N’Dji, la beauté du geste
Portrait

N’Dji, la beauté du geste

Après dix ans de rap, le rappeur de l’ouest réunionnais continue de perfectionner sa formule.

La rencontre a lieu au studio Reczone, à Saint-Gilles les Hauts, dans l’ouest de l’île de La Réunion. Le quartier est inattendu. À quelques centaines de mètres du « village artisanal » de l’Éperon, repaire de touristes métropolitains, la case où vit et enregistre N’Dji est, comme il dit, situé dans un coin « malbar ». En créole, malbar désigne la communauté tamoule, issue des « engagés » d’Inde, main d’œuvre recrutée à bas coût pour remplacer les esclaves, après l’abolition. Ce qui ne déplaît pas au rappeur : ses voisins répètent les cérémonies religieuses hindoues au son des tambours, et sont donc moins regardants lorsqu’il fait ses sessions d’enregistrement rap. Le déménagement est récent, mais le studio est bien installé : au milieu des portails surmontés de sculptures d’éléphants, N’Dji, à l’aise, donne l’impression d’avoir trouvé sa place.

 


Trouver sa place

La sérénité qu’affiche N’Dji est le résultat d’un chemin. Lorsqu’il revient sur ses années d’apprentissage de rap, au début de la décennie 2010, N’Dji souligne à la fois l’émulation liée à la « compétition saine » avec ses potes de rap et le souvenir d’une époque « difficile » où il en « avait gros sur la patate. » L’obsession rap était un moyen de ne « penser à rien d’autre que l’activité que j’étais en train de faire », explique-t-il. Une première définition de son rap se dessine : comme un sportif, N’Dji a un besoin vital, d’exercice, de répétition, de maîtrise (« on se levait rap, on se couchait rap »). Il ne s’exerce pas seul, cependant, comme un sportif, il façonne son art au contact des autres. 

À cette époque il rappe en français, notamment avec Eskro, qu’il rencontre à la fac : « il était en licence de droit, moi en STAPS, on se captait sous le kiosque. » Dix ans après, il parle encore avec enthousiasme d’un rappeur qui a marqué toute une génération d’auditeurs réunionnais par ses fulgurances : « C’était l’homme à abattre, à côté, nous, on tricotait. » De « Clapz » (2014) à « Dans l’bob » (2019), en passant par un freestyle sur l’instrumental de « Pousse ça à fond » de Puzzle (2016), les deux rappeurs affûtent leurs rimes et leur flow, grâce à une émulation qu’il est facile de percevoir en tant qu’auditeur.

C’est aussi à cette époque qu’il trouve sa langue, la clé de son style. À la différence d’Eskro, N’Dji opte très tôt pour le créole. Dans une série de freestyles produits par Foloma, qu’il intitule « CéfranKréol », il marie progressivement les deux langues, pour rapper, petit à petit, exclusivement en créole. « Je rappais en français parce que j’écoutais du rap français, mais le truc qui me faisait le plus vibrer c’était de parler en créole. » Le passage au créole relève de son instinct, pour deux raisons. La première est son histoire familiale : il est né d’une maman « zorey », et d’un père  « cafre d’Afrique ». « Quand t’es métis, t’es étranger partout », résume-t-il. Il ajoute une phrase entendue dans la bouche de son père : « Vous [N’Dji et sa mère], ça va, mais nous on n’est pas de la bonne couleur ». Rapper en créole, c’est assumer d’être, aussi, de la « mauvaise » couleur. Dans « Malik Unia » (sur Conso Pers’ en 2022), il trouvera la formule juste pour dire cette expérience : « Papa kaf, maman zorey, on se parle mal comme des humains, on apprend de nos erreurs. »

Une seconde prise de conscience détermine ce choix, celle de sa légitimité : « Moi, j’ai grandi ici. Toute ma jeunesse, c’était ici. Mes potes c’est des créoles. Tous, on est des créoles. Chez moi ça parle français par contre. Mais ma vie en dehors c’est des créoles, donc ma vie de rap, de ce que je parle, de mon quotidien, ça peut pas être différent de ce que je vis. » Après avoir commencé, avec Eskro, par rapper, avec méthode, en français, le choix du créole permet à N’Dji d’affirmer sa personnalité de rappeur.

« Je rappais en français parce que j’écoutais du rap français, mais le truc qui me faisait le plus vibrer c’était de parler en créole. »

Perfectionner son geste

Le créole lui offre les avantages d’une langue « plus chantante », et plus immédiate. Grâce à cette langue, il tient ensemble son besoin de maîtrise et son instinct de création. L’équilibre ainsi trouvé est illustré à merveille dans deux titres qui se font écho : « Salto Costal » (sur 250 Bars en 2020), et « Rondade Salto » (sur Karma-sutra en 2023). Le mot même,  « salto », plaît à N’Dji pour sa façon de sonner, et pour la comparaison qu’il établit entre ce geste acrobatique et la technique dans le rap. « Aujourd’hui, tout le monde fait des saltos arrière sur les morceaux. Ce qui compte c’est pas celui qui fait le plus de saltos arrière, c’est celui qui fait le plus beau », explique-t-il, et la comparaison avec la technique dans le rap lui vient facilement :  « il y a des gens qui le font en mode démonstration, il y a des gens qui le vivent », et de citer Sinik en premier, nom peut-être moins attendu dans ce registre que ceux d’Alpha Wann et Lefa qu’il donne aussi en exemple.

Chez N’Dji, amour du sport et amour du rap se confondent. L’un vient prolonger l’autre : « avant que je fasse du rap, il n’y avait que quand je faisais du sport que je ne pensais à rien d’autre. » Il cite un sport qu’il a observé sans le pratiquer, le moringue, la lutte que pratiquaient les esclaves, sans porter leurs coups, pour que les maîtres n’y voient pas un entraînement à la révolte. Ce qu’il y trouve c’est un mélange de « combat », de « rythmique », de « sport ». Trois mots qui pourraient qualifier son rap.

Le morceau « Rondade Salto » est à l’image du geste du titre : résultat d’un travail acharné combiné à un moment de grâce. Écrit d’une traite, le morceau sonne étrangement local, en raison de son instru aux « guitares gitanes », comme dit N’Dji. En 2’58 », le rappeur peint par petites touches, la fausse simplicité de la vie réunionnaise. La couleur locale ( « roule un kamas au Maïdo ») et la fierté ( « la Rényon sa nou sa té ») résonnent avec les protestations contre le « RSA-SPA » sur le pont du morceau. Mais le morceau existe surtout par le déchaînement d’énergie du rappeur, qui célèbre sa propre habilité, sportive et musicale, avec désinvolture : « Mon corps i pèt’ »« la cuisse est tressée comme Cristia Ronaldo »

« Avant que je fasse du rap, il n’y avait que quand je faisais du sport que je ne pensais à rien d’autre. »

« Mi n’a trop de choses à dire mwin » : les racines, le cœur

La facilité serait de cantonner N’Dji à ce registre, la peinture douce-amère d’un style de vie. « Check la vibe des colonies » lance-t-il sur « Vieux Loups ». Et, pour mieux marquer la différence, il s’en prend sur « Marginal » à la « manie française », à laquelle il préfère la « culture étrangère ». Il confesse cependant, avec un regret, qu’il « machine beaucoup » pour ses morceaux, qu’il aimerait avoir plus de spontanéité. C’est un paradoxe connu : pour rapper au plus proche de sa vie, il a dû acquérir une maîtrise dont il aimerait maintenant se débarrasser pour être plus spontané. « Mon but c’est de foutre des images dans la tête des gens, des images de jeunes locaux », affirme-t-il.

N’Dji sait s’entourer. Après Eskro, deux partenaires ont joué le rôle de déclencheurs pour la nouvelle version de son rap. Le premier est Pablo FDS,  « il est très “racines” » explique N’Dji. Sur le refrain de « Laisse Monter », Pablo retrouve la veine du maloya, en chantant  « I fo nou ret la minm » / « mi té veu ke ou té ret la mienne » (« il faut qu’on reste les mêmes »/ « je voulais que tu restes la mienne »). Difficile de ne pas penser à la chanson d’Alan Peters, père fondateur de la musique réunionnaise, « Rest’ la Maloya (rest’ la minm) ». Au contact de Pablo, N’Dji cultive une identité qui transparaît désormais dans l’image la plus discrète : « mi veu pa finir a ter kom in mang’ gisant », qu’on peut traduire, difficilement, par « je veux pas finir à terre comme une mangue tombée de l’arbre », sur « Cartouche ». C’est aussi visible dans la reprise de proverbes : « les coqs qui parlent peu ne finissent pas en massalé » sur “Vieux Loups”. Il travaille la faille que son père lui indiquait, comme si se sentir étranger partout le poussait à la recherche de racines créoles.

La dernière inflexion dans son rap ne vient pas d’un partenaire rappeur. Sur les morceaux qu’il partage avec la chanteuse Sueilo, avec qui il a collaboré trois fois, N’Dji trouve la spontanéité voulue. « Mi n’a trop de choses à dire mwin », rappe-t-il en ouverture du morceau (« J’ai trop de choses à dire »). « Ça veut dire que je déborde », explique-t-il. Pour lui, ce morceau est le moment où il s’autorise à « laisser la place au cœur » et il ne craint pas d’en dire trop. Il assume chercher « l’intensité » avec son public.

N’Dji voit l’avenir avec sérénité. Le label Reczone, qui compte déjà le rappeur de Saint-André Lenzo, et la chanteuse Sueilo, accueillera bientôt une nouvelle recrue. Le studio est booké. Et il planche déjà sur un nouveau projet. À plusieurs reprises au cours de l’entretien, N’Dji a répété qu’il se sentait bien, et a fait allusion à la stabilité de sa situation. Sérénité, intensité, entraînement : N’Dji est toujours à l’affût du beau geste.

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