, chatte, encule, pédé », et qui en vit. Faut-il s’en réjouir ? C’est un peu comme lorsque les Nuls ont déboulé sur Canal +, avec peu ou prou les mêmes arguments : cela change de l’ordinaire. Et, pour être franc, en ces temps de maccarthysme larvé – vous avez dit grosdidisme ? -, cela fait un bien fou.
« Laquelle de ces rappeurs veut tester un MC de Bakel ? »
B2O. Dans cent ans, il se dira sans doute de cet MC qu’il était une énigme. Qu’il était aussi insipide en interview qu’il pouvait évoluer loin, très loin, au-dessus de ses contemporains dès lors qu’il s’agissait de passer du caniveau au cerveau, du cerveau à la feuille et de la feuille au micro. Qu’il aura pulvérisé, banalisé puis poétisé l’outrance (« J’ai la tête dans les nuages, la bite dans le champagne »), réconcilié la haine pure et WWF (« MC t’as trop traîné ton cul sur les bancs de la fac, je vais te faire un manteau de fourrure avec les poils de ta chatte »), rendu la compassion ringarde (« On s’achète pas des BM en livrant des pizzas »), le machisme délicat (« J’ai du gloss sur la verge »), l’auto-dérision avantageuse (« Zéro point sur le permis, je roule comme une vieille dans mon Land Cruiser »), l’arrogance abordable (« J’ai le prix d’une Clio au poignet ») ou le désenchantement amusé (« Tu peux pas faire deux pas sans qu’on te dévisage ; impossible de serrer une blonde, même avec un défrisage »).
Mieux : contemporain d’une époque où la droitisation progressive des esprits oblige à tripler les paires de gants dès lors qu’il s’agit de manipuler les concepts de liberté, d’égalité ou d’identité, Booba y va à mains nues, à la matraque ou au « scalpel rouillé ». Les tabous ? Il les énuclée à coups de pelle et les achève avec les dents. Avec une majuscule et un point par coup porté. Des exemples ? Il y en a trois minutes trente par morceaux… L’époque est à l’hypocrisie, aux discours en V.O.S.T. (version officielle à sous-titrer pour les non-initiés) ? Booba assume : « Boulogne, Aubervilliers, Garges-lès-gonesse ? Grillé, les flics et les putains me reconnaissent. » L’époque est à l’ethnocentrisme ? Booba distingue : « C’est pas la rue mais l’être humain qui m’attriste, comment leur faire confiance, ils ont tué le Christ. » L’époque est aux murmures, aux lamentations ? Booba constate : « L’État fait tout pour nous oublier ? Si je traîne en bas de chez toi, je fais chuter le prix de l’immobilier »… Là où d’aucuns transpirent pendant des mois pour écrire la moindre rime potable, lui semble les aligner aussi placidement que des balles dans le canon d’un fusil. Et mieux vaut ne pas se trouver sur la trajectoire.
« Booba aura rendu obsolète le concept de punchline, inventé celui de punchalbum. »
« J’ai demandé ma route au mur, il m’a dit d’aller tout droit » : comment se remettre d’une phrase comme celle-ci ? Le vocabulaire de la langue française compte un nombre presque infini de mots et de combinaisons, Booba sans doute un peu moins. Pourtant, le commentaire que suscitent chez l’auditeur les trouvailles de l’autoproclamé ‘Mauvais garçon’ est à chaque fois le même : « Comment n’y avais-je pas pensé avant ? » Le terme « dé-déraciner », par exemple, dans ‘Duc de Boulogne’ : des historiens et des sociologues auront rédigé des pavés entiers pour essayer de l’exprimer, au moins en substance. B2O fait aussi bien en cinq syllabes. Eux aussi, leur dernière heure venue, pourront inscrire sur leur faire-part de décès la mention : « Booba m’a tuer ».
Il aura rendu obsolète le concept de punchline, inventé celui de punchalbum. Du premier au dernier titre de « Ouest side », les trappes phonétiques et les atemis verbaux se succèdent, crissent des pneus, accélèrent, déboîtent et se rabattent là où personne ne les attend. Le pire ? Le pire, c’est que l’ensemble reste cohérent. Les morceaux tiennent debout, lors même que les auditeurs repartent « de boîte en boitant ».
« Mal à la chatte à ta grand-mère, la grosse biatche » : dans la bouche de n’importe qui d’autre, l’expression sonne vulgaire, donnerait des envies de gifle à tout François Bayrou qui s’ignore. Chez Booba, elle sonne aussi naturelle que la méfiance d’un danois dans une mosquée… Il y a des morceaux où tu vois arriver la rime, grosse comme une maison. Tu sais qu’il va la dire, et puis tu te dis : « Non, il va pas la dire… » Et il la dit. Et toi tu restes dans ton coin, prostré, à te répéter : « Putain, il l’a dit… » Le morceau ‘Couleur ébène’, par exemple, avec ses instants suspendus qui séparent le crochet sur la joue droite (« Si t’as pas de raison de vivre… ») de celui sur la joue gauche (« Trouve une raison de crever »). A froid, ça ne rime pas à grand-chose ; dans le contexte du morceau, il n’y a rien à rajouter.
Côté instrus, les producteurs ont opté pour du sur-mesure à la mesure de sa démesure, permettant au fauve de se lâcher complet. Instrus bling-bling (‘Boulbi’), instrus zouk love (‘Au bout de mes rêves’), paramilitaires (‘Ouest side’), bals popu (‘Couleur ébène’) ou stratosphériques (‘Outro’), Boob’s le météore est servi on the rocks, et l’album s’écoute avec un bouclier, un garde du corps et un pare-choc. Des titres comme ‘Garde la pêche’, ‘Boulbi’ ou ‘Ouest side’ ont clairement vocation à devenir des hymnes pour les fosses, à l’instar de ce que fut naguère ‘Hardcore’ d’Ideal J, ou, plus confidentiellement, le récent ‘Ta gueule !!!’ de D’ de Kabal.
« Mon fils, à l’école, tu seras imbattable. Si tu échoues et que je meurs avant toi, prends mes sous, jette ton cartable » : la trentaine approchant, le discours de Booba se fait plus mûr, moins gratuit. Au point de s’aventurer jusqu’au bord du précipice au fond duquel l’attendent les fêlures de l’enfance (‘Pitbull’, version baggy de ‘Mistral gagnant’), ou de se frotter de plus en plus frontalement à la question noire, fil rouge de tout l’album. Une question qui, biologiquement, ne devrait le toucher qu’à 50% mais qui, égalité zéro oblige, le concerne visiblement dans des proportions nettement plus importantes. Ses invités aussi – à noter que le niveau de ceux-ci est sensiblement monté par rapport aux albums précédents (Booba les aurait-il ghostwrités ?), à l’instar de la troublante anecdote de Kennedy, propre à plonger tout Ministre de l’Éducation Nationale dans des abîmes de consternation : « Au lycée les surveillants viennent me voir pour pécho du popo : prends ton shit et casse-toi, bolos ! » (‘Je me souviens’).
Le week-end de la sortie de son album, Booba voyait sa mère et son frère se faire kidnapper. Grâce à Dieu (un peu) et aux forces de police (beaucoup), il les retrouvait dès le lendemain. Rarement une info aura autant désamorcé l’impact d’un album. Le maître de cérémonie avait beau paraître fort, très fort, conchier tout ce que l’État compte de fonctions régaliennes, il n’en reste pas moins d’abord le fils et le frère de quelqu’un. L’homme a beau chanter le contraire, il n’en reste pas moins humain. « It was all a dream »…
N’empêche. Pour un chroniqueur, la vie et l’œuvre de Booba résonnent un peu comme celle du tennisman Roger Federer, pour les journalistes : à force de lui répéter qu’il est doué, il risque de l’entendre, d’y croire et de finalement se crisper. Ce serait dommage. Aux derniers Masters de Shanghaï, Roger Federer avait battu en demi-finale le n°7 mondial, l’argentin Gaston Gaudio, sur le score de 6/0, 6/0. Un journaliste avait alors écrit que le joueur suisse ne jouait plus contre les autres, mais contre l’Histoire… Vingt-sept ans plus tôt, l’italien Corrado Barrazutti n’avait pas dit autre chose au soir des demi-finales de Roland-Garros 1978. Le suédois Bjorn Borg venait de le balayer 6/0, 6/1, 6/0, et le vaincu avait alors eu ces mots : « Cet homme ne joue pas contre les autres, mais contre le Temps ».
Le Temps et l’Histoire… L’Histoire et le Temps… Une fois le porte-avion Ouest side désamianté, il semble que c’est là que se trouvent les prochains challenges de « l’ourson qui met la pression » : se mesurer à l’Histoire et au Temps. Pourrait-il en être autrement de la part d’un tel chantre du rapprochement entre les êtres, les couples et les ploucs, abbé lance-pierre de l’amitié entre les troupes, les poutres et les croupes ? Car comme dirait le vieux sage pragmatique qu’il est déjà en passe de devenir : « Tu veux baiser sans sucer, bouffonne ? Garde la pêche. »
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