Sameer Ahmad est Un Amour Suprême
Il y a quelques jours de cela, Sameer Ahmad diffusait le premier extrait de Jovontae EP, son nouveau projet à paraître sous le nom d’artiste Un Amour Suprême. Alors que sa sortie est prévue pour le 1er mars 2017, on revient sur la genèse et les raisons d’être de cet EP pas tout à fait comme les autres.
Genèse d’une échappée « Laisse le flingue prend les cannellonis »
Ce n’est pas un secret : en tant que journalistes culturels – et êtres humains accessoirement, la vie nous amène parfois à côtoyer, hors du cadre professionnel, de près ou de loin, des artistes avec lesquels se crée une certaine affinité. C’est ainsi qu’une petite partie de la rédaction de l’Abcdr est régulièrement en contact avec Sameer Ahmad, rappeur largement référencé dans nos colonnes, auteur entre autres de l’album Perdants Magnifiques, son dernier en date. Le 13 mai 2016, alors que nous étions en plein débat autour du dernier morceau de ScHoolboy Q, Sameer m’envoie un texto à propos de tout autre chose : « Je te ferai écouter un duo de MCs à qui j’ai coproduit quelques prods. Ils sont vraiment cools. Super univers. Ils s’appellent Un Amour Suprême. » Sur le moment, je me dis que c’est sans doute une bonne nouvelle, mais pour dire vrai, l’information me passe un peu au-dessus. Sans doute un projet parmi d‘autres, peut-être intéressant qui sait, mais ce groupe au nom étrange et complètement inconnu au bataillon ne pique pas plus que cela ma curiosité. On repart sur autre chose. Sameer, de temps en temps, me fait écouter des instrus pour son futur projet qu’il travaille, semble t-il, en parallèle. Deux mois plus tard, il m’envoie une première maquette du groupe. À l’écoute du morceau, je crois d’abord à une erreur de sa part, je ne comprends pas. C’est la voix de Sameer qui sort de mes écouteurs. Lorsque, après un instant de réflexion, je lui demande si ce ne serait pas en fait lui, Un Amour Suprême, sa première réaction est de nier. « Non non ! … Bon OK, ça reste entre nous. En fait, Un Amour Suprême, c’est un groupe qui n’existe que dans ma tête. C’est mon Sergent Pepper Club Band à moi. »
Qu’est-ce qui pousse un artiste en place à se créer une nouvelle identité ? S’il est très courant dans le rap de s’inventer des alias, il s’agit généralement d’un simple surnom, sans autre volonté que de caractériser un peu plus l’artiste existant et qui ne prendra jamais la place d’un nom de scène déjà installé. Dans le cas d’identités plus poussées, deux exemples viennent généralement à l’esprit : Kool Keith devenu le cinglé Dr. Octagon, et MF DOOM aux personnalités multiples (Zev Lov X, Viktor Vaughn, King Geedorah, Metal Fingers). À chaque fois, le nouvel alias prend sur le pas sur le premier pseudo de l’artiste, et l’éclipse complètement le temps d’un morceau ou d’un album, pour développer de nouveaux univers et une toute nouvelle personnalité. Le cas d’Ahmad est peu différent cependant : il n’est ni schizophrène comme le premier, ni avide de personnages à incarner comme le second. En réalité, l’idée va germer en lui alors qu’il enregistre la suite de Perdants Magnifiques : même ambiance, même phases, mêmes automatismes… Sauf que voilà, Ahmad ne veut surtout pas sortir un PM2. Alors qu’il songe à voyager pour trouver l’inspiration, pour ramener une ambiance différente, c’est finalement devant un documentaire au sujet d’un célèbre album des Beatles, The Making of Sgt Pepper, que la solution s’offre à lui. Comme eux, il doit créer une nouvelle entité artistique pour mieux repartir de zéro et se libérer de ses faits d’armes précédents. C’est ainsi que naissent Ezekiel et Jovontae du groupe Un Amour Suprême, deux jeunes rappeurs de Montpellier aptes à lui offrir la fraîcheur et la liberté qui n’étaient plus siennes.
Dès août 2016, un teasing se met en place autour de cette idée et un compte « Un Amour Suprême » est créé sur Facebook. Quelques photos de vieux magazines de skate, vintages et bariolées, sont publiées puis partagées sur le compte d’Ahmad, accompagnées de la mention « Sameer Ahmad présente ». Parmi les quelques visages entraperçus, les aficionados de la planche à roulette auront peut-être reconnu les jeunes Paolo Diaz et Ray Barbee : deux skateboarders adeptes du freestyle, qui sévissaient dans les années 80/90 et vont servir de modèles physiques respectivement à Ezekiel et Jovontae. Rien d’étonnant quand on sait qu’Ahmad est lui-même fan de skate et que son troisième album a pour titre Justin Herman Plaza, célèbre place de San Francisco connue pour avoir donné naissance à tout un pan du skateboarding moderne. Suite à cela peu de nouvelles, jusqu’au mois de décembre où un statut vient donner un semblant de concret : « Jovontae d’Un Amour Suprême aura son Extended Play. » Le groupe va donc débuter sa carrière par un album solo. Un choix qui fait sens pour deux raisons. La première, évidente, est d’ordre pratique : Ahmad ne peut/veut pas rapper avec deux personnalités différentes sur tout un projet (même si il le fera le temps d’un morceau). La seconde : cela va lui permettre de développer deux univers distincts et de chacun les approfondir pleinement. Attention : il ne faut pas croire cependant qu’Ezekiel et Jovontae sont des personnages particulièrement creusés comme les alias d’un MF DOOM. Tout au plus Ahmad leur a donné un âge (tous deux vingt ans, soit bientôt le sien après addition) et des origines un peu baroques (Spanish Harlem, l’Ethiopie, l’Australie Aborigène) qui sont là pour lui permettre d’amener sur disque un nouvel univers, bien différent de ce qu’il a pu proposer jusqu’alors. Autrement dit, Un Amour Suprême n’est nullement un concept en soi : c’est un moyen de création.
Ezekiel et Jovontae, jeunes espoirs « Ahmadeus pour casse-dédi Mozart fucking Salieri »
Première sortie d’Ahmad sous l’appellation Un Amour Suprême, Jovontae EP va peut-être déconcerter ceux qui ont suivi son parcours, ou en tout cas ceux qui s’attendaient à retrouver les ambiances souvent dures et grisâtres de ses dernières sorties. À titre de comparaison, la production volontiers froide et urbaine de Perdants Magnifiques se transforme ici en quelque chose de bien plus animé et coloré. Une étude rapide des covers permet de se faire une idée du changement de tonalité opéré. On se souvient de la pochette sobre et presque clinique de PM, avec son buste doré de Sargon d’Akkad, une larme sur la joue, détaché sur fond blanc. Tout le contraire de celle de cet EP où l’on voit Ray Barbee/Jovontae, chemise à carreaux, planche dans les mains et toutes dents dehors, se tenir entre deux palmiers, un globe terrestre en arrière plan. Douces et chaleureuses, pour ne pas dire tropicales, les couleurs dominantes sont le vert et le jaune-orangé. Ces nuances, associées aux motifs en impression, évoquent quelque chose entre l’art aborigène et les covers des premiers albums de la Native Tongue, notamment ceux des Jungle Brothers. Le ton est donné : Jovontae EP sera un disque de rap monde, pas dénué de saillies mais globalement chaud, rural, et feel-good, qui va davantage chercher ses racines du côté des Pharcyde et de Souls of Mischief que de Mobb Deep.
Il y a quelque chose de lumineux et de paisible dans la musique d’Un Amour Suprême. Imaginez un Ali rajeuni, après avoir troqué sa voix éraillée et son Coran contre du miel et un planisphère, rapper sur les instrus d’Isaiah Rashad et vous aurez une assez bonne idée du feeling de ce premier EP. Calme, ensoleillée, garnie de cuivres et de cigales, sa bande son évoque une campagne luxuriante où se croisent voix tièdes et percussions chaudes. Ahmad ne se cache d’ailleurs pas de certaines influences, notamment les albums Cilvia Demo et The Sun’s Tirade qui développent les mêmes ambiances verdoyantes. Il faut savoir qu’une bonne partie des productions n’est pas basée sur des samples mais a été enregistrée en live avec des instruments, ce qui, en plus de laisser imaginer le degré de finition du produit, permet de donner un cachet très organique et très texturé à la partition. Une très large place est laissée à la musique sur ce Jovontae EP, avec de nombreux passages uniquement instrumentaux au début, à la fin voire même au milieu de plusieurs morceaux, agissant comme autant de ponts ou de refrains. Un choix qui permet également de multiplier les arrangements avec un sens du détail parfois vertigineux, comme par exemple sur la piste 6 qui, entre les premier et deuxième couplets, s’enrichit d’un violon qui vient donner une toute nouvelle envergure au morceau.
« Un Amour Suprême, c’est mon Sergent Pepper Club Band à moi »
Sameer Ahmad
Cet écart affiché se retrouve volontiers du côté de la production textuelle. Alors bien sûr, on ne se refait pas non plus : Ahmad reste Ahmad, et son processus d’écriture est similaire à celui de ses derniers travaux. Toujours cinéphile (« Je n’ai peur que de Dieu et de Candyman »), toujours mélomane (« Le visage de Syd Barrett dans la fumée de ma cigarette »), toujours branché sur HBO (« Tu es Stringer dans The Wire nous sommes Balti-Baltimore ouest »), le montpelliérain reste riche de références et continue de jouir d’un sens de la formule particulièrement affiné. Sa façon de jouer avec les mots et les sons, de relier entre eux des termes contraires ou similaires pour mieux inventer ou réinventer une expression ou un idiome (« En plein été un fait divers a fait la une ») n’a pour ainsi dire pas changé. En revanche, sous les traits de Jovontae, Ahmad a aussi développé une écriture plus fluide, moins rêche et moins découpée que dans un PM où la concision était de mise. Alors qu’un ou deux mots pouvaient auparavant lui suffire à illustrer des idées complexes, on trouve ici beaucoup plus de phrases longues et développées. Les conséquences d’une interprétation qui se veut dans l’ensemble moins grave et moins urgente, plus douce et plus légère, en accord avec la partition sonore. À l’entendre rapper, Ahmad a recouvré via ses personnages une certaine fraîcheur, celle d’une jeunesse rebelle mais toujours bienveillante, héritée de la culture beatnik des années 50. Ce n’est pas un hasard si Jovontae ressemble à un jeune étudiant en tournée Erasmus : il part à la rencontre des Bushmen Australiens, mange des plats coréens, s’envole pour Los Angeles, atterrit sur le sol d’une réserve indienne avant de faire « le grand saut » entre la Jordanie et l’Etat du Mississippi. Cette ouverture sur le monde semble être une réponse directe à un besoin d’évasion, celui-là même ressenti par Ahmad lors des premiers essais post-PM. Finalement, Un Amour Suprême n’est autre que le réceptacle idéal de toute de la liberté créatrice d’un artiste, trop large sans doute pour n’être contenue qu’à l’intérieur de lui-même.
Sans fard, Ahmad a choisi de révéler aux auditeurs la vraie nature de son projet dès la sortie du premier extrait vidéo (à retrouver un peu plus bas). Une fois le teasing terminé, inutile en effet de continuer à brouiller les pistes ou à faire semblant : l’un comme l’autre, les deux personnages ne sont pas le plus important. Ce qui compte, c’est ce qu’ils apportent, c’est la matière qu’ils lui donnent à travailler, c’est cette vieille culture Apache, cette ambiance hippie, désinvolte mais concernée, dans laquelle baignent les écrits de Jovontae. Et si l’on ignore encore tout du Ezekiel EP, on peut d’ores et déjà se risquer à dire qu’il sera sans doute similaire dans l’approche, mais différent dans le ton adopté. Le couplet de son personnage, plus brut et plus sec (« Je joue le jeu, me dis que c’est la faute de Dieu, faute de mieux »), sur la deuxième piste du EP de son camarade, va en tout cas dans ce sens. En l’état, cette première sortie d’Un Amour Suprême – car si un seul personnage est aux commandes, rappelons que c’est bien le patronyme du groupe qui siège en nom d’artiste – remplit déjà son rôle le plus essentiel. À savoir offrir à Ahmad une nouvelle marge de manœuvre, suffisamment généreuse pour lui permettre d’amener une vraie belle proposition artistique. La beauté et la générosité. Voilà sans doute deux qualificatifs adéquats pour celui qui, dans un élan de candeur magnifique, présentait quelques mois plus tôt son duo d’avatars avec les mots suivants : « Loin de ceux & celles qui pensent faire « bien » au nom de Dieu, et ceux & celles qui pensent faire « bien » au nom de la laïcité, il y a Un Amour Suprême. »
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